Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »

De bien étranges pratiques

En délivrant aux jeunes étrangers nés en France qui atteignent l’âge de 16 ans des cartes de séjour temporaires de deux ans, la préfecture des Yvelines semble bien anticiper la réforme du Code de la Nationalité, dans des conditions d’une illégalité flagrante.

0n sait que les jeunes étrangers nés en France de parents étrangers deviennent Français à leur majorité, en vertu de l’article 44 du Code de la nationalité, si dans l’année qui précède ils ne déclinent pas la qualité de Français. Mais à 16 ans ils doivent néanmoins être en possession d’un titre de séjour. Ils obtiennent alors la carte de résident, en vertu de l’article 15 de l’ordonnance de 1945, qui prévoit cette délivrance de plein droit aux étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans.

Mais dans les Yvelines, la préfecture fait une application plutôt originale des textes : en effet, au pretexte que ces jeunes acquerront la nationalité française à 18 ans, elle ne leur délivre à 16 ans que des cartes de séjour temporaires de… deux ans, soit, « deux validités d’un an », comme l’écrit noir sur blanc et sans complexes le préfet (voir document ci-contre). Sans doute expliquerait-il, si on le poussait dans ses retranchements, qu’il s’agit là d’une attitude bienveillante, puisqu’elle évite aux jeunes d’avoir à faire renouveler leur titre au bout d’un an…

Seulement voilà : une telle pratique se trouve être en contradiction totale avec les textes applicables.

D’abord, on délivre un titre de séjour qui n’existe pas (il n’existe pas d’autres titres que la carte de séjour temporaire valable au plus un an, ou la carte de résident valable dix ans), ce qui est quand même un peu gênant. Ensuite et surtout on viole allègrement la législation en vigueur puisque la carte de séjour temporaire, outre qu’elle est… temporaire, donne des droits moins forts à son titulaire que la carte de résident.

Un état d’esprit inquiétant

Illégale, cette pratique est de surcroît dangereuse pour les intéressés. Si le Code de la nationalité reste en l’état et s’ils décident de décliner la nationalité française à leur majorité, on leur délivrera, dit le préfet, une carte de résident au titre de l’article 15 de l’ordonnance de 1945. Certes : mais outre qu’ils devront alors accomplir de nouvelles démarches, comment être sûr, compte tenu de ce que l’on sait des pratiques actuelles des préfectures, qu’on ne leur fera pas toutes sortes de difficultés, par exemple s’ils omettent d’accomplir lesdites démarches dans les délais ? Et surtout, n’est-il pas à craindre, s’ils ont par hasard eu quelques démêlés avec la justice, qu’on leur oppose à ce moment-là une éventuelle condamnation à six mois de prison ferme ou un an avec sursis pour leur refuser à 18 ans, par une application littérale des textes, un titre de séjour qu’ils auraient obtenu sans problème à 16 ans ? Enfin, qui peut garantir que dans deux ans la législation ne sera pas devenue encore plus sévère ? De quelque côté qu’on envisage le problème, on voit bien tous les risques que comporte la délivrance d’une carte temporaire aux lieu et place d’une carte de résident, sans en apercevoir un seul avantage. Et l’argument de la préfecture selon lequel il convient d’« éviter toute ambiguïté » et d’« informer les intéressés de ce qu’ils deviennent Français de plein droit à leur majorité, sauf manifestation d’un désir contraire de leur part » serait risible s’il ne reflétait un état d’esprit beaucoup plus inquiétant.

Car on a bien l’impression qu’en délivrant des cartes de séjour temporaires, la préfecture des Yvelines (mais est-elle la seule en France à se livrer à ce genre de pratique ?) cherche en quelque sorte à gagner du temps dans l’attente d’une éventuelle réforme du Code de la nationalité. Si cette réforme intervenait dans les termes où le souhaitait au départ le gouvernement, les jeunes concernés ne deviendraient plus automatiquement Français à 18 ans, et tous les risques que l’on a mentionnés plus haut se trouveraient démultipliés d’autant, puisqu’ils ne concerneraient plus seulement ceux qui – et ils sont peu nombreux – déclinent la nationalité française, mais l’ensemble des jeunes nés en France. Une menace particulièrement grave pèserait sur les jeunes qui, ayant été condamnés à une peine de six mois d’emprisonnement, ne pourraient plus ni devenir Français, ni obtenir de plein droit la carte de résident, et seraient susceptibles d’être un jour expulsés ou reconduits à la frontière.

Sous couvert de rationalisation (quoi de plus irrationnel, d’un point de vue bureaucratique que de délivrer des cartes valables dix ans à des gens qui ne s’en serviront que deux ans !), il s’agit bien, en réalité, de façon beaucoup plus pernicieuse, d’anticiper la réforme attendue du Code de la nationalité en évitant d’ici là de figer les situations.


Mise au point parue dans le Plein droit suivant (n°3, avril 1988)

Dans notre dernier numéro de Plein Droit, nous décrivions les pratiques de la préfecture de Versailles qui ne délivrait aux jeunes étrangers nés en France atteignant l’âge de 16 ans, que des titres de séjours temporaires de deux ans, au mépris de toute légalité.

Depuis lors, le ministre de l’Intérieur, directement saisi de la question par les intéressés, a heureusement mis les choses au point et rappelé à l’ordre le préfet des Yvelines : « Il se peut, en effet, que ces jeunes mis en possession d’une carte de résident, ignorent leur situation exacte au regard de la nationalité française, ou négligent se faire les démarches nécessaires pour conserver leur nationalité d’origine. Il reste que, comme je l’ai rappelé au préfet des Yvelines, la législation ne permet pas de limiter la durée de validité des cartes de résident et que seule une bonne information des intéressés, au moment de la délivrance de leur carte de résident, peut permettre d’éviter les difficultés exposées ci-dessus » (lettre du Directeur des Libertés publiques et des Affaires juridiques en date du 6 janvier 1988).



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 17:55
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