Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »
Consensus sur les charters
Claudia Cortes-Diaz
Juriste, permanente au Gisti.
A la tête de l’Union européenne à compter du 1er juillet 2003, les Italiens ont proposé au Conseil, dès le 3 juillet, l’adoption d’une décision « relative à l’organisation conjointe de vols communs pour l’éloignement collectif de ressortissants de pays tiers séjournant illégalement sur le territoire de deux États membres ou plus » d’une part, et un projet de « manuel » pour l’organisation de ces vols communs (autrement dit « charters »), d’autre part. Cette question n’est pas nouvelle – loin s’en faut – dans les travaux européens. De manière récurrente, et ce depuis longtemps, les États membres se penchent sur la question de l’éloignement des étrangers séjournant de manière irrégulière sur l’espace européen et la manière de « rationaliser » leur éloignement. La Commission européenne a joué (et continuer à jouer) un rôle très actif dans ce domaine, en proposant des mesures tantôt « juridiques », tantôt « opérationnelles » voire financières.
Ces propositions représentent cependant un tournant dans la politique européenne de retour : jusque là, les pays membres avaient écarté la méthode communautaire pour procéder à la réalisation de ces vols groupés ; aujourd’hui, bien qu’encore méfiants à l’égard de la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration décidée par le traité d’Amsterdam, ils y recourent lorsque cette méthode peut leur être utile du point de vue opérationnel. Même si, en l’occurrence, la procédure fixée par ledit traité n’est pas tout à fait respectée et si le contenu de ces propositions permet de poser la question de sa compatibilité avec un certain nombre de textes internationaux de protection des droits de l’homme.
Avec l’adoption du traité de Maastricht, en 1991, les politiques d’immigration et d’asile relevaient du « troisième pilier » de l’Union européenne, c’est-à-dire de la coopération intergouvernementale en vue d’une harmonisation des législations nationales à travers l’adoption de textes sans aucune valeur juridique contraignante [1]. C’est dans ce cadre que les États membres ont adopté, le 30 novembre 1992, deux recommandations sur « les pratiques des États membres en matière d’éloignement » et concernant « le transit aux fins d’éloignement ». Il s’agissait d’une part de fixer des critères sur l’irrégularité de séjour des ressortissants des pays tiers, d’autre part de définir des modalités destinées à améliorer l’exécution des mesures d’éloignement.
Le premier de ces textes prévoyait qu’est en situation irrégulière l’étranger qui est entré de manière illégale sur le territoire d’un État membre ou y a séjourné après l’expiration de son visa ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée. Si cette définition est des plus banales, elle est cependant à mettre en relation avec deux autres résolutions (dites « de Londres ») adoptées à la même époque et relatives aux notions de « pays tiers sûrs » et de « demande d’asile manifestement infondée », dont on connaît aujourd’hui les incidences sur le respect du droit d’asile en Europe en général et en France en particulier [2].
Quant à la recommandation sur l’exécution des mesures d’éloignement, elle énonçait toute une série de conseils à suivre lorsque, pour des raisons d’efficacité, de rapidité et d’économie, un État membre devait demander l’autorisation d’entrée et de transit d’un ressortissant d’un pays tiers objet d’une décision d’éloignement sur le territoire d’un autre pays membre. On va retrouver ces trois critères tout au long du processus d’élaboration de la politique européenne de retour jusqu’à aujourd’hui où ils sont le fondement de la « politique » de charters.
Difficile communautarisation
L’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, le 1er mai 1999 a eu comme conséquence la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration. Les États ont cependant bien souvent du mal à « jouer le jeu », soit parce qu’ils s’affranchissent clairement et ouvertement de cette méthode communautaire lorsqu’elle leur paraît trop contraignante [3], soit parce que, même quand ils s’y plient, chaque État réussit finalement à maintenir ses propres prérogatives. L’adoption de la directive relative au droit au regroupement familial des ressortissants des pays tiers en est un exemple tout à fait remarquable [4].
La question du retour des ressortissants des pays tiers ne constitue pas une exception. En effet, chaque pays membre veut continuer à décider de manière souveraine qui doit être éloigné de son territoire, que ce soit pour des motifs d’ordre public ou de sécurité intérieure ou comme sanction du séjour irrégulier de l’étranger concerné. Les États membres sont toutefois prêts à s’entendre (et rapidement) avec leurs partenaires lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des mesures dites « opérationnelles », c’est-à-dire des décisions qui n’impliquent pas de définition de normes minimales ou d’harmonisation des législations nationales mais qui débouchent sur des actions concrètes.
