Article extrait du Plein droit n° 2, février 1988
« Logement : pourquoi des ghettos ? »

Des Français de trop

Pondichéry, Karikal, Mahé et Yanaon constituaient, jusqu’en 1962, les établissements français de l’Inde (Chandernagor étant devenu indien depuis 1950). Par un décret du 21 septembre1881, les « natifs » des Établissements pouvaient renoncer à leur statut personnel, de manière irrévocable et définitive, et être régis par les lois civiles et politiques applicables aux Français dans la colonie ils devenaient Français.

Par le Traité franco-indien du 28 mai 1956, ratifié le 16 août 1962 et publié au journal officiel du 23 octobre 1962, la France cédait à l’Inde, en pleine souveraineté, le territoire des Établissements.

Les nationaux français, nés sur le territoire des Établissements et qui étaient domiciliés, à la date d’entrée en vigueur du Traité, le 16 août 1962, soit sur le territoire des Établissements, soit sur celui de l’Union indienne, devenaient nationaux indiens, sauf s’ils optaient pour la conservation de leur nationalité française par déclaration écrite faite dans les six mois de l’entrée en vigueur du Traité, soit avant le 16 février 1963. L’option, prévue par les articles 4 à 6 du Traité, devait être exercée, pour les enfants âgés de moins de dix-huit ans, par la déclaration de leur représentant légal.

En revanche, ceux qui étaient domiciliés en dehors de l’Union indienne et des Établissements, conservaient la nationalité française, sauf à opter pour l’acquisition de la nationalité indienne avant le 16 février 1963 (article 7 du Traité). Un petit nombre de Français de l’Inde ont pu souscrire l’option de conserver la nationalité française, le Traité ayant été très peu diffusé auprès de la population concernée…

Mr Abdoul B, qui est né à Pondichéry le 23 février 1934, était français en vertu de l’article 23 du Code de la Nationalité Française, comme enfant naturel né en France d’un père qui y est également né, et un certificat de nationalité française lui était délivré le 27 octobre 1958 par le juge de paix au tribunal de Pondichéry.

Il n’a pas perdu sa nationalité française à la date d’entrée en vigueur du Traité de cession, le 16 août 1962, parce qu’il se trouvait alors en dehors des Établissements et de l’Inde, ayant vécu d’abord à Haiphong (Nord Vietnam) de 1951 à 1954, puis à Vientiane (Laos) de 1955 à 1975. La preuve qu’il se trouvait domicilié au Laos en 1962 a été rapportée de manière irréfutable par une attestation de résidence délivrée par l’Ambassade de France à Vientiane.

Deux autres certificats de nationalité française lui ont été délivrés, le 13 juin 1967 par le juge d’instance de Paris (1er), puis le 17 novembre 1981 par celui de Creil (Oise).

Il a épousé à Pondichéry, le 13 décembre 1957, Mademoiselle Hamidaby G, et de leur union sont issus six enfants, l’aîné étant décédé en 1961, quelques jours après sa naissance. Madame Abdoul B avait perdu sa nationalité française en 1962 et est devenue indienne, parce qu’elle n’avait pas exercé l’option prévue par l’article du Traité de cession alors qu’elle résidait à Pondichéry.

Monsieur Abdoul B, qui était retourné vivre à Pondichéry avec sa famille en 1975, est arrivé en France en 1980. Il y réside et y travaille depuis cette date.

Désirant faire venir sa famille en France, il prend contact avec le ministère des Relations Extérieures qui, le 25 septembre 1984, lui conseille d’inciter son épouse à présenter, auprès du Consulat de Pondichéry, une demande de visa d’établissement, en l’assurant que, dès que le dossier parviendrait à Paris, il serait « étudié avec diligence et bienveillance ». La demande est déposée le 7 janvier 1985 par Mme Abdoul B pour elle-même et ses cinq enfants qui, pense-t-elle, ne possèdent pas la nationalité française.

Pendant plus de deux ans, ni Mr Abdoul B en France, ni son épouse en Inde ne recevront la moindre réponse ! Et pourtant, le dossier est parvenu en France en 1985 et l’enquête de police sur la situation de Mr Abdoul B terminée depuis le 9 mai 1985… !

Le 14 avril 1987, Mr Abdoul B réitère, par l’intermédiaire d’un avocat, sa demande de visa de long séjour pour son épouse et sollicite simultanément du Consul de France la délivrance de passeports français pour quatre de ses enfants, tous Français sur le fondement de l’article 17 du Code de la Nationalité, comme nés d’un père français. Il réclame aussi des certificats de nationalité française pour ses enfants, en s’adressant, le 15 avril 1987, au juge d’instance du 1" arrondissement de Paris, compétent pour délivrer ces documents aux Français résidant à l’étranger.

Le 5 mai, le Consul Général de France à Pondichéry répond que « les demandes de visas déposées en 1985 avaient bien été transmises au ministère des Affaires Étrangères, mais qu’elles n’ont pas encore reçu de suite »… Il ajoute que « la nationalité des enfants nécessite certaines vérifications approfondies et un avis à cet effet a dû être demandé au ministère de la Justice dont la réponse est attendue »…

Le 16 juin 1987, le magistrat chargé du service de la nationalité des Français établis hors de France précise que, pour la demande de certificats de nationalité des enfants, un avis a été sollicité au ministère de la Justice…

À ce jour, le visa de Mme Adboul B et les passeports français de ses enfants n’ont toujours pas été délivrés : quatre Français sont ainsi privés, sans aucun motif, du droit d’entrée en France et une ressortissante indienne, mère d’enfants français, ne peut rejoindre son conjoint français en France.

