Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

L’asile et l’intime conviction du juge

Jean-Michel Belorgey

Membre du Conseil d’Etat. Président de Section à la Commission des recours des réfugiés.
Quels sont les éléments sur lesquels se fonde le juge pour se forger une intime conviction en matière de contentieux du droit d’asile ? L’essentiel repose sur la plausibilité du récit et la pertinence des pièces produites par le demandeur d’asile mais la suspicion de fraude qui pèse sur chaque requérant et la fragilité de certains témoignages font souvent peser un doute qui rend ce contentieux étrange et incertain.

Les règles auxquelles obéit le contentieux du droit d’asile, et la jurisprudence à laquelle a donné lieu leur mise en œuvre, sont désormais bien connues, au moins des spécialistes et des militants des droits de l’homme ; de savants ouvrages en ont donné de longues et précises descriptions [1]. Les modalités de formation, en ce domaine, de l’intime conviction du juge sont demeurées plus confidentielles. Faute de se prêter, sans doute, à une analyse rassurante. De manière, à tout le moins, à ne pas trop donner à voir que le roi est, sinon nu, en tout cas fortement dévêtu. Ce qui est de nature, pourtant, à donner de la justice, qui a tout à y gagner, sur ce front comme sur d’autres, un visage plus humain.

Les données à la disposition du juge pour lui permettre d’élucider les situations dont il a à connaître, sont tout d’abord, en règle générale, extraordinairement limitées. Il n’en va autrement que dans quelques cas, notamment en matière d’exclusion du statut pour commission de crimes contre la paix, de guerre, ou contre l’humanité, où cela ne simplifie pas, d’ailleurs, la solution, car certaines formes de pléthore ne sont pas plus confortables que la pénurie. Ce sont :

le texte de la demande de reconnaissance de la qualité de réfugié, plus ou moins circonstancié, plus ou moins digressif, plus ou moins « stéréotypé », pour employer le vocabulaire de l’OFPRA ;

  • le compte rendu d’entretien avec l’officier de protection de l’OFPRA, quand il y en a eu un, ce qui n’est pas toujours le cas ;
  • le texte de la demande devant la Commission des recours des réfugiés ;
  • des pièces à l’appui ;
  • les éléments fournis par la documentation réunie par la commission des recours sur les situations nationales ;
  • les éléments fournis, à la demande le l’OFPRA ou du juge, par les postes diplomatiques ou consulaires.

Le deuxième et le troisième document comportent inévitablement, par rapport au premier et entre-eux :

soit un caractère redondant,

  • soit un caractère contradictoire.

Il n’en est autrement que s’ils apparaissent miraculeusement comme un développement, une déclinaison méthodique des premières assertions formulées par le demandeur d’asile avec des précisions :

quant aux dates des engagements politiques allégués, des arrestations, gardes à vue, emprisonnements, condamnations, prises à partie, visites domiciliaires, agressions, enrôlements forcés subis, des assassinats de parents ou de proches ayant joué un rôle dans le choix de s’exiler,

  • quant à la raison sociale exacte, la nature, l’histoire des formations politiques ou para-politiques au sein desquelles un engagement est allégué, ainsi que la distribution des responsabilités au sein de celles-ci, et les caractéristiques de celles occupées par l’intéressé lui-même,
  • quant au calendrier des événements politiques (élections, insurrections, rébellions) du pays, et plus précisément de la région et de la localité d’origine ou de résidence.

C’est alors que le juge, à son corps plus ou moins défendant, commence à s’associer à l’exercice de l’espèce de double contrainte qui, du fait de la nature de l’épreuve, de l’exigence de vérité, ou de la propension au soupçon, du contingentement de fait, aussi, qui règne en matière de reconnaissance de la qualité de réfugié, tend à s’appesantir sur le demandeur d’asile.

Car, si celui-ci est trop imprécis, il ne saurait naturellement convaincre. Mais s’il l’est (et il l’est rapidement) trop, cela ne peut naturellement qu’éveiller les doutes. Ce qui vaut pour les productions de forme narrative, vaut, a fortiori, pour les productions de pièces à l’appui qui échappent rarement à une disqualification sous le signe aussi péremptoire que contradictoire (ou l’inverse) :

de l’inadéquation,

  • du faux.

Sont logiquement réputés inadéquats les articles de journaux ou tracts politiques de portée générale, les cartes témoignant d’une appartenance, de portée indécise, à une formation politique ou apparentée, les attestations de chefs peu ou prou historiques en exil.