Dans ce contexte, la Commission européenne affiche, depuis la fin de l’année 2001, une volonté (pour le moins troublante) de rester à l’avant-garde dans ce domaine. Cette date n’est pas due au hasard. Bien que la lutte contre l’immigration clandestine ait toujours été l’obsession des États membres, le Conseil européen de Tampere, en octobre 1999, n’en avait pas fait une priorité dans la construction de cet espace de « liberté, de sécurité et de justice » qu’il entendait impulser. C’est après les événements du 11 septembre 2001 que le tournant va s’opérer. Les Conseils européens de Laeken (en décembre 2001) et surtout de Séville (en juin 2002) vont en effet se focaliser sur cet objectif. La Commission, chargée de faire des propositions dans ce sens, va s’atteler à la tâche en présentant au Conseil et au Parlement pas moins de cinq textes différents – communications, « Livre vert » et « plans d’action » – relatifs à la lutte contre l’immigration clandestine, dans lesquels une place de choix est réservée à la question du retour et des « charters ».
Dans sa communication sur « une politique commune en matière d’immigration clandestine », du 15 novembre 2001, la Commission annonce la préparation d’un document spécifique de réflexion sur la question du retour. Ce document prendra la forme d’un Livre vert « relatif à une politique communautaire en matière de retour des personnes en séjour irrégulier » (10 avril 2002). Il a pour objectif de « passer en revue les aspects complexes du retour des personnes en séjour irrégulier dans l’Union européenne et de formuler des propositions en vue de définir une politique coordonnée et efficace, fondée sur des normes et des principes communs et respectueuse des droits de l’homme et de la dignité humaine ». Il sera toutefois beaucoup plus question de la « politique coordonnée et efficace » que du respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine.
Retour volontaire et retour forcé
Deux formes de retour y sont distinguées : le volontaire et le forcé. Le premier peut constituer, selon la Commission, une des solutions à long terme pour résoudre le problème des demandeurs d’asile déboutés, ce qui est indispensable « pour sauvegarder l’intégrité d’un régime d’asile commun ». Pour inciter au retour volontaire, elle envisage « qu’une demande ultérieure de visa permettant de revenir dans l’Union européenne pourrait ne pas être rejetée au seul motif que l’intéressé était précédemment en séjour irrégulier dans un État membre ». Une hypothèse qui traduit, de la part de la Commission, soit une naïveté surprenante, soit une parfaite mauvaise foi, tant il est notoire que la politique européenne des visas est fondée presque exclusivement sur la prévention du risque migratoire. Les ministres de l’intérieur eux-mêmes ne se font guère d’illusions, tel le ministre français, Nicolas Sarkozy qui reconnaît : « Nous sommes tous favorables aux départs volontaires, mais si vous donnez le choix à un réfugié en fin de droits entre partir de son plein gré ou rester, vous risquez d’avoir peu de succès » [5].
La Commission annonce également deux futures propositions de directive : l’une en matière de procédures de retour, l’autre relative au placement en rétention des ressortissants des pays tiers dans l’attente de leur éloignement. Devant la réticence des États membres à adopter de telles normes communes jugées trop contraignantes, la Commission a proposé, en échange du respect, par ces États membres, « de certaines règles », de financer, à hauteur de 30 millions d’euros sur deux ans, les charters communautaires [6].
Enfin, le Livre vert prévoit un chapitre consacré à la coopération opérationnelle. Il s’agit principalement de l’identification des personnes à éloigner (identité, nationalité), de l’obtention des documents nécessaires, du contact des officiers de liaison avec les autorités des pays d’origine et de l’échange d’informations sur l’organisation concrète des opérations de retour. C’est-à-dire, en somme, de l’organisation de charters communs.
