Article extrait du Plein droit n° 35, septembre 1997
« Des papiers pour tout »

La problématique nationaux/étrangers

Violaine Carrère

Ethnologue
La distinction entre national et étranger semble aller de soi alors qu’elle est relativement récente et qu’elle est liée à la place de l’écrit dans nos sociétés. Dans un dossier sur « les papiers », il nous a paru intéressant de faire un détour par cette problématique.

Faire la distinction entre nationaux et étrangers nous semble aujourd’hui si normal qu’on y verrait presque un fait « de nature », au sens propre du terme. Comme si cette distinction était aussi fondée que celle que nous établissons entre une espèce et une autre, entre chiens et chats par exemple. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de « naturalisés », réminiscence du vocable un peu désuet de « naturels » d’un pays : les autochtones, ou indigènes.

Il y a les nationaux et il y a les étrangers : cette distinction semble si bien aller de soi qu’on se convainc qu’elle est nécessaire, inhérente à la bonne marche de toute vie sociale. Parce que les mythes collectifs se trouvent toujours consolidés par une supposée origine lointaine, on imagine cette distinction – en fait simplement juridique – beaucoup plus ancienne qu’elle n’est.

Or, affaire de papiers, l’histoire, somme toute récente, de l’élaboration de cette distinction est associée à la constitution de nos États modernes, au développement de sociétés où, non seulement les actes des individus mais leur existence même est régie par l’écrit, l’inscription, le registre, la carte, la fiche…

A quoi reconnaît-on qu’une personne (un passant, un travailleur, un voisin…) est française ou étrangère ? D’aucuns aimeraient croire que « ça » se voit, de façon imparable, à des signes d’apparence physique, et ils déplorent, en bonne logique, que soient françaises des personnes qui, à leurs yeux, ne le sont pas, ne le sont pas « vraiment ». Nous verrons que les fantasmes de ces défenseurs de la « pureté de la race » ne sont pas aussi « étrangers » (!) qu’il paraît aux constructions mentales qui entourent une distinction a priori juridique de l’état civil.

Pour qu’il y ait des nationaux, il faut qu’il y ait une nation. C’est à partir de la (re)connaissance d’une telle entité, la nation, que peuvent être désignés ses exclus : les étrangers sont les non-nationaux. Toute la question est de savoir qui, au sein d’une nation, est habilité à en tracer la frontière, c’est-à-dire à déterminer quels individus en sont membres et lesquels n’en sont pas.

Une nation comme la France est un ensemble trop important, installé sur un territoire trop vaste, pour que chaque membre puisse, comme dans la plupart des ethnies, soit connaître chacun des autres membres, soit connaître des membres qui se porteront garants de l’appartenance au groupe d’un autre membre. On est donc susceptible de rencontrer, sur le territoire national, des individus dont l’identité est inconnue : gens de passage, résidents implantés de plus ou moins longue date, comme descendants de plusieurs générations de nationaux.

Du village au royaume

Du Moyen-Age à la veille de la Révolution française, le trait majeur de l’identité des personnes résidant sur le sol qui, peu à peu, devenait sol de la nation, n’était pas l’appartenance à une nation. On était « de tel village », « de tel pays » (région, baronnie, comté, duché, royaume, province). Pour le reste, l’identité passait par l’appartenance à une catégorie sociale ou socio-professionnelle, paysan, fermier, compagnon de tel corps de métier, bourgeois établi dans tel commerce, moine de telle congrégation ou membre du clergé de tel rang, aristocrate, etc.

Elle pouvait aussi passer par l’appartenance religieuse : juif, protestant ou huguenot,… Bien sûr, on est aussi ou français parce que né d’un parent français dans le royaume de France, ou étranger sinon. Mais les allers-retours de la souveraineté sur de nombreuses portions du territoire, la relative stabilité géographique de la population et, enfin, la faiblesse de l’administration rendent ces notions de français ou étranger peu déterminantes dans la définition de l’identité.

