Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »
Délit de solidarité
Violaine Carrère et Véronique Baudet
ethnologue ; juriste
« Si la solidarité est un délit, je demande à être poursuivi(e) pour ce délit ». 354 organisations, et près de 20 000 personnes ont à ce jour signé le « Manifeste des délinquants de la solidarité » qui se conclut par cette phrase, écho d’autres démarches semblables : le manifeste « des 343 salopes » lancé, le 5 avril 1971, pour réclamer le droit à l’avortement, et d’autres encore dont, déjà sur le thème des étrangers et sans-papiers, la campagne de désobéissance civile menée en 1997 contre l’obligation prévue dans le projet de loi Debré, pour toute personne ayant signé un certificat d’hébergement, d’informer la préfecture du départ de l’étranger. Autres temps, autres mœurs, la campagne de 97, connue également sous le nom d’« appel des 66 cinéastes », avait recueilli, elle, 120 000 signatures… À l’époque, le gouvernement avait dû reculer face aux protestations venant de milieux divers, indignés à l’idée qu’on entrave leur liberté d’accueillir qui bon leur semblait.
Six ans plus tard, la quinzaine d’organisations à l’origine du « Manifeste des délinquants de la solidarité » font un double constat. D’une part, de plus en plus de personnes, partout sur le territoire, sont poursuivies, ou du moins menacées de poursuites, pour avoir aidé des étrangers en situation irrégulière. D’autre part, les deux projets de loi que le parlement s’apprête à discuter, à l’été et l’automne 2003, la énième réforme de l’ordonnance de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers, dite loi Sarkozy, et le texte réformant la réglementation sur l’asile, expriment plus que jamais le soupçon systématique à l’encontre des étrangers, renforcent tous les dispositifs de contrôle et de répression envers les étrangers et du coup également envers ceux, particuliers ou organismes, qui leur viennent en aide. La France, à l’instar des autres États d’Europe, semble n’avoir plus d’autre « politique d’immigration » que la lutte contre l’immigration illégale. Puisque les États cherchent à faire adhérer les citoyens à cette vision de l’immigré comme un danger, à les faire participer à la chasse aux migrants non admis au séjour, des citoyens veulent dire qu’eux placent des valeurs comme l’hospitalité et la solidarité au-dessus de cette logique d’État.
La solidarité : un délit ? Bien sûr, aucun projet de loi n’a – jusqu’à présent – institué un tel délit. Concernant les étrangers, le délit auquel le Manifeste fait référence s’appelle « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger en France ». Depuis 1945, la définition de ce délit et les sanctions encourues ont considérablement évolué. Chaque réforme législative a été l’occasion d’aggraver ces sanctions, d’ajouter des peines complémentaires. Les immunités familiales mises en place en 1996 apparaissent comme une protection bien mince. Quant à l’immunité prévue dans la loi du 26 novembre 2003 pour les associations et autres personnes physiques ou morales qui apportent une aide aux sans-papiers, les conditions de sa mise en œuvre sont tellement restrictives qu’elles font craindre le pire.
A l’origine, l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 disposait que « tout individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de 600 F à 12 000 F ». A deux reprises, en 1972 puis en 1976, les sanctions sont aggravées et des peines complémentaires introduites, notamment l’interdiction de séjour et la suspension du permis de conduire.
La loi du 31 décembre 1991, qui a pour but de renforcer la lutte contre le travail clandestin et l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers en France, aggrave une nouvelle fois les sanctions encourues et met en place de nouvelles peines complémentaires. À la lecture des débats parlementaires qui ont précédé le vote de la loi, il ne fait cependant aucun doute que le législateur a entendu sanctionner les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs notamment), qui permettent aux étrangers d’entrer et de séjourner en France, de même que ceux qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers, et non les personnes physiques ou morales qui, par humanité, portent une aide et un soutien à un étranger en situation irrégulière.
Au passage, on peut se demander s’il est justifié de ranger dans la même catégorie le passeur sans scrupule, qui fait payer un prix exorbitant, avec la promesse de les aider à franchir des frontières, à des personnes qu’il abandonnera éventuellement en haute mer ou en plein désert, et le chauffeur routier qui accepte de prendre à son bord des étrangers désireux d’entrer en Europe pour y demander l’asile, et qui demande à être payé pour le risque qu’il prend… Mais la lutte contre l’immigration illégale ne s’embarrasse pas de telles considérations.