Sont non moins logiquement réputés faux les procès-verbaux de police, décisions de justice, attestations administratives émanant des autorités du pays d’origine, dont on n’en finit pas de déplorer le défaut de production, mais dont la présence au dossier soulève trois espèces de doutes : le premier tiré de l’incertitude sur leur caractère authentique (certains ne paraissent effectivement pas crédibles, mais tous les documents réels de pays bizarres ne sont, de fait, pas crédibles, et la plupart des postes diplomatiques ou consulaires sont trop loin des réalités souterraines du pays de résidence, ou trop légitimistes, pour avoir là-dessus des idées précises, ou, à défaut, bienveillantes) ; le second tiré du degré de plausibilité de l’entrée en possession de documents authentiques de l’espèce (on semble oublier, quand on les réclame improbablement, que les tortionnaires ne délivrent pas de certificats, mais on hésite tout autant – à tort ou à raison – à admettre que leur activité puisse laisser des traces administratives) ; le troisième, enfin, tiré de la supputation de la possibilité qu’un persécuté cherchant à quitter son pays en catastrophe pense d’abord, parvienne ensuite à se munir de semblables documents, ou de documents apparentés (photos compromettantes à raison de la prise ou de la détention desquelles on aurait été recherché ou poursuivi).

Qu’est-ce qu’une persécution ,

Et ce n’est pas tout. Dès lors que, pour bénéficier de la reconnaissance de la qualité de réfugié, l’enjeu n’est pas d’établir – ou personne n’y parviendrait jamais – l’existence de persécutions, ou de menaces de persécutions, mais d’accréditer une narration plausible des persécutions subies ou redoutées, quelles sont, par-delà la précision des faits invoqués, et leur compatibilité avec les informations disponibles (forcément fragmentaires elles aussi, et qu’on ne peut tenir pour fixant la limite des occurrences possibles), les formes de réactions à ces persécutions elles-mêmes regardées comme plausibles ? Les persécutions doivent-elles, avant de déclencher l’exil, avoir été répétitives, ou peut-on admettre que leur victime ait, à la première alerte, choisi cette issue ? Que faut-il penser d’un exil tardivement choisi, après qu’une longue série de persécutions ait préalablement été endurée sans faillir ? Jusqu’à quel point, ou à partir de quelle intensité, la double pression de forces gouvernementales et de forces rebelles, alternant leurs exactions et leurs tentatives d’enrôlement, peut-elle être regardée comme constitutive de persécutions ? Jusqu’où les membres d’une même famille (et à quel degré de parenté) sont-ils fatalement, et cela vaut-il également dans toutes les sociétés et dans toutes les cultures, exposés à des persécutions dès lors qu’un premier membre s’est lui-même trouvé pris dans l’engrenage ?

Autant de questions auxquelles s’est, avant le juge, évidemment trouvé confronté, lorsqu’un entretien est intervenu avant la décision de l’OFPRA, l’officier de protection commis par cet organisme. Il peut avoir contribué à les résoudre. Pour peu que l’entretien n’ait pas été mené avec trop de hâte. Pour peu qu’il ait eu lieu dans une langue commune aux deux interlocuteurs, ou ait bénéficié du concours d’un interprète. Pour peu que l’officier de protection ne se soit abandonné à aucun a priori ethnique, politique, ou social. Et ne se soit pas, légitimement, ou illégitimement mais irrésistiblement, cru tenu par des consignes hiérarchiques. Et encore n’ait pas cédé à la tentation d’une sur-justification de sa fin de non-recevoir au prix, le cas échéant, de la mise en évidence comme révélatrices d’un mensonge ou d’une manœuvre d’erreurs, ou de contradictions de hasard. Ces conditions sont, hélas, rarement réunies. Il est, dès lors, peu fréquent que l’entretien, dont le défaut se fait forcément sentir, soit, lorsqu’il existe, d’un réel secours ; ne pose pas des problèmes ; ou ne risque pas, par certains des constats auxquels il procède, de peser contre le demandeur d’asile.

Tel est aussi le cas, hélas, de l’intervention de certains avocats qui, habitués ou non à l’exercice, n’en ont pas compris la portée, et, soit font exagérément confiance au juge, soit le soupçonnent à tort, ou n’en ont cure, mais le plus souvent le harassent de détails, de digressions et d’arguments hors sujet, au lieu d’affronter les questions clefs :

est-on, ou non dans le champ de la Convention ?

