Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »
De la violation des droits à la délation
Docteur Noëlle Lasne
Coordinatrice nationale Mission France de Médecins sans frontières
Le droit à l’aide médicale est aujourd’hui reconnu dans les textes de loi pour tous les étrangers résidant en France, quelle que soit leur situation au regard du séjour. L’article 186 du code de la famille et de l’aide sociale est très clair à ce sujet : il prévoit le cas des étrangers en situation régulière et celui des étrangers sans titre de séjour résidant en France depuis plus de 3 ans (accès à l’aide médicale totale), ou résidant depuis moins de 3 mois (accès à toutes les consultations et prescriptions hospitalières).
Malgré ces textes, la plupart des services d’aide sociale, avec la complicité des conseils généraux et des préfectures, se refusent à reconnaître ce droit à l’aide médicale. Celui-ci ne s’obtient alors le plus souvent que sur pression associative.
Le principal motif de refus rencontré est donc bien évidemment « absence de séjour régulier ». Ce n’est cependant pas le seul. Et le classique « ressources invérifiables » permet à de nombreux départements de rejeter l’aide médicale hospitalière. C’est le cas du département de Paris dans l’exemple cité [1] : exclu de soins et atteint d’une pathologie lourde, ce patient finit effectivement par être hospitalisé. La discontinuité des soins entraîne des hospitalisations longues, répétées, coûteuses. Ce qui est coûteux ici, ce ne sont pas les soins, mais l’exclusion des soins.
En effet, en situation irrégulière, ce patient n’a pas le droit de travailler ; ses ressources sont inexistantes. Le plus souvent, ces personnes vivent de colis alimentaires, se déplacent à pied, souffrent de la faim en permanence. N’importe quelle enquête réalisée par le bureau d’aide sociale peut mettre en évidence cette absence de ressources. Pourtant, ce malade a été jugé suspect de disposer de ressources occultes lui permettant de prendre en charge intégralement trois mois et demi d’hospitalisation, ce qu’aucun assuré social salarié ne peut payer (rappelons qu’une journée d’hospitalisation en médecine interne coûte environ 3 000 F.).
En tout état de cause, la créance incriminée ici est une créance recouvrable auprès des services de l’aide sociale, pour peu que l’on fasse jouer l’aide médicale hospitalière dont peuvent bénéficier tous les étrangers résidant en France.
Par ailleurs, le recouvrement des créances dites irrécouvrables des hôpitaux publics est l’affaire des services des frais de séjour et du Trésor public.
Or, aujourd’hui, il semble que cela entre également dans les attributions des préfectures. Une gestion policière de la santé est inaugurée, comme en atteste une lettre signée du préfet du Val-d’Oise qui précise : « une autorisation provisoire de séjour pourra lui être octroyée pour lui permettre de poursuivre ses soins [le préfet n’ignore donc pas que les soins ont été interrompus] dès qu’il aura réglé la totalité des frais d’hospitalisation (...) et qu’il pourra justifier d’une assurance volontaire (...) ».
Voici donc établie la dette d’une personne sans ressource : d’un pauvre, on fait un débiteur. Voici donc entériné l’arrêt des soins : d’un malade, on fait un condamné, coupable sans avoir été jugé, poursuivi pour une créance fabriquée de toute pièce, avec suspension de toute possibilité de faire régulariser sa situation. Quant à l’adhésion à une assurance volontaire, le préfet du Val-d’Oise n’ignore probablement pas qu’elle n’est possible qu’avec un titre de séjour...
Ce malade fait, de surcroît, l’objet d’un échange d’informations entre les différents services « préfecture/gestion hospitalière » qui communiquent à son sujet : la préfecture de police prend en charge la gestion comptable de l’hôpital...
La violation des droits, c’est aussi la violation du secret médical, qui témoigne de la circulation d’informations entre les différentes administrations concernant les étrangers sans titre de séjour. Comme, par exemple, cette convocation au service des étrangers de la préfecture du Val-de-Marne qui mentionne « veuillez vous munir d’un certificat médical précisant que vous êtes atteint du HIV en phase progressive » (le dossier médical se trouve de toute évidence à portée du personnel administratif). La précision de la formule « en phase progressive » donne à penser que l’information a été communiquée par les médecins eux-mêmes (nous savons, de source sûre, que ce diagnostic n’a pas été donné par le malade).
