Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »

Anatomie d’une régression

Le logement social en France est l’un des secteurs qui, traditionnellement, accueillait largement les immigrés. Mais ce mouvement s’inverse nettement depuis plusieurs années.

Trois évolutions conjointes expliquent cette inversion :

  • Les crises cumulées de l’emploi et de la famille qui fragilisent les revenus des ménages et entraînent un accroissement des impayés de loyers.
  • L’endettement des offices et les difficultés qui en découlent, qui tendent à modifier les pratiques de gestion, et à faire passer la rentabilité financière avant les objectifs sociaux. Ceci vaut davantage encore pour les Sociétés Anonymes.
  • La tendance de l’État à freiner sa participation financière à un secteur budgétaire dont la réforme (passage en 1977 de l’aide à la pierre à l’aide à la personne) n’a pas réussi à enrayer la progression.

La situation actuelle est ainsi paradoxale : ceux des immigrés qui sont déjà insérés dans le système HLM peuvent bénéficier d’améliorations du parc sans discrimination particulière. En revanche, ceux qui souhaitent obtenir un logement dans le parc social et qui y sont extérieurs ont des difficultés croissantes pour y accéder, ils sont en effet l’objet de pratiques discriminatoires que nous analyserons ici. Il importe toutefois de souligner que les problèmes que rencontrent les immigrés face au logement sont dans une large mesure analogues aux problèmes que rencontrent tous ceux que le marché du logement tend à marginaliser : originaires des DOM-TOM, harkis, femmes seules avec. enfants, chômeurs, handicapés, etc.

Nous proposons ici une revue des pratiques qui sont actuellement largement répandues parmi les acteurs institutionnels – offices municipaux, sociétés anonymes, et CIL (comités interprofessionnels du logement) en particulier. Sans entrer dans le détail de la réglementation, nous tenterons de montrer comment les pratiques s’établissent autour de plusieurs axes :

  • le système des contingents, qui donne à trois partenaires le droit de réserver prioritairement des logements : l’État, les collectivités locales, et le constructeur. Chacun a droit respectivement à 25 %, 20 % et 55 % des logements d’un programme neuf ;
  • l’aide à la personne.
  • le 1 % patronal, qui finance le logement des salariés ;

Les contingents : l’État hors-jeu

La règle des contingents doit permettre aux préfectures et aux municipalités d’intervenir pour assurer une répartition équitable des logements construits sur leur territoire : les préfectures, au titre de l’État qui finance les constructions neuves (emprunts), ou les réhabilitations (prêts locatifs aidés) ; les municipalités pour leur contribution financière ou foncière. Elles peuvent donner leur garantie au financement de l’opération, celle-ci donne alors lieu à la signature d’une convention qui ouvre un droit à un contingent de 20 % sur les logements construits. Les fichiers des municipalités et des préfectures regroupent tous les demandeurs de logements sociaux, les seconds étant constitués pour l’essentiel par l’addition des premiers. La préfecture doit loger, outre 5 % de fonctionnaires, les habitants prioritaires du département.

Or l’action des Sociétés anonymes comme des communes se conjugue pour écarter les candidats étrangers. Les services des sociétés qui procèdent à des enquêtes sociales sur les candidats écartent non seulement ceux qui sont fragiles socialement et économiquement, mais les étrangers et les candidats des DOM-TOM. Les arguments invoqués sont divers : revenus insuffisants, pas de logement libre correspondant à la demande, refus des sociétés ou peu d’empressement des communes, etc. Les candidats proposés par la préfecture sont donc ceux que les municipalités n’ont pas pu – ou n’ont pas voulu – loger, immigrés notamment.

Toute une série de pratiques s’instaurent alors qui tendent à diminuer le nombre de logements consacrés à ces candidats. Les sociétés joueront sur les délais accordés pour visiter un appartement, qui seront dans les faits réduits de quelques semaines à quelques jours. Le candidat arrive alors trop tard : le logement a du être repris pour ne pas être laissé vacant. On jouera sur la qualité : les logements réservés à la préfecture seront les plus mal placés, les moins bien entretenus, si un premier candidat refuse, le logement est alors « repris » par la Société anonyme qui le proposera, moyennant travaux, à un CIL contre un droit de reprise.

La préfecture, qui finance au départ les travaux, ne peut remettre d’argent neuf dans le circuit lors de l’acceptation de ses candidats, contrairement au couple entreprises-CIL. Elle se trouve ainsi doublement handicapée du fait des caractéristiques de ses candidats d’une part, et de sa faiblesse financière d’autre part. Le montage financier lui-même fait avec l’accord du Directeur départemental de l’Équipement peut réduire dans certains cas le « contingent préfecture » à 20, voire 10 %.

Techniques d’exclusion

Les mairies, en outre, au moment de la première désignation, ne se contenteront pas de placer le nombre de candidats auquel elles ont droit ; elles fournissent parfois, sur leur fichier, le pourcentage de candidats qui devraient être proposés par la préfecture et la placent devant le fait accompli.

