Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »

Discriminations peu constitutionnelles

En juillet 1993, après le vote de la loi Pasqua relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, le Gisti avait transmis au Conseil constitutionnel, saisi par des députés, un argumentaire sur la constitutionnalité de la loi, dans lequel il analysait les nombreuses dispositions portant atteinte à des droits fondamentaux. Bien que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 août 1993, ait rappelé que « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République », il n’a que peu suivi les arguments développés par le Gisti et globalement accepté l’énorme régression que représente cette loi en matière de droit des étrangers. Cet argumentaire a été diffusé en son temps. Il nous a paru néanmoins important de reproduire ici le chapitre consacré à la sécurité sociale.

Les articles 36 et 40 de la loi du 24 août 1993 apportent une série de modifications convergentes au code de la sécurité sociale et au code de la construction et de l’habitation en subordonnant à la régularité du séjour en France : l’affiliation à la sécurité sociale ; l’attribution d’un avantage d’invalidité d’une part, d’un avantage vieillesse d’autre part ; la possibilité d’avoir droit et d’ouvrir droit aux prestations d’assurance maladie, maternité et décès, la condition de régularité du séjour étant également exigée des ayants droit majeurs ; le bénéfice de l’assurance veuvage pour le conjoint survivant ; le versement de l’allocation de logement et de l’aide personnalisée au logement.

L’ensemble de ces dispositions a pour objet et pour effet de dénier désormais tout droit aux prestations de sécurité sociale à une personne en situation irrégulière. Elles encourent deux types de critiques : d’une part la liaison du droit à la sécurité sociale à la régularité du séjour contredit les principes fondamentaux du droit de la sécurité sociale qui sont également rappelés par les grandes conventions internationales en la matière, et conduit à priver de couverture sociale une partie importante de la population résidant en France ; d’autre part cette liaison aboutit, comme on va le montrer, à remettre en cause des droits régulièrement acquis, quand elle n’a pas des conséquences purement et simplement spoliatrices pour les personnes qui ont cotisé.

En liant rigoureusement le droit à la sécurité sociale à la régularité du séjour, le législateur remet en cause les fondements mêmes de notre système de sécurité sociale qui vise, au contraire, à assurer la plus large couverture sociale possible à toute la population vivant sur le territoire français, et contredit par là même les principes posés par le Préambule de 1946 qui rappelle que « la nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé [et de] la sécurité matérielle ».

Les dispositions de la loi privent en effet de couverture sociale non seulement des personnes qui sont entrées en France irrégulièrement et qui n’ont aucun droit à s’y établir – des « clandestins » au sens strict – mais aussi des personnes établies en France de façon stable, ou ayant vocation à s’y établir ou à y demeurer en raison de leurs attaches familiales ou personnelles dans ce pays.

Destinés à rester en France

Sont en effet concernées par ces dispositions :

  • des personnes qui ont été affiliées à la sécurité sociale alors qu’elles étaient en situation régulière et qui seront désaffiliées dès l’instant où elles ne parviendront pas, pour une raison ou pour une autre, parfois faute seulement d’avoir pu réunir à temps les papiers nécessaires, à obtenir immédiatement le renouvellement de leur titre de séjour. Concrètement, cela signifie que les difficultés relatives au séjour auront des répercussions immédiates sur les prestations dues soit à l’assuré lui-même, soit à ses ayants droit. Et ceci contrairement au principe général du droit de la sécurité sociale selon lequel les personnes qui cessent de remplir les conditions d’affiliation – parce qu’elles sont privées d’emploi par exemple – bénéficient, ainsi que leur famille, du maintien de leurs droits pendant un an.
  • des personnes qui ont des attaches personnelles ou familiales en France, souvent juridiquement inexpulsables, mais qui ne parviennent pas pour autant à régulariser leur situation. Dans le cadre du nouveau dispositif mis en place par la loi, le nombre de ces personnes va se trouver considérablement accru : tels les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans hors regroupement familial, tels encore les conjoints de Français ou les parents d’enfants français auxquels seront opposés l’entrée ou le séjour irréguliers pour leur refuser le titre de séjour auquel ils auraient normalement droit.
  • des enfants mineurs, y compris de nationalité française. En effet, si un amendement adopté par l’Assemblée nationale a pris soin d’exclure de la condition de régularité du séjour les ayants droit mineurs d’un assuré social, ils suivront nécessairement la condition de l’assuré dont ils sont les ayants droit si celui-ci est désaffilié ; et cela quand bien même les enfants de cet assuré de nationalité étrangère auraient, eux, la nationalité française…
  • des personnes majeures de nationalité française, à savoir les conjoints français qui sont les ayants droit d’assurés étrangers et qui perdent leurs droits en même temps que l’assuré.