Une voie de fait

Non seulement l’administration ne répond pas aux demandes légitimes d’une famille, mais le ministre de la Justice n’hésite pas, le 26 juin 1987, soit quelques semaines après avoir été saisi des demandes de passeports, à transmettre au juge d’instance de Creil un avis invitant Mr Abdoul B à restituer les certificats de nationalité française délivrés les 13 juin 1967 et 17 novembre 1981.

Le 21 juillet 1981, Mr Abdoul B se voit ainsi retirer les documents attestant de sa nationalité française. Tout se passe comme si l’administration cherchait par tous les moyens à empêcher la famille Abdoul B de se regrouper en France, en remettant en cause la nationalité française du père, donc celle des enfants.

Mais ce retrait des certificats est un acte manifestement illégal et constitue une voie de fait commise par le garde des Sceaux et le juge d’instance de Creil. En effet, le garde des Sceaux ne peut, s’il estime qu’un certificat de nationalité française est erroné, que faire saisir, par le Procureur de la République, le Tribunal de Grande Instance du domicile de l’intéressé aux fins de voir annuler le certificat, aucun texte législatif ou réglementaire ne l’autorisant à faire procéder lui-même au retrait du document par le juge d’instance.

Le conseil de Mr Abdoul B ayant demandé au ministre de la Justice la restitution des certificats de nationalité illégalement retirés, ceux-ci viennent d’être rendus à l’intéressé, après que le juge d’instance de Creil et la Chancellerie aient expressément reconnu, dans des courriers des 15 et 30 septembre 1987, que la pratique consistant à faire restituer « volontairement » un certificat de nationalité estimé erroné, avait pour seul but d’éviter le contentieux judiciaire (sic) et de permettre à l’intéressé de régulariser sa situation en réclamant la qualité de Français sur le fondement de la possession d’état (article 57-1 du Code de la Nationalité).

Un chantage discret

Dans la lettre du 30 septembre 1987 (voir ci-contre), la Chancellerie déniche enfin, après vingt-cinq ans, un motif pour contester la nationalité française de Mr Abdoul B depuis 1962 : son domicile de nationalité n’aurait pas été au Laos, mais à Pondichéry puisque son épouse et ses enfants y étaient restés.

En outre, la Chancellerie tente d’exercer sur lui un discret chantage en le menaçant des conséquences qu’aurait sur sa situation l’éventuelle annulation judiciaire de ses certificats, à savoir d’interrompre le délai de dix ans de possession d’état et donc de l’empêcher de récupérer la nationalité française.

En janvier 1988, Mr Abdoul B attend toujours que son épouse et ses enfants soient enfin autorisés à le rejoindre en France. Cette situation intolérable résulte de l’attitude scandaleuse des deux administrations concernées : le ministère de la Justice, qui refuse de délivrer des passeports à quatre citoyens français voulant entrer en France ; le ministère des Affaires Étrangères qui refuse d’établir un visa à une ressortissante indienne mère et conjointe de Français.

Sans doute Mr Abdoul B devra-t-il engager une action judiciaire pour obtenir enfin le droit de mener une vie familiale normale.

Affaire à suivre…

Ministère de la justice
Direction des affaires civiles et du sceau
Le sous-Directeur

Paris le 30 septembre 1987



Maître,

Par votre lettre du 21 septembre 1987, vous avez appelé mon attention sur la situation au regard du droit de la nationalité de M. Abdoul B et sur la restitution par ce dernier au juge d’instance de Creil des certificats de nationalité française qui lui avaient été délivrés le 13 juin 1967 et le 17 novembre 1981.

La restitution volontaire de ces documents avait effectivement été demandée par la Chancellerie le 26 juin 1987.

Celle-ci a estimé que l’intéressé, né le 23 février 1934 à Pondichéry, avait fixé en ce lieu, lors de l’entrée en vigueur du Traité de cession des Établissements Français de l’Inde, son domicile de nationalité, c’est-à-dire le centre de ses attaches familiales. En effet, son épouse et deux de ses enfants demeuraient à Pondichéry.

De ce fait, M. Abdoul B, faute d’avoir souscrit l’option prévue à l’article 5 du Traité de cession franco-indien, est réputé avoir perdu la nationalité française le 16 août 1962.

La Chancellerie, dans sa dépêche du 26 juin 1987, avait demandé la restitution volontaire des certificats dans le seul but d’éviter à l’intéressé les frais d’un contentieux judiciaire et de lui permettre de régulariser sa situation au regard de l’article 57.1 du code de la nationalité française.

Votre lettre faisant apparaître un doute sur le caractère volontaire de cette restitution, je retourne au juge d’instance les certificats de nationalité en lui demandant de les remettre à M. Abdoul B.

Dans ces conditions, je vais engager une action en vue d’obtenir l’annulation judiciaire de ces certificats.

Si le tribunal fait droit à ma demande, cette décision aura pour effet d’interrompre le délai de dix années de possession d’état exigé pour la souscription de le déclaration de nationalité de l’article 57.1 du code de la nationalité française.

Veuillez agréer, Maître, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Pour le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice
Pour le Directeur des Affaires Civiles et du Sceaux
Le sous-Directeur

Ch. Roehrich.



Article extrait du n°2

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 16:00
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