Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »

Du plomb dans l’aile

André Gachet

 
« L’intoxication par le plomb de jeunes enfants constitue un problème de santé publique en France comme dans les autres pays industrialisés » : dans une circulaire du 1er décembre 1993, la direction générale de la santé reconnaît enfin, près de dix ans après la découverte des premiers cas de saturnisme dans la région parisienne et le cri d’alarme lancé à l’époque par un collectif d’associations, qu’il s’agit là d’un problème de santé publique. Elle reste cependant très évasive sur les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre cette intoxication qui touche avant tout les occupants de logements vétustes et insalubres. Malgré les nombreux rapports et enquêtes qui viennent périodiquement rappeler la situation dramatique de certaines familles (cf. Libération du 8/12/94), aucune réflexion d’ensemble n’est menée sur les moyens et les implications d’une lutte à grande échelle contre les intoxications par le plomb.

Le saturnisme est une maladie consécutive à l’intoxication par le plomb. Connue comme maladie professionnelle dans les activités où le plomb ou des produits dérivés sont utilisés, elle est aujourd’hui redécouverte comme une pathologie du logement. L’intoxication est due à l’ingestion de poussières et d’écailles des vieilles peintures au plomb qui recouvrent encore les boiseries et les murs des logements anciens.

Les lois du 20 juillet 1909 et du 10 juillet 1948, les décrets de 1915 et 1948 ont interdit l’utilisation des peintures au plomb comme revêtement intérieur. Pourtant, celles-ci constituent encore aujourd’hui un facteur de maladie. C’est en 1985-1986 que des cas de saturnisme infantile ont été détectés par les équipes de l’hôpital Trousseau.

Les enfants de moins de six ans sont victimes de cette intoxication pour plusieurs raisons. Ils portent facilement la main à la bouche et, de ce fait, ingèrent des quantités notables de plomb contenu dans les poussières de leur environnement ou les écailles de peinture. De même, l’enfant inhale plus d’air, par rapport à son poids, que l’adulte. Mais surtout, chez l’enfant, 50 % du plomb absorbé passe dans le sang contre 10 % chez l’adulte.

Ce sont les raisons pour lesquelles les enfants sont considérés comme une population à risque lorsqu’ils vivent dans l’environnement pathogène des logements anciens n’ayant pas bénéficié de travaux de réfection. « Plus de 1 200 enfants dont la plombémie dépassait 150 microg. par litre de sang (seuil de l’intoxication) ont été identifiés dans les centres de PMI du nord-est de la ville de Paris entre le 1er janvier 1987 et le 31 décembre 1990, et, parmi eux, 300 enfants atteints ont été traités dans les services hospitaliers parisiens pendant la même période » [1].

Les effets de la maladie concernent essentiellement le système nerveux (de l’altération du quotient intellectuel à l’encéphalopathie dans les cas les plus graves), les reins et le système cardiovasculaire. Le niveau d’intoxication mesuré par le taux de plomb dans le sang (en microgrammes/litre) fait l’objet d’un classement de 1 à 5. À partir de 150 mcgr./l, un suivi médical est nécessaire et une action préventive et curative doit être engagée.

Après les découvertes de 1985, le dépistage a été étendu à d’autres arrondissements de Paris en 1987, et à plusieurs villes de province à partir de 1991. En 1992, un système de surveillance du saturnisme infantile est mis en place en Île-de-France. Dès 1993, un dispositif opérationnel de lutte contre l’intoxication par le plomb est instauré dans le département du Rhône et, début 1994, des plans départementaux voient le jour.

Les enquêtes effectuées en liaison avec le dépistage ont permis de vérifier les premières hypothèses : les logements concernés appartiennent au parc d’avant 1948 sans confort, les enfants considérés à risque du fait de leurs conditions de vie dans ces logements sont largement touchés. Les campagnes d’éducation sanitaire menées par les travailleurs médico-sociaux des centre de PMI ont très certainement favorisé une diminution du nombre ou de la gravité des intoxications.

Des réactions lentes

Dans le même temps, des dispositifs de lutte contre l’intoxication par le plomb se sont mis en place dans les différents départements, parfois avec une certaine lenteur. Par crainte de créer un mouvement de panique, les services de l’État ou des collectivités ont parfois pris le risque de banaliser le problème en choisissant une position d’attente ou de négation. De ce fait, dans certains départements, la mise en œuvre d’actions préventives ou curatives par un dépistage ciblé a pris un retard certain. Par ailleurs, devant l’énormité potentielle de l’enjeu en termes de réhabilitation des logements, la question est restée dans les limites de petites groupes de spécialistes, motivés, mais disposant de trop peu de moyens pour valider leurs hypothèses de travail.