Le 14 octobre 2002, la Commission européenne présentait une communication « relative à une politique communautaire en matière de retour des personnes en séjour irrégulier ». Ce document constitue la réponse à une demande formulée par le Conseil européen de Séville de juin 2002, dont les conclusions précisent : « s’agissant des politiques d’éloignement et de rapatriement, adopter au plus tard d’ici la fin de l’année les éléments d’un programme de rapatriement sur la base du livre vert de la Commission ; parmi ces éléments doit figurer l’optimisation des retours accélérés vers l’Afghanistan […] ». Dans cette nouvelle communication, la Commission approfondissait sa réflexion sur les mesures opérationnelles à mettre en œuvre, parmi lesquelles l’introduction des données biométriques dans le système d’information sur les visas, de règles de réadmission des étrangers non communautaires entre les États membres, la formation commune des autorités de différents pays chargés de l’éloignement et la mise en place d’opérations de retour communes. « Il est généralement coûteux d’exécuter les mesures d’éloignement de personnes en séjour irrégulier au moyen de vols charter. Les États membres pourraient dès lors exécuter les retours de manière plus efficace en organisant des opérations de retour communes, le cas échéant en partageant les capacités existantes à bord des vols […]. La généralisation de cette pratique non seulement présenterait des avantages financiers, mais adresserait aussi un signal fort » estimait l’institution européenne.
Il est vrai que certains pays membres, parmi lesquels la France, avaient déjà eu recours, en 2002 et 2003, aux vols groupés pour procéder à l’expulsion des ressortissants de pays tiers. La délégation française avait d’ailleurs présenté au Conseil, le 29 juillet 2002, une proposition de projet pilote de « rationalisation des mesures d’éloignement, notamment par le moyen des retours groupés ».
C’est dans ce contexte qu’au début de l’été 2003 a été mise sur la table de négociations la proposition italienne, sur laquelle les États membres ont conclu un accord politique lors d’une réunion du Conseil justice et affaires intérieures le 6 novembre 2003, alors que le Parlement européen n’avait pas encore rendu son avis. Le texte initialement présenté a subi des modifications importantes au cours des négociations. Dans la seconde version de la proposition sont définies les différentes tâches relevant d’une part de l’État « organisateur » (choix du transporteur aérien, obtention des autorisations nécessaires au déroulement du vol commun, définition des détails opérationnels), d’autre part de l’État « participant » (annonce de sa participation à l’opération et désignation des escortes), et, enfin, les tâches communes (veiller à ce que les personnes soient en possession des documents de voyage valables et tenter d’obtenir l’assistance nécessaire des autorités diplomatiques et consulaires).
Au texte a été ajoutée une annexe intitulée « Orientations communes sur les mesures de sécurité à prendre pour les opérations communes d’éloignement par voie aérienne ». Intégrée à la proposition après la saisine du Parlement européen, elle échappe par conséquent au contrôle parlementaire. Sa lecture est pourtant édifiante. On y apprend, par exemple, que les États peuvent faire appel aux escortes privées – mais non armées – pour l’accompagnement des personnes renvoyées. Lors du départ, l’État organisateur doit prévoir une zone de sécurité « afin d’assurer un rassemblement discret ». En cas d’incident, le document précise que les escorteurs doivent se limiter à l’autodéfense mais peuvent prendre « toutes mesures raisonnables et proportionnées, en cas de risque immédiat et grave, pour empêcher la personne renvoyée de s’échapper, de se blesser ou de blesser un tiers ». On se demande ce qui est raisonnable et proportionné dans une opération dont le principe même est loin d’être proportionné à l’égard des étrangers éloignés.
Une section est consacrée au recours à des mesures de coercition. Il y est affirmé que l’usage de la force ne doit pas dépasser les « limites du raisonnable » (pour qui ?), qu’il ne doit être porté atteinte ni à la dignité ni à l’intégrité physique de la personne renvoyée (selon quelles notions de dignité et d’intégrité ?), et qu’enfin, si la force est utilisée, la victime doit rester en position verticale pour que sa cage thoracique ne soit pas comprimée (autrement dit pour ne pas l’étouffer et de cette manière causer sa mort) [7]. Un rapport de mission est prévu, qui doit faire état « des incidents éventuels ainsi que des mesures coercitives et médicales éventuellement prises ». Mais il doit rester « strictement confidentiel et réservé à l’usage interne ».
