Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »

Chronique de la Cour

La Cour de Justice des Communautés européennes a rendu le 5 octobre 1994 un arrêt dans lequel elle se prononce une nouvelle fois sur la question de la libre circulation des ressortissants turcs dans la Communauté.

Dans cette affaire, une ressortissante turque, Mme Eroglu, avait rejoint, en 1980, à l’âge de vingt ans son père qui travaillait en Allemagne depuis déjà quatre ans. Après avoir suivi des études universitaires jusqu’en 1987, elle avait été amenée, dans le cadre de la préparation d’un doctorat, à effectuer un stage en entreprise.

Pendant toute cette période, elle avait bénéficié dans un premier temps d’un titre de séjour portant mention « étudiant » renouvelé tous les ans puis, à partir de 1989, d’autorisations de séjour mentionnant « activité de stagiaire » assorties d’autorisations de travail correspondantes. En 1992, alors que Mme Eroglu avait sollicité le renouvellement de son permis de séjour pour continuer à exercer une activité professionnelle en Allemagne, les autorités compétentes le lui avaient refusé au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions prévues par la décision n° 1/80 du Conseil d’association CE/Turquie qu’elle invoquait.

Dans son arrêt du 5 octobre 1994, la Cour de justice apporte des précisions sur la façon dont les États doivent appliquer les articles 6 et 7 de cette décision.

L’article 6 §1 prévoit les droits dont doivent bénéficier les travailleurs turcs en fonction de leur durée d’occupation d’un emploi régulier dans l’État membre où ils résident : après un an d’emploi régulier, le travailleur a droit au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur ; après trois ans d’emploi régulier, et sous réserve de la priorité accordée aux ressortissants communautaires, il peut répondre à une offre d’emploi faite par un employeur de son choix dans la même profession ; après quatre ans d’emploi régulier, il a droit au libre accès à toute activité salariée de son choix.

Mme Eroglu avait invoqué la première de ces dispositions alors qu’elle avait travaillé dans une entreprise pendant plus d’un an puis avait changé d’employeur pendant dix mois et devait être réembauchée dans l’entreprise initiale au moment de sa demande de titre de séjour.

La Cour a interprété cette disposition de façon restrictive, en indiquant qu’elle ne visait qu’à « garantir la seule continuité de l’emploi au service d’un même employeur ». Dès lors, le renouvellement du titre de séjour après une année d’emploi en situation régulière ne pourra être acquis que si le travailleur n’a pas changé d’employeur.

Concernant l’article 7 de la décision, la Cour de justice a donné une interprétation suffisamment large pour permettre aux membres de famille qui remplissent certaines conditions d’accéder au marché de l’emploi.

L’article 7 s’adresse en effet :

  • d’une part, aux membres de famille entrés dans le cadre du regroupement familial (qui doivent avoir accès au marché du travail sous réserve de la priorité accordée aux travailleurs communautaires après trois ans de résidence régulière ou sans restrictions après cinq ans sans résidence régulière),
  • d’autre part, « aux enfants de travailleurs turcs ayant accompli une formation professionnelle dans le pays d’accueil (...), indépendamment de leur durée de résidence dans cet État membre, à condition qu’un de leurs parents ait exercé un emploi dans l’État membre intéressé depuis trois ans au moins ».

Contrairement à la pratique des autorités allemandes qui imposaient aux jeunes ressortissants turcs entrant dans la deuxième catégorie d’être venus au titre du regroupement familial, la Cour a clairement dissocié les deux situations. Elle déclare ainsi que le motif pour lequel un droit d’entrée et de séjour a été initialement accordé n’a pas à être pris en considération et que le fait que ce droit n’ait pas été accordé en vue du regroupement familial « mais, par exemple, à des fins d’études, n’est pas dès lors de nature à priver l’enfant d’un travailleur turc » des droits qui lui sont conférés par l’article 7.

On ne peut qu’en conclure que l’enfant d’un travailleur turc exerçant depuis trois ans au moins dans un État membre doit être autorisé à travailler et donc à séjourner dans cet État quels que soient son âge, le motif pour lequel il y est venu (touriste, visiteur...) et sa propre durée de résidence dans cet État dès lors qu’il y aura accompli une formation professionnelle, sans là encore que des exigences de durée ou de fond ne soient imposées.

Rappel concernant l’accord CE/Turquie



Les ressortissants turcs bénéficient d’un statut juridique privilégié dans la Communauté : s’ils ne sont pas ressortissants communautaires au sens strict, l’accord d’association entre la CE et la Turquie et les textes pris pour son application leur confère un statut comparable.

Lorsqu’un ressortissant turc rencontre des difficultés pour renouveler un titre de séjour, un premier réflexe doit donc consister à examiner sa situation au regard de ces dispositions et à s’y référer, dès le recours envoyé à la préfecture.

Les textes les plus importants sont les suivants :

  • l’article 12 de l’accord d’association du 12 septembre 1963, qui dispose que les parties contractantes feront référence aux articles relatifs à la libre circulation et au droit d’établissement des ressortissants communautaires pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre la CE et la Turquie ;



  • le titre 2 du protocole additionnel à l’accord et notamment l’article 36 qui prévoit que « la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la Turquie sera réalisée graduellement (...). Le Conseil d’association (composé des représentants des États membres, du Conseil et de la Commission des Communautés et de la Turquie) décidera des modalités nécessaires à cet effet » ;



  • les décisions déjà adoptées par ce Conseil d’association dont deux concernent le droit au séjour : la décision n° 2/76 du 20 décembre 1976 qui établit une priorité sur le marché de l’emploi aux travailleurs turcs par rapport aux ressortissants provenant d’États tiers à la Communauté et la décision n° 1/80 du 19 septembre qui vise à améliorer le régime accordé à ces travailleurs.



La Cour de justice a déjà rendu plusieurs arrêts de principe portant sur le fait d’une part que les décisions du Conseil d’association CE/Turquie font partie de l’ordre juridique communautaire [1], et d’autre part que les particuliers peuvent invoquer directement leurs dispositions pour faire reconnaître leurs droits auprès des administrations puis devant les juridictions nationales [2] ; ces deux arrêts sont commentés dans Plein droit n° 20, pp. 34-35.





Notes

[1Arrêt du 30 septembre 1987, Demirel (affaire C-12/86, recueil p. 3719)

[2Arrêts du 20 septembre 1990, Sevince (affaire C-192/89, recueil p. I-3497) et du 16 décembre 1992, Kus, (affaire C-237/91, recueil p. I-6807).


Article extrait du n°26

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Dernier ajout : vendredi 13 juin 2014, 18:33
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