Des engagements ignorés

La subordination du droit aux prestations sociales à une condition de régularité du séjour contredit non seulement les principes fondamentaux du droit français de la sécurité sociale mais aussi les engagements internationaux de la France, et notamment :

  • la Convention n° 118 de l’OIT concernant l’égalité de traitement des nationaux et des non-nationaux en matière de sécurité sociale, sans condition de résidence. Cette convention a une portée obligatoire à l’égard de tous les États l’ayant ratifiée pour chaque branche concernée ; elle s’applique donc à l’heure actuelle dans les rapports de la France avec la quarantaine d’États qui l’ont également ratifiée, notamment la République centrafricaine, la Guinée, Madagascar, la Tunisie, la Turquie, le Zaïre. Mais il ne fait guère de doute que cette Convention, parce qu’elle a une visée universelle, exprime un principe général du droit international en matière de sécurité sociale dont la portée dépasse le champ d’application dans les rapports entre les États qui l’ont ratifiée.
  • la Convention sur les droits de l’enfant. Cette convention reconnaît à tout enfant le droit de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux. Dans tous les cas, les États doivent aider les parents à mettre en œuvre ces droits en leur offrant, en cas de besoin, une assistance matérielle. En privant les parents du droit à la sécurité sociale et à l’aide sociale, la loi compromet la jouissance de ces droits par les enfants.
  • le Traité de Rome. S’agissant des ressortissants des États membres de la communauté européenne et des membres de leur famille quelle que soit leur nationalité, la condition de résidence régulière est contraire au Traité de Rome et aux règlements relatifs à l’application des régimes de sécurité sociale et à la libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté, puisqu’elle interdit toute discrimination par rapport aux nationaux. On sait par ailleurs que la détention d’un titre de séjour n’est pas, pour les ressortissants des États membres, une condition de la régularité de leur séjour et que ce titre a une simple valeur déclarative : on ne saurait dès lors, dans leur cas, subordonner l’affiliation à la sécurité sociale ou le versement de prestations à la production d’un titre de séjour.
  • les accords de coopération et d’association conclus par la Communauté avec l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Turquie, dont la Cour de Luxembourg a reconnu qu’ils étaient d’applicabilité directe [1]. Ces accords posant le principe d’égalité entre les travailleurs des États membres et ceux de ces pays en matière de sécurité sociale, les bénéficiaires de ces conventions sont assimilés en matière de protection sociale à des ressortissants des États membres. Ce principe, qui exclut donc toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux ressortissants des États membres, et par voie de conséquence par rapport aux nationaux, dans le domaine de la sécurité sociale, a été confirmé par la Chambre sociale de la Cour de cassation [2]. Dans la mesure où les ressortissants de la Communauté ne peuvent, comme on l’a vu, se voir opposer l’absence de titre de séjour, il en résulte que l’exigence de régularité du séjour ne peut pas non plus être imposée aux ressortissants de ces quatre États.

Le Conseil constitutionnel lui-même a rappelé, dans sa décision du 20 janvier 1990, que si le législateur a le droit de prévoir des dispositions spécifiques applicables aux étrangers, c’est à condition de respecter les engagements internationaux de la France.

Tel n’est pas le cas en l’espèce. Dans le cas présent, de surcroît, on peut estimer que les conventions internationales que l’on vient de citer expriment, en raison de leur généralité et du caractère concordant de leurs dispositions, un principe général et fondamental du droit international selon lequel un État ne peut subordonner le droit à la sécurité sociale à l’exigence de la régularité du séjour sur son territoire, surtout lorsqu’il s’agit de prestations contributives dues en contrepartie de cotisations. Et s’il existe bien un principe général du droit international en ce sens, on concevrait mal de ne pas interpréter notre Constitution à la lumière de ce principe.