  • la narration est-elle plausible, suffisamment précise, compatible avec l’information disponible, ou avec ses silences ?
  • que valent les pièces produites, y compris celles attestant de séquelles de violences ou de tortures qui impressionnent, souvent à juste titre, le juge, mais peuvent ne pas avoir cet effet, ne peuvent, en tout cas, à elles seules, au moins en principe, faire la décision, pas plus que leur absence la compromettre ?

On a déjà traité du problème de la plausibilité de la narration et des pièces produites ; encore faut-il marquer que, si l’asile n’est pas réservé à des héros intellectuels ou bourgeois de luttes aux contours clairement définis, mais vaut aussi, ce qui semble, aux termes de la Convention de Genève, bien être le cas, pour les humbles et les comparses, ainsi que pour les combats douteux, on ne peut faire de la compétence des requérants en science politique, et en histoire électorale, militaire ou diplomatique, le test de leur sincérité, ni tenir qu’en dehors des événements déjà recensés par les documents disponibles aux archives, il ne s’est rien passé où le droit d’asile puisse prendre racine, au fond d’aucune jungle, savane, djebel, ou bas quartier. Il arrive malheureusement qu’on s’y oublie.

La première des questions soulevées est évidemment planétaire. Et la réponse n’y est qu’en apparence fermement guidée par le droit conventionnel applicable, éclairé par la jurisprudence. Ne sont ainsi sûrement pas dans le champ de la convention les mauvais traitements subis du fait de l’existence de désordres ordinaires (brigandage, bandes armées tolérées par les autorités, par impuissance, ou sous le signe de diverses complicités) ; ni ceux subis à la suite d’un emprisonnement, serait-il arbitraire, mais sans être lié à une appartenance, réelle ou supposée, d’ordre ethnique, politique ou religieux, pour des motifs de droit commun ; ni encore les craintes de mauvais traitement résultant de la commission ou de l’imputation de commission d’un délit. La Convention de Genève ne protège pas – c’est une de ses limites – contre le mauvais gouvernement, la corruption de l’administration, de la police ou de la justice. Reste que cela n’est pas toujours aisément intelligible pour les requérants ; et que les frontières demeurent, même pour le juge, malaisées à tracer, si bien que, tandis que les plus naïfs des demandeurs tombent dans le panneau et articulent très précisément ce qu’il faut pour être éconduits, d’autres se montrent plus habiles ; et qu’il est parfois également difficile au juge, à moins qu’il n’incline, ce qui lui arrive, à prendre ses aises, de démonter un argumentaire habile que de « sauver » un maladroit. La pratique des mariages forcés est naturellement, elles aussi, hors convention ; il n’est pas anormal, cependant, que, dans certains cas d’espèce, elle ait pu recevoir une interprétation l’y faisant entrer. Cela n’a pas été le cas, jusqu’à présent, pour les situations de proscription, avec ou sans menace de mort, liées au refus d’assurer des fonctions de « roi » ou de « reine » d’ensembles tribaux de taille variable, situations qui ne se rencontrent que chez les demandeurs d’asile d’origine ghanéenne, heureusement, car on n’y comprend pas grand chose.

Comment ne pas admettre, en revanche, que la pratique systématique de l’expulsion hors du territoire du pays dont ils ont la nationalité de ressortissants de groupes ethniques minoritaires est dans le champ de la Convention ? Cette conviction ne paraît malheureusement pas généralement partagée. Le juge dispose toujours, il est vrai, dans l’interprétation et la qualification des faits invoqués, d’une telle latitude que les solutions sont très largement aléatoires. Une telle situation peut se révéler préoccupante, dans tous les sens, si celui qui tranche ne contrôle pas ses intuitions ou ses préventions, et y plie trop volontiers sa conviction et sa plume (dans le souci, louable, d’éviter la cassation).

Un étrange contentieux, au total. Dont la réforme en cours du droit applicable risque malheureusement, plutôt que d’assainir, de maximiser les faiblesses. Tant du fait de la multiplication des fins de non-recevoir opposables aux demandeurs que du fait de la multiplication des procédures d’urgence. La combinaison des deux stratégies pourrait bien sonner le glas du droit d’asile. ;




Notes

[1Notamment : Commission des recours des réfugiés : « Le droit des réfugiés en France », Tables décennales de jurisprudence de la Commission des recours des réfugiés (1988-1997), précédées d’une étude de Frédéric Tiberghien, Economica, 2000.


Article extrait du n°59-60

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
URL de cette page : www.gisti.org/article4261