Édito extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »

Algérie, tous complices ?

ÉDITO

Par «  solidarité avec le peuple et les démocrates algériens », dix mille manifestants défilent à Paris, le 3 décembre, à l’appel d’une centaine d’organisations politiques (toutes les forces de la gauche), syndicales (CFDT, CGT, FEN, FSU) et associatives (le ban et l’arrière-ban). Ça fait un beau cortège, et l’on se félicite du succès de l’initiative. Arithmétiquement, chaque organisation a pourtant mobilisé une petite centaine de ses militants. Juste de quoi éviter le ridicule. De toute évidence, l’engagement de certaines organisations a été modeste.

Au moment même où se déroulait la manifestation, les ministres européens chargés de l’immigration tentaient, sous couvert d’harmonisation des politiques du droit d’asile, de violer encore l’esprit de la Convention de Genève : examen des requêtes à la frontière, extension de la notion de « pays tiers sûrs » étaient au menu de cette négociation qui ne manquera pas de déboucher bientôt sur une nouvelle régression du droit d’asile. En France, le ministre de l’intérieur, Charles Pasqua, s’est paisiblement flatté, le 12 décembre, d’avoir accru de 30 % en 1994 le nombre de décisions d’éloignements. Combien d’Algériens menacés sont-ils ainsi reconduits à la frontière ? Et aussi combien de Zaïrois livrés à Mobutu ? Combien d’opprimés de partout remis à leurs bourreaux ?

Dans ce contexte de je-m’en-foutisme, le traitement des Algériens est le symptôme parmi beaucoup d’autres de la complicité de l’opinion et des responsables politiques. Personne ne souhaite dire la vérité. Personne ne souhaite véritablement réagir, sinon par des protestations vertueuses.

Qui a, par exemple, condamné comme il se devait la signature, en avril 1994, de nouveaux accords franco-algériens : durcissement des règles d’entrée et de séjour, auquel s’ajoute un protocole confidentiel sur les reconduites à la frontière d’Algériens présumés malgré l’absence de preuves sur leur nationalité [1] ?

Qui a, par ailleurs, examiné à la loupe et dénoncé le formulaire français de demande de visa mis à la disposition des Algériens en Algérie ? Non seulement on ne le trouve plus nulle part dans le pays à moins de payer le prix fort, mais il est pratiquement impossible d’y expliquer les dangers qu’on encourt. D’une part, la procédure par voie postale, mise en œuvre depuis le 6 octobre, condamne les candidats au départ à la prudence dans un pays où police et islamistes contrôlent le courrier ; d’autre part, le document lui-même ne prévoit pas l’hypothèse de fuite pour persécution. À ce compte, combien d’Algériens continueront à être quotidiennement assassinés alors qu’ils attendent en moyenne un mois la réponse à leur demande de visa, dont 10 % seulement sont positives ? Comme Abderrahmane Fardeheb, cet économiste d’Oran abattu le 26 septembre alors qu’il s’apprêtait à gagner enfin l’université de Grenoble où un poste de professeur associé lui était offert ? Et combien d’autres sont contraints à une entrée et à un séjour clandestins ?

Qui s’insurge véritablement contre la honteuse doctrine de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et contre la jurisprudence servile de la Commission des recours des réfugiés, selon lesquelles les Algériens ne peuvent prétendre au statut de réfugié sous le prétexte qu’ils ne sont pas persécutés par les autorités de l’État ? Merveilleux coup de baguette magique juridique qui permet à la France de reconnaître le statut de réfugié à 15 Algériens en 1992, à 14 en 1993 et à 10 au cours des sept premiers mois de 1994.

Qui encore se préoccupe de préserver les droits de tous les Algériens condamnés à l’exil, quelle que soit leur appartenance politique ? Même à gauche, on ergote souvent précautionneusement, à la faveur d’une condamnation légitime de l’intégrisme, sur l’opportunité qu’il y aurait à accorder protection contre l’arbitraire et la violence aux sympathisants islamistes. Ce jugement ne pourrait-il tenir compte des causes de l’adhésion — évidemment aberrante mais souvent purement protestataire — de beaucoup d’Algériens à ce mouvement ? Il paraît de bon ton de les considérer en vrac comme des terroristes sans plus s’interroger sur les espoirs — justice, équité et, paradoxalement même parfois, alternance politique et démocratie — qui ont poussé combien d’entre eux, à travers de fausses routes, dans les bras de l’intégrisme [2]. Du coup, on donnerait presque un brevet de défenseur des libertés et de la modernité au gouvernement algérien en minimisant à la fois son assise de plus en plus militaire et ses violences. L’État de droit serait-il devenu divisible, aux yeux-mêmes des progressistes ?

N’est-ce pas la même hypocrisie qui, il y a un an, avait porté le président de la République à accepter la loi de révision constitutionnelle, votée en décembre 1993, qui neutralise le principe énoncé par le quatrième alinéa du préambule de la Loi fondamentale : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » ? Qui plus est à un moment où le Conseil constitutionnel venait de donner un peu de réalité à cette pétition de principe jusqu’alors restée lettre morte. Naturellement, le lâche consensus qui a présidé à la modification de la Constitution laisse plus que jamais les exilés sans droit à une protection nationale de type « asile territorial ».

Qui enfin se soucie de dénoncer les mensonges de Charles Pasqua, selon lequel la France aurait récemment accordé 10 000 titres de séjour à des Algériens ? La moindre vérification montre que ce chiffre porte sur les trois dernières années et recouvre toutes les catégories de demandes de séjour. Il n’y a donc qu’une infime poignée de titres délivrés sous couvert d’une caricature d’« asile territorial ».

À Paris, cependant, une centaine d’organisations — la fine fleur de la gauche, des syndicats, du monde associatif — ont mobilisé cent citoyens chacune. Tous complices ?




Notes

[1La modification des accords franco-algériens a été publiée au Journal officiel le 20 décembre 1994. L’ensemble des accords d’avril 1994 a été rendu public par le Collectif pour l’accueil en France des demandeurs d’asile et exilés d’Algérie (Nouvelles modifications de l’accord franco-algérien, novembre 1994, 31 pages, 40 F — Disponible au Gisti).

[2Pour déssiller ses yeux, voir le film de Merzak Allouache, Bab El Oued City.


Article extrait du n°26

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Dernier ajout : vendredi 13 juin 2014, 12:47
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