Les conditions d’admission dans le parc social fixé par les municipalités varient par ailleurs souvent avec la nationalité. L’ancienneté de résidence exigée pour avoir droit à un logement social est souvent deux fois plus élevée pour les étrangers.

Les organismes collecteurs, sachant la difficulté qu’ils auront à placer des candidats immigrés auprès des organismes HLM, vont alors chercher à recueillir des fonds d’entreprises employant uniquement ou très majoritairement des salariés français. Les demandeurs de logement présentés comme prioritaires par les entreprises n’ayant quelque chance d’être acceptés que s’ils ne sont ni étrangers, ni originaires des DOM-TOM, ni trop jeunes, ni célibataires avec enfants, ce sont alors les moins prioritaires qui ont les meilleures chances d’obtenir un logement. Et les entreprises qui n’emploient que des immigrés cotisent en pure perte, n’obtenant qu’un nombre infime de logements pour leurs salariés.

Certaines Sociétés anonymes n’acceptent une famille d’immigrés qu’en remplacement du départ d’une autre. D’autres préfèrent dans certains programmes laisser vacants des F4 ou des F5 plutôt que de les voir occupés par des familles étrangères. D’autres encore refusent de construire de grands logements, pour éviter d’avoir dans leur parc des familles nombreuses, le plus souvent immigrés.

Des témoignages de membres de CIL font état de pratiques de même ordre dans des offices de HLM, notamment en région parisienne :

« Quand on leur envoie un immigré, il y a refus. La décision est sans appel. Le collecteur a beau verser de l’argent, on est très fragile, les immigrés sont refusés par tout le monde : ce sont des gens pas solvables pour beaucoup de constructeurs… »

Ou encore :

« Pour les immigrés, là c’est carrément non, ils les refusent systématiquement… Quand il s’agit d’un bon dossier, concernant un couple de Français avec deux enfants et un salaire moyen, ils l’acceptent même s’il n’appartient pas à la commune, mais si c’est un Martiniquais avec 7 enfants, on nous répond que la Commission d’attribution a refusé le dossier ; les Sociétés anonymes sont moins intransigeantes. »

On le voit ici, la notion d’immigrés déborde sur les DOM-TOM ! Et la pratique tend à réduire la part consacrée aux immigrés quelle que soit leur origine géographique ou institutionnelle.

Dans le mouvement d’accroissement des impayés qui grève lourdement les Offices comme les Sociétés anonymes, ils ne figurent cependant pas, ou très peu. Les impayés sont le fait de nationaux. Des études récentes l’attestent, et l’on a pu écrire que de ne pas payer son loyer est un signe d’intégration ! Les immigrés écartés des logements sociaux ne le sont donc pas pour ce motif. En revanche, les arguments opposés à leur admission sont liés aux phénomènes de concentration, et aux troubles qu’ils entraînent : problèmes de voisinage, dévalorisation des ensembles, sans compter l’inutilité électorale de leur présence.

L’aide personnalisée au logement (APL)

Nous n’entrerons pas ici dans l’analyse des conséquences et de la gestion de l’A.P.L., largement automatique dès lors que des familles sont admises dans des logements ayant fait l’objet de conventionnement. Si elle est actuellement fragilisée, du fait de son coût, et de ses effets secondaires – concentration de cas difficiles dans certains programmes, risque d’impayés lors des variations de l’A.P.L. dues à l’évolution de la situation familiale –, elle demeure l’un des mécanismes les plus efficaces pour le logement des familles à faibles revenus, immigrés inclus.

En revanche, les effets secondaires de la concentration de familles à forte A.P.L. dans des programmes importants entraînent actuellement un revirement de la politique des entreprises et des constructeurs : tentatives pour « vider » peu à peu ces programmes, par départ volontaire des plus hauts revenus, regroupements et démolitions des bâtiments libérés, et arrêt total de l’admission de nouvelles familles étrangères. Le taux d’immigrés déjà logés pouvant dépasser 25 %, l’état des bâtiments laissés sans entretien pour favoriser des réhabilitations lourdes ou des démolitions, renforce le mouvement de vacance par refus de la part des nouveaux candidats des logements qui leur sont encore proposés dans ces programmes. C’est ainsi que démolition de logements sociaux et forte demande de logements de la part de populations salariées immigrées peuvent coexister dans la même agglomération.

L’objectif est d’éviter les effets de ghettos et de poches de sous-emploi dommageables pour tous ; mais le premier effet est le renvoi des salariés immigrés et de leurs familles vers des logements privés, le plus souvent précaires, exigus, et insalubres.

Si ceci est vrai pour les familles comprenant un ou deux membres salariés, cela se vérifie davantage encore pour les jeunes, les chômeurs ou tous ceux qui cumulent un handicap personnel avec leur qualité d’étranger.