Or, la lutte contre l’intoxication par le plomb implique une approche complexe qui concerne les domaines de la santé publique, de la vie sociale et du logement. Une approche dans laquelle les implications professionnelles sont multiples et doivent être complémentaires, mais où la place des familles concernées demeure difficile à trouver. Il y a là une responsabilité certaine du monde associatif : informer sans affoler, défendre sans se substituer et, surtout, participer à l’apport de réponses aux questions et aux craintes, de manière à faire des familles les acteurs de la prévention.

Timide mobilisation

À partir du moment où les résultats des enquêtes ont montré clairement l’étendue du problème, deux circulaires ont été publiées : une circulaire de la direction générale de la santé du 1er décembre 1993, préconisant la mise en place de dispositifs locaux, et une circulaire du 13 décembre 1993 du ministère du logement, qui insiste sur l’importance de la lutte contre le saturnisme, mais n’apporte pas de moyens supplémentaires.

« Le dépistage des enfants intoxiqués au plomb doit être étendu à tous les départements français(...) L’État souhaite donc encourager les départements qui s’engagent dans une démarche globale de lutte contre l’intoxication au plomb. Dépister les enfants intoxiqués pour les traiter et mettre en œuvre des actions de prévention au niveau collectif et individuel, d’une part, et agir sur les sources d’exposition, d’autre part, sont les objectifs des plans d’actions qui seront mis en place ».

Dans son introduction, la circulaire du 1er décembre 1993 souligne la nécessité d’agir et, dans le même temps, témoigne de son embarras quant aux moyens dont une partie au moins relève de la compétence des collectivités territoriales. Le rôle de l’État ne peut donc être qu’incitatif pour l’engagement des partenaires. Il appartient aux collectivités locales et aux associations de s’engager dans des dispositifs opérationnels dans le domaine de la santé et de l’habitat.

À la différence de la législation sur le droit au logement (loi Besson) qui repose également sur la mobilisation des partenaires, il ne s’agit ici que d’une circulaire du ministère des affaires sociales, de la santé et de la ville. Malgré cela, il faut saluer l’existence du premier texte qui propose un cadre d’intervention. L’efficacité des actions partenariales locales permettra peut-être des avancées plus conséquentes et la mise en place de mesures législatives à la hauteur de l’enjeu. Un an après la parution du texte de 1993, il est encore trop tôt pour l’affirmer.

La procédure décrite par la circulaire porte essentiellement sur l’organisation des programmes départementaux en matière de dépistage à partir d’actions d’information et de formation et de recherche des facteurs de risque. Compte tenu des acquis sur le plan sanitaire des recherches antérieures, ces actions peuvent être facilitées dès lors qu’une prise de conscience existe chez les partenaires du secteur médical. Des enquêtes environnementales sont également prises en charge pour l’année 1994 [2].

S’attaquer aux causes

Cet aspect de la lutte contre le saturnisme est essentiel. Il reste cependant limité si des moyens nouveaux ne sont pas dégagés pour l’élimination des sources d’intoxication. La circulaire du 13 décembre 1993 (ministère du logement), qui fait le point sur les moyens mobilisables pour les interventions sur l’habitat, n’apporte rien de bien nouveau. Elle se contente de rappeler les financements habituels pour l’amélioration de l’habitat et n’introduit comme nouveauté que l’annonce d’une augmentation des moyens de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (ANAH) pour le parc privé.

Cette demi-mesure est particulièrement décevante. La suppression du plomb dans l’habitat ancien peut entraîner, dans certains cas, des surcoûts. Ceux-ci n’ont pas encore été évalués de façon pertinente. L’absence de prise en charge des études indispensables au niveau national constitue un risque : les opérations de réhabilitation des quartiers anciens ne peuvent préserver le droit à l’habitat des populations les plus défavorisées que lorsqu’elles sont conduites dans le cadre d’intervention à caractère social. En l’absence de connaissance précise sur les coûts induits, la « décontamination » peut devenir un alibi dans des opérations à caractère spéculatif, puisque, en toute hypothèse, l’éviction des anciens locataires est indispensable.

Sans encadrement précis des opérations déclenchées par l’action administrative (résorption de l’habitat insalubre), sans connaissance validée du coût des travaux et, donc, sans ajustement des financements, la lutte contre l’intoxication par le plomb peut aussi être un facteur d’exclusion. Les secteurs urbains concernés sont ceux où vivent les populations françaises ou immigrées souvent parmi les plus défavorisées. Le droit à un habitat sain se conjugue ici avec le droit au logement. Il constitue un enjeu que les textes législatifs et réglementaires n’ont pas encore pris en compte.