Au fur et à mesure que s’agrandit et se structure le royaume de France, la catégorie « étranger » passe du local (étranger à tel village) à une définition liée aux limites du territoire sur lequel s’étend la souveraineté royale. Mais la notion est encore très éloignée de son acception contemporaine : le droit féodal et les liens de vassal à suzerain ne ressemblent guère au droit moderne construit dans un certain rapport de droit du sol et droit du sang. L’étranger est peut-être quelqu’un né hors du royaume, mais la question est surtout de savoir s’il est ou non sujet du roi. Ce qui intègre à une certaine entité sociale, en droit féodal, c’est l’allégeance faite, acceptée, qui, certes, se transmet d’une génération à l’autre, mais peut varier dans le temps.

Sous l’Ancien Régime, les étrangers, c’est-à-dire ceux qui viennent d’une terre hors du royaume, ni conquise ni intégrée au royaume, constituent une catégorie juridiquement inférieure, privée des droits civils. Mais il importe de souligner, dans le même temps, que le statut de « français » ne signifie nullement une homogénéité de droits, pas plus qu’une homogénéité culturelle (pas même de langue, puisque les parlers régionaux sont bien distincts et vivaces). Gérard Noiriel souligne(1) : « la monarchie ne se préoccupe nullement de « franciser » la population du royaume. […] La seule chose qui importe, c’est de rallier à la cause du roi les grandes familles aristocratiques ». Les membres des classes populaires sont donc exclues de fait d’un processus d’assimilation nationale, jusqu’à ce que la collecte de l’impôt, la conscription, l’unification des coutumes et du droit, l’extension d’une monnaie unique, viennent peu à peu renforcer le sentiment d’être sujets d’un roi autrement bien lointain, et forger ce qui évoluera ensuite en sentiment national.

L’état civil, c’est-à-dire ce qui, de fait, atteste d’une naissance dans le royaume et de la qualité de sujet du roi, n’est pas alors mis en place pour distinguer qui aurait droit ou non à se dire français : l’édit de Villers-Cotterêt, en 1539, qui oblige les curés des paroisses à tenir des registres d’état civil, a pour but une meilleure administration du royaume en enregistrant la date de naissance qui certifiera l’âge de la majorité. Ces registres ne servent pas à établir ensuite des documents « d’identité nationale », ni à « prouver » sa qualité de français, attestation de peu d’utilité alors.

Le mot « nation » n’est d’ailleurs pas encore très usité. Il existe depuis le Moyen-Age, certes, mais uniquement pour désigner une origine (une naissance : natio, du verbe nascere, en latin) commune. Ce n’est pas là que se trouve justifiée une entité politique ou juridique. La France existe parce qu’identifiée à la personne du roi. Et les Français sont membres d’une même communauté en tant que sujets d’un même monarque.

L’homme en tant qu’être humain

Tout bascule avec la véritable naissance de la nation au sens moderne du terme, avec la Révolution de 1789 qui va, justement, couper la tête du roi, mais surtout couper le lien entre la nation et une personne qui incarne cette nation.

G. Noiriel relève « deux actes majeurs de la Constituante » qui vont organiser de façon dialectique la distinction entre Français et étrangers. L’un est la nuit du 4 août qui « en supprimant les privilèges fonde, du même coup, une communauté nationale avec une constitution et un droit uniques ». L’autre est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclame l’égalité de tous les individus. « L’étranger aura désormais des droits en tant qu’homme et même vocation à l’égalité envers le national »(2).

La vocation universelle de la Déclaration, inspirée, préparée par les penseurs des Lumières, ne se soucie pas de distinguer des nationaux et des étrangers. Elle traite de l’homme en tant qu’être humain, et du citoyen en tant que membre de la société. La société peut elle-même s’entendre selon les termes d’un contrat (le contrat social de Rousseau), c’est-à-dire tourné vers l’avenir (ce qu’on va construire ensemble) plus que vers le passé (les éléments d’une origine commune).

Il paraît ainsi logique de confondre citoyen et résident, et c’est ce que fait la constitution girondine en donnant le statut de citoyen à celui qui réside depuis un an en France. La constitution montagnarde, elle, ajoute à cette condition de résidence une des conditions suivantes : soit vivre en France de son travail, soit y avoir acquis une propriété, soit avoir épousé une Française(3).

Malgré les mouvements dans un sens ou dans l’autre, on peut dire qu’avec la Révolution, une importance prépondérante sera accordée, peu à peu, au jus soli (droit du sol) par opposition au jus sanguinis (droit du sang).