Atteinte aux droits acquis et violation du principe d’égalité

En privant les personnes en situation irrégulière de leur droit à des prestations contributives, la loi permet, et même impose la remise en cause de droits régulièrement acquis, qui peut aboutir dans certains cas à une véritable spoliation des intéressés. Dans la mesure où seuls les étrangers sont visés, alors qu’ils ont cotisé dans les mêmes conditions que les nationaux, la loi viole de surcroît le principe d’égalité.

En matière de sécurité sociale, en effet, la plupart des prestations – et tel est le cas de celles qui sont explicitement refusées par les dispositions de la loi examinées ici aux étrangers en situation irrégulière – sont la contrepartie des cotisations versées par les intéressés et leurs employeurs. Faire dépendre le bénéfice de ces prestations de la régularité du séjour, c’est d’abord mêler de façon bien inopportune police et protection sociale, mais c’est aussi engendrer des conséquences iniques, dont le législateur n’a peut-être pas bien pris conscience lorsqu’il a adopté les dispositions contestées.

Il convient, pour faire apparaître ces conséquences inéquitables, de distinguer plusieurs hypothèses ou cas de figure. On peut d’abord évoquer le cas, relativement simple, de ceux qui, étant en situation irrégulière, n’auront jamais pu s’affilier à la sécurité sociale : n’ayant jamais cotisé, ils n’auront pas acquis de droits aux prestations.

Il y a ensuite le cas de ceux qui, quoique en situation irrégulière, auront été affiliés à la sécurité sociale sous le régime antérieur : le législateur a expressément prévu pour eux le maintien des droits acquis, puisque l’article 41 de la loi prévoit que « demeurent acquis les droits à prestations ouverts […] à raison de cotisations versées avant l’entrée en vigueur de la loi ».

De véritables spoliations

Mais dans deux autres cas au moins l’atteinte portée à des droits acquis est évidente, pour ne pas dire aveuglante.

Il y a en premier lieu l’hypothèse où des cotisations auront été versées – après l’entrée en vigueur de la loi – pendant une période où l’intéressé était, momentanément ou durablement, en situation irrégulière. Une telle situation risque de se produire fréquemment, malgré l’obligation faite aux organismes de sécurité sociale de vérifier périodiquement la régularité du séjour des assurés, dans la mesure où, à moins de connecter directement les fichiers de la sécurité sociale avec les fichiers des étrangers – ce que jusqu’à présent personne n’a osé proposer –, il sera matériellement impossible pour les caisses, alors qu’elles ont à gérer des centaines de milliers d’assurés, de détecter à temps les assurés étrangers en situation irrégulière. Par la force des choses, des cotisations seront donc encaissées de la part de personnes en situation irrégulière. Les vérifications seront plus vraisemblablement faites au moment du versement des prestations : s’il s’avère que la personne est en situation irrégulière à ce moment-là, ce versement lui sera alors refusé.

Mais on peut aussi imaginer des situations plus complexes, où une personne est en situation régulière au moment où elle demande à bénéficier d’une prestation, mais n’a pas toujours été en situation régulière pendant la période de versement des cotisations. Il faudra alors, en toute rigueur, faire un sort différent aux cotisations versées selon qu’elles l’ont été alors que l’assuré était en situation régulière ou qu’il ne l’était pas ! Sans même parler des formalités sans fin qui découleront de ces vérifications et qui retarderont d’autant le versement des prestations, il est clair que les cotisations versées par l’assuré pendant la période où il était en situation irrégulière, et dont il n’est pas prévu la restitution, l’auront été en pure perte, ce qui équivaut bien à une spoliation pure et simple.

Plus caractéristique encore est l’hypothèse où l’assuré a versé des cotisations pendant des années, alors qu’il était en situation parfaitement régulière, mais n’a plus de titre de séjour au moment où il souhaite bénéficier d’une prestation (le même raisonnement s’applique au conjoint survivant qui ne peut, faute de titre de séjour, bénéficier de l’assurance-veuvage).