Nécessité d’un dispositif partenarial fort

En dépit des tâtonnements – partiellement explicables – de l’encadrement législatif et réglementaire, des exemples existent d’actions locales coordonnées grâce à la mobilisation des services extérieurs de l’État, des collectivités et des associations. Ainsi, dans le département du Rhône, depuis fin 1993, un plan départemental est à l’œuvre. À l’initiative de la direction départementale de l’action sanitaire et sociale (DDASS), et en liaison étroite avec les services médico-sociaux du département et ceux de la ville de Lyon, des actions de dépistage et des interventions pour le relogement et l’amélioration des logements sont conduites. L’ensemble de ces interventions s’appuie également sur des associations qui sont directement impliquées [3].

Ce plan est organisé autour de la définition des secteurs urbains considérés comme étant « à risque » dans le département. Il s’agit des zones où se concentre l’habitat d’avant 1948 ne disposant pas du confort minimum. À partir du dépistage des cas de saturnisme, une enquête environnementale est faite pour en déterminer les causes. Les résultats de l’enquête débouchent sur des mesures administratives prises sur la base des articles du code de la santé publique. Il s’agit soit d’injonctions faites aux propriétaires d’avoir à exécuter des travaux de mise en conformité, soit de mesures d’interdiction temporaires ou définitives d’habiter. Dans ce cas, le relogement des familles concernées est organisé. Compte tenu des nombreuses situations de suroccupation, les mesures de relogement ont été nombreuses. Elles s’avèrent parfois difficiles, et demandent, dans certains cas, plusieurs mois. C’est la raison pour laquelle des mesures d’urgence ont parfois été prises : soit sous la forme d’intervention d’urgence dans les logements, c’est-à-dire de travaux légers ayant pour objectif de mettre une distance entre les enfants et les surfaces contenant du plomb, soit sous la forme de cellules de crise pour accélérer le relogement.

Les mesures d’urgence sont des travaux à caractère palliatif qui constituent un pis-aller, mais participent de l’action de sensibilisation des familles soutenues par les travailleurs sociaux. Elles sont importantes aussi pour permettre la recherche d’une solution de relogement adapté, ce qui n’est pas toujours possible dans l’instant. Une évaluation reste à faire de leur véritable efficacité.

Les cellules de crise pour le relogement sont des dispositifs utilisés habituellement pour les situations collectives d’évacuation d’immeubles en péril. Elles s’organisent à partir de l’autorité politique, en l’occurrence le maire. Celui-ci rassemble les institutions qui connaissent la situation (travailleurs sociaux, associations, services techniques) et celles qui peuvent contribuer à la recherche d’une solution (bailleurs sociaux, ...), pour la mise en place de réponses dans un délai le plus court possible. L’action est facilitée par la présence d’un agent de relogement qui assure le lien avec les familles.

La mise en œuvre de dispositifs de ce type, qui sont la manifestation concrète d’un volonté commune d’agir contre le saturnisme, et qui reposent sur l’engagement des acteurs (État, collectivités et associations) n’est pas toujours chose aisée. Elle implique un mélange et une confrontation non seulement des compétences, mais aussi des cultures d’interventions. Elle exige un partage de l’information, c’est-à-dire d’une certaine forme de pouvoir. Elle nécessite enfin une volonté politique qui, au plan local, n’est pas toujours acquise. Le département du Rhône constitue, de ce point de vue, un exemple intéressant.

Des perspectives pour l’avenir et des exigences pour l’action

Les exemples d’intervention dans différents départements permettent de souligner l’importance des points suivants :

  • une action d’information : formation des personnels, matériel d’information pour les ménages et les acteurs directement ou indirectement liés à la problématique du saturnisme ;
  • une évaluation des moyens réglementaires d’interventions, accompagnée d’investigations et de propositions en la matière ;
  • la mise en place des moyens d’accompagnement (en particulier celle d’un agent de relogement).

L’information. Elle est primordiale en direction des familles et doit porter sur la maladie elle-même, ses causes et les moyens de prévention. Les écoles maternelles pourraient constituer un relais efficace de la prévention en direction des enfants. Un travail important reste à faire ou à faire connaître sur ce terrain. En effet, les conditions de vie (mères débordées, loisirs à domicile des enfants, exiguïté du logement, ...) incitent à aller au-delà du conseil et obligent à faire des propositions très précises.

Sur ce point, des réflexions doivent être engagées avec les professionnels médico-sociaux. Une véritable pédagogie doit être développée dans cette direction. Cette action est également importante pour éviter le découragement de ceux et celles qui sont engagés à ce niveau particulièrement ingrat de l’action, du fait de l’incertitude, voire de l’impuissance, qui perdure, en particulier lorsque le relogement demeure la seule issue possible, et qu’il faut, malgré tout, rappeler aux familles qu’elles peuvent aussi agir dans cette attente difficile.