La loi du 27 décembre 1994 marque un tournant dans la répression de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers. Cette loi met le droit français en conformité avec la convention de Schengen du 19 juin 1990 qui oblige les Etats membres à « instaurer des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque aide ou tente d’aider, à des fins lucratives, un étranger à pénétrer ou à séjourner sur le territoire d’un État de l’espace Schengen ». Mais elle va bien au-delà. Alors que l’infraction prévue par la convention de Schengen est très précise et ne vise que l’aide « à des fins lucratives », le gouvernement français de l’époque ne souhaite pas limiter l’incrimination de la sorte. Ainsi que le soulignera le ministre de l’intérieur lors des débats, il s’agit de permettre la poursuite pénale « des agissements qui relèveraient par exemple de l’infiltration en France d’éléments appartenant à des réseaux islamistes, terroristes ou d’espionnage ». D’un strict point de vue juridique, précisera Paul Masson, rapporteur du texte au Sénat, « le droit pénal français incrimine en principe des faits ou des agissements sans prendre en considération les motifs qui animent leurs auteurs ». Peuvent donc être poursuivies les personnes, étrangères ou françaises, qu’elles agissent à des fins lucratives ou non, qui, se trouvant en France ou dans un État de l’espace Schengen, aident un étranger à entrer ou séjourner irrégulièrement en France ou dans un autre État de l’espace Schengen.
Le seul fait de ne pas prendre en compte les motifs de l’aide ouvre la porte à toutes les dérives possibles. La rédaction du texte, ses ambiguïtés suscitent des inquiétudes [1]. Qui sont véritablement les personnes visées par l’article 21 ? Les poursuites qui ont été initiées sur le fondement de ce texte ont montré qu’il pouvait concerner bien d’autres personnes que des trafiquants et des réseaux mafieux. Au cours de la fin de la décennie, on a ainsi vu condamner une jeune femme qui avait tenté de se marier deux fois avec des étrangers en situation irrégulière, une personne qui avait aidé des membres de sa famille à passer la frontière, une autre pour avoir hébergé à son domicile un étranger en ayant connaissance de sa situation irrégulière…
Dans les milieux professionnels de l’aide sociale, par exemple parmi les responsables de structures destinées à accueillir les personnes démunies, dont des étrangers en situation irrégulière, on s’interroge. En octobre 1995, le directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) pose au ministère de la justice la question des risques encourus par les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) qui accueillent des étrangers en situation irrégulière. Le ministère précise alors que l’article 21 ne peut trouver application que « s’il est démontré chez l’agent une réelle intention de commettre le délit concerné c’est-à-dire faciliter le séjour irrégulier de l’étranger ». Or, assure-t-il, tel n’est pas le cas dans les CHRS « puisqu’il n’y a pas volonté de la part des responsables desdits centres de violer la loi pénale, mais seulement de porter secours à des personnes se trouvant dans le désarroi » [2].
Le délit aurait rejoint la liste des infractions qualifiées d’actes de terrorisme – afin, selon le garde des Sceaux, « de prévenir plus efficacement la prévention des attentats terroristes » – si le Conseil constitutionnel n’avait pas mis un frein à cette dérive. À cette occasion, le Conseil examinera la conformité à la Constitution de l’article 21. Les infractions définies à cet article le sont « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ; cette définition n’est pas de nature, en elle-même, à mettre en cause le principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine » [3]...
Immunité familiale partielle
La loi du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme introduit ensuite, pour la première fois, une immunité familiale. Elle concerne les descendants et ascendants de l’étranger, ainsi que son conjoint, sauf lorsque les époux sont séparés de corps ou autorisés à résider séparément. Cette immunité n’est cependant pas totale puisqu’elle est limitée au délit d’aide au séjour irrégulier. Les proches peuvent donc être poursuivis pour aide à l’entrée ou à la circulation irrégulières ou encore pour complicité d’entrée ou de séjour irréguliers. L’immunité familiale est élargie par la loi du 11 mai 1998 aux conjoints des ascendants ou des descendants de l’étranger, aux frères et sœurs de l’étranger et leurs conjoints, à la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui. Mais par ailleurs, une fois encore, les sanctions sont aggravées lorsque l’infraction est commise en « bande organisée » sans que cette notion fasse l’objet d’une définition précise.