L’expérience française des « charters » démontre que ces recommandations sont loin d’être respectées. Dans son avis du 19 novembre 2003, la Commission de déontologie de la sécurité, autorité indépendante saisie à l’occasion des charters réalisés en avril 2003, a ainsi estimé que des entorses au droit avaient été commises, parmi lesquelles le non respect du délai d’un jour franc avant l’éloignement, ou le prolongement injustifié du maintien en zone d’attente. Mais aussi que la dignité des personnes n’avait pas été respectée. [8]
Présence des ONG
Le texte de la proposition italienne est donc critiquable d’un double point de vue : du point de vue de la forme, car le Conseil de l’Union européenne a adopté un texte sur lequel le Parlement européen ne s’est pas encore prononcé (son avis doit être rendu à la fin du mois de février) [9] ; sur le fond, car il porte atteinte à un certain nombre de conventions internationales. En effet, comme la Cimade le fait valoir, l’organisation de vols groupés viole l’article 4 du protocole 4 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit les expulsions collectives. Même si, formellement, chaque étranger éloigné fait l’objet d’une décision individuelle, il y a fort à craindre que la mise en place de ces vols n’impose une précipitation peu propice au respect du nécessaire examen de chaque situation [10]. Par ailleurs, certaines législations ne permettent pas d’effectuer cet examen dans des conditions satisfaisantes (par exemple en France, où le recours contre d’une décision d’éloignement prise en zone d’attente n’a pas d’effet suspensif). Enfin, les charters sont également contraires à l’article 3 de la même convention car l’utilisation de moyens de coercition, l’impossibilité pour l’intéressé de refuser l’éloignement et le caractère collectif du renvoi sont des éléments potentiellement constitutifs des traitements inhumains ou dégradants prohibés par cette disposition [11].
A l’automne 2003, une campagne, lancée par des organisations françaises et européennes pour le retrait de la proposition de décision sur les charters était reprise par un grand nombre de parlementaires européens [12]. Rapporteuse de cette proposition devant la Commission des libertés du Parlement, l’euro-députée socialiste française, Adeline Hazan, est très critique à son égard. S’écartant de la plateforme associative, elle choisit toutefois de ne pas condamner a priori les charters, se contentant de regretter qu’aucune disposition dans le texte n’envisage un contrôle de ces opérations par une organisation humanitaire, telle la Croix-Rouge. Telle est également la suggestion du Commissaire Vitorino. L’expérience française démontre, encore une fois, que cette présence ne suffit pas à éviter, par elle-même, le caractère foncièrement contraire aux droits fondamentaux de ce type d’opérations. En revanche, elle pose la question de la place des organisations humanitaires dans la politique d’éloignement des étrangers et du rôle qui découle de leur présence dans des lieux d’enfermement comme les centres de rétention ou les zones d’attente : caution ou bouclier ? ;
Notes
[1] Pour une analyse de l’évolution de la construction européenne, voir : « Les grandes étapes de la construction de l’“espace européen”, de Rome à Amsterdam en passant par Schengen », par Claire Rodier, Plein droit, n° 49, avril 2001, p. 36 - 41.
[2] Voir dans ce numéro, article p. 58.
[3] Ainsi, la rencontre des pays G5 (Espagne, France, Allemagne, Grande-Bretagne et Italie) à La Baule (France) en octobre 2003 en dehors de tout cadre institutionnel.
[4] Voir dans ce numéro, article p. 62.
[5] « Immigration : les Quinze envisagent des “charters européens” », Le Figaro, 14 septembre 2002.
[6] « Bruxelles prête à financer des “charters” groupés », Le Figaro, 22 janvier 2004.
[7] Comme cela s’est déjà produit en France et en Belgique.
[8] « La commission de déontologie de la sécurité critique cinq “charters” pour étrangers », Le Monde, 8 février 2004.
[9] C’est la même situation présentée lors de l’adoption de la directive relative au regroupement familial, v. note n° 6.
[10] Comme le souligne la Cimade dans un courrier adressé à M. Vitorino le 5 février 2004 : « Il est certes toujours possible de trouver des arguties juridiques pour contester le fait qu’un “charter” n’est pas une expulsion collective, comme il est toujours possible d’affirmer qu’un train n’est pas un train mais juste quelques wagons qui se suivent (...) ».
[11] Pour une analyse détaillée, voir « Contre la normalisation des vols groupés par l’Union européenne », Cimade, octobre 2003.
[12] Appel « Contre les charters de l’humiliation », novembre 2003. Voir sur le site internet : www.cimade.org
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