De la délation passive à la délation active
Nous sommes aujourd’hui au-delà d’une simple violation des droits, certains bureaux d’aide sociale ne se contentant pas de refuser l’instruction d’un dossier d’aide médicale ou de stigmatiser une personne malade en mentionnant son diagnostic. Les étrangers en situation irrégulière sont également « encouragés » à régulariser leur situation : on leur conseille donc de se présenter à la préfecture en toute simplicité pour demander un titre de séjour avant de demander une aide médicale (ceci avait d’ailleurs fait l’objet d’une proposition de loi au parlement en 1992 de la part de Jean-Yves Chamard, député RPR, qui demandait que tout étranger sans titre de séjour puisse être dénoncé lors d’une demande administrative et, en particulier, lors d’une demande d’aide médicale : c’était, en quelque sorte, l’invention de la délation médicale).
Ce mouvement d’accompagnement du bureau d’aide sociale vers les services de la préfecture constitue une forme de délation passive, une sorte d’aide à l’arrestation.
Une arrestation programmée comme celle de cette malade interpellée sans papiers dans la rue, puis, devant être hospitalisée dans les plus brefs délais, à laquelle la préfecture du Val-de-Marne dresse un procès-verbal avant de la laisser partir pour l’hôpital, à charge pour elle « de se présenter, munie de la convocation, (...) dès la sortie de l’hôpital, munie de ses bagages jusqu’à concurrence de 20 kgs, l’éventuel excédent étant à sa charge financière (...) ».
Ainsi, la trajectoire d’une personne étrangère sans titre de séjour et gravement malade est, avant tout, aujourd’hui, une trajectoire policière organisée qui vise en tout premier lieu à son arrestation et à son expulsion.
Cette trajectoire policière peut commencer dans un hôpital public (cas de cette jeune femme enceinte dénoncée par un employé de l’hôpital de Nantes aux services de la préfecture), dans un bureau d’aide sociale, dans un centre de sécurité sociale.
La délation n’est pas une simple violation du droit, elle n’est pas un dysfonctionnement du système ni un effet du hasard : c’est un acte intentionnel et organisé qui se donne les moyens d’atteindre son objectif.
La lettre de délation produite [2] avec l’autorisation de la victime est, à ce titre un chef d’œuvre : « Nous vous informons que X (...) n’assiste plus aux cours depuis deux mois environ. Aussi, (...) avons-nous jugé préférable de vous avertir ». Cette formule s’explique lorsque l’économe de cet établissement privé d’enseignement, l’Institut Pitiot, pour ne pas le nommer, précise : « d’autant plus qu’il possède une carte d’étudiant ». Il s’agit donc de faire retirer sa carte de séjour étudiant à un étranger résidant régulièrement en France du fait qu’il a interrompu sa scolarité. Voilà comment, avec une telle délation, on fabrique un coupable, une personne sans droits, un malade clandestin.
La réponse de la préfecture du Rhône entérine la délation et annonce le retrait du titre de séjour, suivi d’une invitation à quitter le territoire français : c’est une délation réussie.
Les documents auxquels nous avons fait référence n’ont pas été écrits en 1944 mais en 1994. La délation en France a une histoire, une histoire qui n’a pas été commémorée.
Aujourd’hui, la délation est un comportement social favorisé par la législation actuelle sur les étrangers en France. Si elle s’exprime aujourd’hui de façon ponctuelle, du moins à notre connaissance, sa seule apparition est un signe de danger.
Sont directement responsables de ces phénomènes de délation, les responsables politiques qui laissent cette population dans une zone de non-droit, une zone d’inexistence juridique qui les désigne tous, qu’ils soient malades ou mourants, comme des indésirables, voire des criminels que l’on punit de la peine de mort : leur seul statut est celui de futur expulsé.
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