L’Etat et la nation

Mais ce débat entre droit du sol et droit du sang ne se clôt pas ainsi. Les discussions présidant à l’élaboration du code civil, en 1801, le montrent largement. Puisque le lien d’allégeance (au roi) a disparu, la nécessité se fait sentir de créer un lien autre entre les individus de la société. « L’État, c’est moi », avait dit Louis XIV ; dorénavant, l’État c’est la Res publica, la « chose » de tous, et il convient de définir les critères qui permettront à un individu donné d’être membre de cette souveraineté partagée. « Désormais, écrit Danièle Lochak(4), le “national” est rattaché à l’État par un lien purement juridique, la “nationalité”, tandis que l’étranger est simplement le non-national, celui qui n’a pas la nationalité de l’État considéré ». Or, rappelle D. Lochak, la théorie de l’Etat-nation reposait sur « la priorité de la nation par rapport à l’État ».

D’abord existait la nation, et la nation se dotait d’une structure chargée d’organiser l’État. Comme c’est l’État qui confère la nationalité, c’est lui qui peut ou non exclure des individus. « On est national ou étranger par application d’une réglementation juridique ». Dans cet univers régi par un droit devenu sphère autonome, les notions de national ou étranger deviennent des oppositions radicales et objectivées, et non plus l’expression d’aspirations individuelles à appartenir ou non à la nation. Ainsi, la priorité prétendue de la nation sur l’État se trouve inversée. Il y a d’abord l’État, et c’est lui qui dresse la liste de ceux qui seront désignés comme membres de la nation. « La nationalité exprime d’abord le rattachement à un État, et seulement de façon indirecte l’appartenance à la nation ».

Une sorte de tour de passe-passe s’est ainsi opéré. Abusés par la racine du mot « nationalité », nous avons fini par voir dans ce qui procède d’une attribution administrative, d’une réglementation juridique, la reconnaissance d’une réalité de fait. On voit bien comment par là peuvent s’insinuer de troublants retours à une idée biologique de la communauté nationale, simple extension de la famille.

Gilles Verbunt écrit : « L’originalité de la structure « nation », c’est justement qu’elle est fondée sur le dépassement du tribalisme et du patriarcat. C’est un rassemblement dont la parenté n’est plus l’élément constitutif principal ». Or, « dans l’imaginaire, la nation fonctionne comme une grande famille ». Si appartenir à la nation française c’est s’être vu reconnaître une attache par filiation, ou avoir été adopté au bout d’un très long stage, en ayant fait la preuve d’une assimilation (au sens propre : être devenu semblable, similaire), cela signifie que l’identité nationale est une identité quasiment ethnique.

A chaque fois que la législation privilégie le jus sanguinis par rapport au jus soli, à chaque fois que des obstacles ou des délais rendent difficile l’accès à la nationalité par acquisition ou par naturalisation, se trouve renforcée l’idée que la nation existe en référence à une origine, une « souche » biologique, et non en référence à un projet commun : la fameuse « volonté de vivre ensemble » dont Ernest Renan parle avec lyrisme.

Les débats qui succèdent à l’ouverture et à l’esprit d’accueil de la Révolution, à propos de qui peut jouir de la nationalité française, sont très éclairants sur ce point.

De même, les textes en vigueur actuellement qui limitent, retardent, parfois interdisent l’accès à la nationalité, pour des conjoints de Français ou des enfants nés en France, sont des textes qui ont sinon pour but, en tout cas pour effet de « naturaliser » l’idée de nation. De la possession ou non d’un papier, accordé par magnanimité, refusé de façon éventuellement arbitraire, au moins discrétionnaire, dépend l’appartenance d’un individu à un « corps social » donné comme ensemble de « parents », personnes « de même sang ». Finalement, le papier se présente comme constitutif d’un lien alors qu’il devrait simplement l’attester.


Notes

(1) Gérard Noiriel, Le Creuset français, Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles, Ed. du Seuil.

(2) J. Portemer, 1959, cité par G. Noiriel dans Le Creuset français.

(3) L’inverse (avoir épousé un Français) n’a pas lieu d’être mentionné puisqu’il est bien entendu que la citoyenneté pleine ne concerne que les hommes et non les femmes !

(4) Danièle Lochak, « Etrangers et citoyens au regard du droit », in La Citoyenneté, ouvrage coordonné par Catherine Wihtol de Wenden, Ed. Edilig.



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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 23:45
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