La loi du 26 novembre 2003 parachève en quelque sorte l’évolution. Elle s’inspire de trois textes internationaux dont elle transpose certaines dispositions : le protocole contre le trafic illicite de migrants, additionnel à la Convention des Nations unies du 12 décembre 2000 contre la criminalité transnationale organisée, la directive CE n° 2002/90 du 28 novembre 2002 et la décision-cadre complémentaire à cette directive. C’est tout d’abord le champ d’application géographique de l’article 21 qui est étendu. Les personnes se trouvant en France ou hors de France pourront être poursuivies si elles aident des étrangers à entrer, circuler et séjourner sur le territoire des États parties au protocole contre le trafic illicite de migrants [4].
Ce sont ensuite les peines complémentaires qui sont aggravées. L’interdiction de séjour et la suspension du permis de conduire sont encourues pour cinq ans (au lieu de trois). La confiscation de tout ou partie des biens des personnes condamnées est désormais possible. Ce sont enfin les sanctions qui sont fortement aggravées (dix ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende) dans un certain nombre de circonstances : commission de l’infraction « en bande organisée », ou « dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente », commission « au moyen d’une habilitation ou d’un titre de circulation en zone réservée d’un aérodrome ou d’un port », commission ayant « comme effet, pour des mineurs étrangers, de les éloigner de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel ».
Poursuites
Plusieurs dispositions importantes de la directive du 28 novembre 2002 ne sont pas introduites. En cas de séjour irrégulier, le texte européen exige que l’infraction soit commise dans un but lucratif. Bien plus, il laisse aux États la possibilité de ne pas sanctionner l’infraction lorsqu’elle a « pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée ». Or, ni la condition de « but lucratif », ni la clause humanitaire ne sont reprises dans le texte français. Selon le rapporteur du projet à l’Assemblée nationale, « le gouvernement estime souhaitable, en effet, que le principe de la sanction de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers ne souffre aucune exception qui risquerait d’en atténuer la portée ou d’en restreindre l’efficacité ». L’objectif est clairement affiché.
Avant même que la loi ne soit votée, d’ailleurs, on a vu se multiplier les poursuites dans des cas témoignant d’une interprétation très large de l’article 21. À la mi-février 2003, par exemple, le responsable d’une communauté Emmaüs a passé une journée en garde à vue parce qu’il avait refusé de « livrer » un Algérien débouté de l’asile territorial hébergé par la communauté. Il l’avait même aidé à échapper aux policiers venus, au petit matin, l’arrêter sur la base d’un arrêté de reconduite à la frontière. L’association Emmaüs s’est vivement émue de l’incident. Sans qu’il y ait eu aide à la fuite d’un étranger poursuivi par la police, mais simplement pour avoir hébergé des personnes sans titre de séjour, un directeur de foyer Sonacotra en Corse, une gérante de foyer dans le Vaucluse, d’autres encore, dans les mois suivants, seront également placés en garde à vue. Excès de zèle de policiers locaux ? Ou tentatives d’intimidation, destinées à faire craindre à toutes les structures dont la vocation est de fournir un hébergement à ceux qui sont à la rue des poursuites si elles ne distinguent pas entre sans-papiers et résidents réguliers ?
La répression frappe non seulement des responsables d’institutions du secteur social, mais aussi des particuliers, émus par le sort de migrants en détresse. On s’éloigne de plus en plus de l’esprit de la directive européenne, et des propos rassurants du ministre de la justice de 1995. À Calais, après la fermeture du camp de Sangatte, le collectif d’associations C’SUR qui soutient depuis des années les « réfugiés », comme ils les nomment, distribue soupes populaires, vêtements et couvertures, et produits de première nécessité. Il n’est pas inquiété pour ces actions, qui ont lieu au grand jour.