L’exemple de la pension de vieillesse ou d’invalidité est le plus frappant, puisque, si le système mis en place par le législateur entre en vigueur, quelqu’un pourra avoir cotisé pendant toute sa vie de travail et se voir à la fin du compte refuser le bénéfice d’un droit régulièrement acquis comme contrepartie des cotisations versées, au seul motif qu’il n’a plus de titre de séjour. S’il est couvert par une convention bilatérale qui autorise la liquidation de la pension depuis le pays d’origine – ce qui est le cas d’une majorité d’étrangers, mais pas de tous –, il pourra certes retourner dans son pays d’origine pour demander la liquidation de sa pension, de sorte qu’on ne pourra plus lui opposer l’irrégularité de sa situation en France. Mais s’il n’est pas couvert par une convention – ce qui est le cas, par exemple, des Zaïrois ou des ressortissants des pays d’Amérique latine, ou encore si, pour une raison ou pour une autre, il se trouve dans l’impossibilité absolue de retourner dans son pays, l’obligation de liquider la pension depuis la France rendra la situation sans issue : là encore, l’effet confiscatoire des dispositions critiquées est incontestable.

En ce qui concerne l’assurance maladie et maternité, où le bénéfice de certaines prestations est immédiat au lieu d’être reporté dans le temps, l’effet confiscatoire, pour être moins accentué, n’en sera pas moins réel. L’assuré et ses ayants droit bénéficieront, certes, des prestations aussi longtemps qu’ils sont en situation régulière ; mais celles-ci cessant de leur être versées au moment où ils n’ont plus de titre de séjour, ils n’auront pas droit non plus à l’année de prolongation à laquelle a droit tout assuré social ; de sorte qu’il y aura ici aussi atteinte aux droits que l’assuré a acquis par ses cotisations. En refusant le bénéfice d’une prestation à une personne qui a cotisé suffisamment pour y avoir vocation, parce qu’au moment où elle en demande le bénéfice elle est dépourvue de titre de séjour, les dispositions de la loi permettent là encore une atteinte à des droits régulièrement acquis.

Cette atteinte aux droits acquis est de surcroît discriminatoire. En effet, alors qu’étrangers et nationaux se trouvent placés dans des situations identiques et soumis aux mêmes obligations en ce qui concerne les cotisations qu’ils versent, ils se verront traités différemment s’agissant des prestations versées. Les dispositions litigieuses violent par conséquent le principe d’égalité. L’objection qui consisterait à prétendre que les étrangers en situation irrégulière ne peuvent se réclamer de l’application du principe d’égalité – à la supposer valable dans certains domaines – est ici dépourvue de pertinence, s’agissant de prestations contributives qui sont la contrepartie de cotisations régulièrement versées par les intéressés.

Le Gisti attaque les décrets sécurité sociale



Le Gisti a décidé de déférer à la censure du Conseil d’État les deux décrets pris le 21 septembre 1994 en matière de protection sociale, en application de la loi Pasqua.

Son argumentation est double :

  • D’une part, reprenant les principaux éléments de l’analyse qu’il avait développés dans son argumentaire au Conseil constitutionnel, il rappelle que la réforme entraîne de nombreuses violations de principes fondamentaux, tirés du préambule de la Constitution, des engagements internationaux de la France, et des accords passés par la Communauté avec certains États tiers (voir ci-contre).
  • D’autre part, il relève que les décrets violent le code de la sécurité sociale et la loi du 24 août 1993 elle-même, et sont en contradiction avec la décision du Conseil constitutionnel, par leur silence dans deux domaines :
    • ils omettent de rappeler que le maintien des droits aux prestations est de droit pendant un an après la cessation de la situation qui les a fait naître ;
    • ils ne prévoient pas, contrairement aux recommandations du Conseil constitutionnel, comment un étranger, rentré dans son pays avant l’âge de la retraite, pourra prétendre au droit au séjour en France pour obtenir la liquidation des droits qu’il aurait acquis.




Notes

[1Arrêt du 31 janvier 1991 (Office national de l’emploi c/Kziber, affaire 18/90)

[2Arrêt du 7 mai 1991, Mazari c/CPAM de Grenoble.


Article extrait du n°26

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Dernier ajout : vendredi 13 juin 2014, 14:17
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