Le 1 % patronal

L’ensemble de ce qui représente aujourd’hui le 1 % logement a été constitué par ajouts successifs. Il provient d’initiatives patronales : des industriels du Nord avaient consacré 1 % de la masse salariale au logement de leurs salariés. Cette mesure a été généralisée mais, à la demande des syndicats, une règle interdit de lier l’emploi et le logement ainsi accordé. Les entreprises continuent à gérer leur fonds de « 1 % » par le versement d’une somme qui est collectée par un organisme ad hoc, le plus souvent un CIL (Collecteur interprofessionnel du Logement). Les CIL peuvent faire des prêts à des individus, ou reverser les sommes collectées à des organismes HLM contre la réservation de logements destinés aux salariés de l’entreprise.

Toutefois, une fois le salarié accepté, celui-ci peut quitter l’entreprise, il garde le logement. Les logements peuvent être proposés aux entreprises soit avec « droit de suite » (si le salarié le quitte, il revient à l’entreprise pour un autre de ses salariés) pour une durée de 20 ou 34 ans, soit en désignation unique.

Déjà réduite de 1 % à 0,9 %, la participation employeur est calculée, depuis la loi de finances de 1986, sur la base de 0,77 % de la masse salariale. Mais les masses salariales gérées par les organismes collecteurs se composent à la fois des versements annuels des entreprises et des remboursements d’emprunts antérieurement consentis. La contribution de ce fonds à la construction ou l’amélioration du logement social est aujourd’hui évaluée à environ 14 milliards de francs.

Le 0,1 % immigrés

Une contribution spéciale (actuellement 0,085 % de la masse salariale, soit 1/9e du 1 %) a été soustraite au versement patronal pour répondre aux besoins spécifiques de logement des migrants.

Gérée de façon distincte à la préfecture, elle devrait permettre la construction ou la réhabilitation de logements. Son utilisation a été variable : rénovation d’hôtels meublés accueillant des immigrés, construction ou achat d’immeubles pour accueillir des familles « difficiles », et parfois gel pur et simple des sommes affectées.

Elle fait l’objet aujourd’hui d’une appréciation controversée. D’ailleurs, la loi qui vient d’être adoptée le 31.12.87 [1] prévoit d’étendre l’utilisation de ces fonds non seulement aux immigrés, mais à tous les exclus du logement social : jeunes, femmes seules avec enfants, etc. et personnels mutés à la suite de restructurations d’entreprises. Les risques sont grands que cette dernière catégorie bénéficie largement du 0,1 %, certains partenaires, et notamment des syndicats, pensant qu’il ne doit pas servir exclusivement aux immigrés. Une telle mesure n’est-t-elle pas l’aveu flagrant que le 1 % patronal, tel qu’il existe actuellement, se trouve de fait réservé aux salariés sans problème, ceux qui peuvent le plus aisément se loger sur le marché privé. Le risque de dérive est réel.

Et la part réservée effectivement aux immigrés risque de devenir infime, ce qui ne manquera pas d’aggraver une situation déjà préoccupante.

Une nouvelle loi sur le 1 % patronal



Le parlement a adopté, dans sa dernière session ordinaire, la loi portant modification du Code de la Construction et de l’Habitation et relative à la création de l’Agence Nationale pour la Participation des employeurs à l’Effort de Construction (ANPEC).

Aux termes de cette loi, la base de calcul de la contribution employeur est ramenée de 0,77 % à 0,72 % de la masse salariale, pour l’année 1988. La part anciennement réservée en priorité au logement des immigrés (ainsi ramenée à 0,080 % de la masse salariale) sera désormais gérée par l’ANPEC dans des conditions à fixer par décret en Conseil d’État, et fera l’objet d’une programmation annuelle d’emploi établie par le gouvernement.

Mais d’ores et déjà, l’orientation majeure apparue tant dans les conclusions du Rapport Mercadal [2] que des débats parlementaires, consisterait à transformer le 0,1 % immigrés en un produit affecté au financement des actions prioritaires englobant les immigrés ainsi que de nombreuses autres catégories de populations exclues du logement social.

La loi crée en outre l’ANPEC sous la forme d’un établissement public de gestion privée quant à son personnel et son régime comptable. Elle sera dotée d’un conseil d’administration quadripartie (État, organismes collecteurs agréés, syndicats d’employeurs et syndicats de salariés), et aura compétence générale en matière de :

  • conseil, coordination d’activités et contrôle de la gestion des organismes collecteurs ;



  • collecte, gestion et redistribution des fonds affectés au 0,1 % immigrés, selon les orientations annuellement définies par le gouvernement ;



  • gestion d’un fonds de garantie destiné à assurer la bonne fin des opérations engagées par les organismes collecteurs.




Notes

[1Voir encadré.

[2Rapport préparatoire à la réforme du 1 % logement en juin 1987.


Article extrait du n°2

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 15:18
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