L’information est également importante en direction des entreprises du bâtiment intervenant dans la réhabilitation des logements et des parties communes. Des moyens d’information et de sensibilisation sont à trouver en liaison avec la médecine du travail. En effet, malgré une meilleure connaissance du mécanisme de transmission de la maladie et d’une amélioration des capacités de détection du plomb, les précautions les plus élémentaires pour les ouvriers du bâtiment sont rarement prises.

Au plan administratif, l’arsenal législatif et réglementaire permet d’agir. Cependant, il comporte des lacunes sur deux plans :

  • Il ne facilite pas la rapidité de l’intervention (délais de mise en œuvre de l’article L. 26 du code de la santé publique en l’absence d’utilisation de la procédure de l’article L. 17 [4]). De plus, la réalisation de travaux palliatifs au titre des réparations locatives peut, en cas de recours, poser un problème : dans quelle mesure ceux-ci ne rendraient-ils pas caduques les mesures prises ou proposées ?
  • La question de la qualification de l’insalubrité reste posée (le plomb n’est pas à lui seul un critère suffisant).

Lorsqu’il s’avère indispensable, le relogement demeure un problème essentiel. Comme en matière d’insalubrité, la responsabilité du propriétaire doit-elle être engagée (application de l’article L. 521-1 du code de la construction qui prévoit la participation des propriétaires aux frais de relogement des ménages concernés par une mesure administrative d’évacuation de l’immeuble) ? En toute hypothèse, des formules contractuelles devraient être recherchées avec les organismes du logement social pour faciliter le relogement des occupants de ces logements.

Sur le plan social, la question de l’accompagnement se pose très concrètement lorsque le relogement doit se faire. L’action de relogement – obligé ou souhaité – se heurte régulièrement à des difficultés imprévisibles. La ville de Lyon n’a-t-elle pas été contrainte d’engager, dans l’un des cas, une procédure d’éviction forcée ? La participation du ménage concerné est le seul moyen d’éviter ce type de dysfonctionnement.

Une étape essentielle : le relogement

Préparer le relogement en créant des liens avec le ménage concerné et les organismes bailleurs relève de la compétence de l’agent de relogement. Cette fonction particulière est, pour l’heure, reconnue dans les opérations d’urbanisme ; elle est indispensable dans les actions de lutte contre le saturnisme. La tâche de l’agent de relogement est de permettre aux ménages de s’investir dans l’acte de départ du logement même lorsque celui-ci a été souhaité de longue date. Il correspond également à la nécessité d’une intervention continue dans la construction de solutions de relogements souvent complexes.

De façon balbutiante, le saturnisme commence à être considéré comme un problème de santé publique, mais il reste encore beaucoup à faire pour que, de ce point de vue, il trouve un traitement adapté. La raison essentielle des retards qui sont pris région par région, ville par ville, tiennent au fait que, globalement, on ne reconnaît pas un caractère d’urgence à la lutte contre une maladie qui frappe d’abord les victimes du mal-logement : les plus démunis, les étrangers et les exclus du droit au logement.

Il est indispensable que des moyens continuent d’être donnés ou soient renforcés pour la poursuite de la mise en place des plans départementaux. Il faut aussi que cette mise en place soit accompagnée d’une réflexion continue sur les implications multiples de la lutte contre l’intoxication par le plomb.

La plupart des interventions sont conditionnées par la qualité du partenariat établi et subordonnées à l’existence de la volonté politique. ■





Notes

[1In « Intoxication par le plomb chez l’enfant », Rapport du groupe de travail de la commission de toxicovigilance, Imprimerie nationale, Paris, septembre 1993.

[2L’enquête environnementale a pour objet de rechercher les sources d’intoxication dans l’habitat de l’enfant concerné par le dosage chimique des poussières et des peintures et la recherche dans les peintures (plomb in situ) grâce à un appareil utilisant une source radioactive.

[3Il s’agit de l’ADES (Association départementale d’éducation pour la santé), et de l’ALPIL (Association pour l’insertion sociale par le logement).

[4L’article L. 26 du code de la santé publique prévoit la possibilité, pour le préfet, de prendre un arrêté d’insalubrité après avis du conseil départemental d’hygiène et ce, dans un délai de deux mois. L’article L. 17 donne la possibilité au préfet d’ordonner l’exécution immédiate des mesures envisagées.


Article extrait du n°26

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : vendredi 13 juin 2014, 17:15
URL de cette page : www.gisti.org/article3587