Mais certains des membres du collectif en viennent à d’autres gestes : certains accueillent chez eux des exilés ou encaissent pour le compte d’exilés l’argent que leur famille leur envoie, parce que ces derniers ne parviennent pas à ouvrir des comptes à leur nom. Le 22 avril 2003, la police débarque au petit matin chez l’un d’eux, Charles Frammezelle, dit Moustache. Placé en garde à vue, il est mis en examen au titre de l’article 21. L’abbé Boutoille, doyen de Calais, déclare : « À travers “Moustache”, c’est l’action du collectif qui est visée pour cacher le silence et l’indifférence des hommes politiques et l’échec de l’après Sangatte. Ceux qui devraient passer en justice sont ceux qui ne portent pas secours à des hommes en danger » [5].
Après le dénommé Moustache, un autre habitant de Calais, Jean-Claude Lenoir est à son tour poursuivi pour les mêmes motifs, son domicile est perquisitionné, et il est envoyé en comparution immédiate au tribunal de Boulogne-sur-mer. De même, deux Afghans sont emprisonnés pour avoir perçu des mandats Western Union pour le compte de tiers : la police estime que cet argent devant probablement servir à payer les services de passeurs, les intéressés se sont rendus complices des passeurs. Ceux que le pouvoir veut faire condamner sont ceux qui révèlent l’échec et l’inhumanité de la politique menée à Sangatte. Et le procureur de Boulogne, Gérald Lesigne, déclare que dans ces affaires « on dépasse le cadre de l’humanitaire. »
Ennemis de la nation
Enfin, se multiplient également les affaires liées à des protestations sur les conditions d’expulsion en avion d’étrangers refoulés du territoire. Si l’incrimination n’est pas la même, si ces personnes ne sont pas poursuivies sur le fondement de l’article 21, on retrouve dans ces affaires l’esprit de la répression visée par l’article 21. Trois Maliens d’un vol Paris-Bamako, Romain Binazon, porte-parole de la Coordination des Sans-papiers, à bord d’un autre vol, six passagers français le 17 avril, d’autres encore sont ainsi inculpés, soit pour rébellion et incitation à la rébellion, soit pour « entrave à la circulation d’un aéronef », et tous sont condamnés à des peines d’amende. Lors d’une des audiences, la magistrate explique que si on laisse ces mouvements d’indignation s’exprimer, il n’y aura plus de reconduite possible !
Nicolas Sarkozy, ayant pris connaissance du Manifeste des délinquants de la solidarité, a demandé au Gisti de faire suivre aux signataires du manifeste ( !) un courrier dans lequel il dément vouloir, par son projet de loi, poursuivre les associations qui œuvrent dans un but humanitaire [6]. Il invoque la « bienveillance » dont ses services ont toujours fait preuve à l’égard de ceux qui ont des objectifs non condamnables. Mais l’incrimination peut continuer à susciter les inquiétudes des milieux associatifs, qu’il s’agisse d’associations qui s’occupent d’aide aux personnes démunies, ou de défense des droits des étrangers. Elle peut également inquiéter toute personne qui par solidarité apporte une aide, de quelque forme que ce soit, à une personne étrangère en situation irrégulière.
Accueillir chez soi, nourrir, prêter ou donner de l’argent, renseigner… Où s’arrête le délit d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers ? Bien sûr, si le juge pénal est saisi, il jugera in concreto, et c’est lui qui appréciera les critères de la loi. Mais si le ministre, puis le législateur ont voulu donner à ce texte une forme sujette à une aussi large interprétation, est-ce pour ne pas s’en servir ? Le ton est donné et la menace plane : les ennemis de la politique de la nation, répressive à l’égard des étrangers, sont clairement désignés comme des ennemis de la nation. ;
Notes
[1] Voir sur ce point : Benoît Mercuzot « L’article 21 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 : un délit aux fondements du droit », Dalloz 1995, chronique p. 149 - Benoît Mercuzot, « Délit d’humanité », Plein droit n° 27, juin 1995.
[2] Lettre du ministère de la justice du 21 décembre 1995.
[3] Conseil constitutionnel, 16 juillet 1996, décision n° 96-377 DC, JO du 23 juillet.
[4] La France a signé ce protocole qui doit prochainement entrer en vigueur après sa publication au Journal officiel.
[5] Propos cités par La Voix du Nord, 26 avril 2003.
[6] On peut lire ce courrier et l’analyse critique qu’en a faite le Gisti, sur le site du Gisti :
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