Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

Pénalisation des travailleurs : partie remise ?

Alain Morice

Chercheur à l’Urmis (Unité de recherches Migrations et société, CNRS-Paris 7)
A l’occasion de l’examen du projet de loi Sarkozy à l’Assemblée nationale, les députés ont tenté de sanctionner pénalement les étrangers exerçant une activité salariée sans autorisation. Si elle avait abouti, cette tentative aurait ouvert une brèche dans le dispositif actuel de lutte contre l’emploi illégal, en instituant une culpabilité conjointe de l’employeur et de l’employé.

Les 8 et 9 juillet 2003, l’Assemblée nationale bouclait l’examen en première lecture (et en urgence) du projet de loi « relatif à la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers en France ». Thierry Mariani, rapporteur de la Commission des lois, fait adopter peu avant l’aube, sans débat, par un hémicycle désert et avec l’avis favorable du ministre de l’intérieur, un amendement 390 pénalisant lourdement les étrangers exerçant une activité salariée sans en avoir l’autorisation prévue à l’article L.341-4 du code du travail (C.T.)

Selon les termes de l’amendement 390, destiné à former un nouvel article 20 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945, la « méconnaissance » de l’article L. 341-4 précité sera désormais un délit : les « étrangers coupables de cette infraction » encourent une amende de 3 750 euros et une peine d’interdiction du territoire de trois ans. Rien que ça : car, selon le zélé rapporteur, pour « renforcer la lutte contre le travail dissimulé alimenté par l’immigration clandestine qui constitue un véritable fléau  », il faut agir « tant du côté des employés que du côté des employeurs  ».

On sait que, jusqu’à présent, seul l’employeur est coupable d’emploi illégal devant la loi qui protège en principe l’employé, tous statuts juridiques confondus – et même mieux l’étranger sans autorisation de travail que son semblable autorisé, français ou non [1]. C’est donc une vraie petite révolution qu’a proposée M. Mariani en pleine période estivale, dans l’indifférence médiatique et avec l’assentiment silencieux d’une ci-devant gauche plurielle soucieuse de ne pas se faire accuser par la droite d’encourager le travail clandestin, et dont les rares membres encore motivés par la défense du droit des étrangers ont préféré faire un petit somme pendant que se votait le gênant amendement.

De nouvelles catégories dans le collimateur

Plus tard, le Sénat, à l’unanimité (et avec l’avis favorable du même ministre qui, trois mois plus tôt, avait trouvé l’idée très à son goût, si même il ne l’avait pas chuchotée à M. Mariani), enterrera l’amendement 390 par un vote du 9 octobre. Entre-temps, d’abord lentement puis vigoureusement, syndicats et associations (dont le Gisti) parvinrent avec succès à donner à cette nouvelle mesure répressive projetée à l’encontre des étrangers une publicité à la hauteur des dangers juridiques et moraux qu’elle contenait, au point que le ministre des affaires sociales semblait disposé à son tour à en faire un casus belli devant son collègue de l’intérieur.

Mais le missile n’est pas passé loin des oreilles, sifflant au passage son avertissement bien sarkozyste : désormais, ce ne sera plus seulement le travail clandestin qui sera dans le collimateur, mais le travailleur – plus précisément, en l’occurrence et en attendant toutes les extensions prévisibles, l’étranger qui, cédant aux offres d’un employeur indélicat, se laissera salarier sans y être autorisé.

Simplifications et amalgames

Message hypocrite certes, et doublement : primo, tout le monde connaît l’inefficacité bien fonctionnelle des dispositifs qui sanctionnent les employeurs coupables d’embaucher des étrangers sans autorisation de travail (délit prévu par l’article L.341-6 du C.T.) ; secundo, depuis longtemps c’est les employés qui font les frais des contrôles de type « opération coup de poing », soit qu’ils y perdent leur travail, soit que la menace même de tels contrôles rende possible un accroissement de l’exploitation qu’ils subissent. Sur ces deux plans, quant à l’esprit, l’amendement 390 ressemblait furieusement au dispositif de la toute nouvelle loi LSI [2], où l’imputation de « racolage passif » revient à exposer la personne prostituée tout en protégeant son proxénète.

Message d’une certaine habileté tactique cependant, propre à alimenter toutes les vieilles confusions – voire à en créer de nouvelles : confusion entre les différentes catégories d’étrangers au regard des législations respectives sur le séjour et sur le travail, d’une part ; confusion entre le travail dit « clandestin » et le travail des étrangers « clandestins », d’autre part. Or c’est dans toutes les simplifications et dans tous les mélanges, lesquels aboutissent toujours à confirmer la figure de l’étranger comme essentiellement suspecte et cause de tous les maux, que se jouent les avancées de la droite parlementaire sur les terrains de chasse de l’extrême-droite. Voyons plutôt.

Que suggérait, au regard de son amendement avorté, la formule par laquelle M. Mariani exprimait sa volonté de « renforcer la lutte contre le travail dissimulé alimenté par l’immigration clandestine  » ? C’est qu’il existe une relation univoque entre les deux termes ainsi mis en face à face, où l’étranger clandestin est la cause du travail dissimulé : car « la lutte » existe, est-il sous-entendu, et il ne s’agit que de la « renforcer » en faisant feu sur les clandestins qui l’alimentent.

Nous sommes ici dans un registre imaginaire, et dès lors peu importent certaines réalités bien connues des services spécialisés comme la Dilti [3] ou les inspections du travail, et maintes fois mentionnées dans les rapports parlementaires. Même compte tenu d’une grande imperfection des statistiques [4], on sait en particulier que les étrangers occupent une place minoritaire dans le dispositif de l’emploi illégal à l’échelle du pays, et que parmi eux les étrangers sans autorisation de travailler (au sein desquels, mais pas seulement, on trouve les étrangers sans titre de séjour) sont également minoritaires – ce qui n’empêche pas qu’ils soient indispensables pour faire tourner certains secteurs de l’économie. On sait aussi que l’emploi illégal concerne massivement, et sans doute de plus en plus, soit les heures non déclarées de personnes déclarées, soit les stratégies de complément de revenu de bénéficiaires de prestations soumises à condition (Assedic, Rmi, maladie, et demain Rma ou Ass) : autant de situations où, sauf les titulaires de fausses cartes, les étrangers sans titre de travail n’ont par définition pas leur place.

Rappelons à ce propos que M. Mariani est député du Vaucluse, un département dont l’économie viticole et agricole serait ruinée du jour au lendemain si l’on y mettait fin à l’usage structurel du travail dissimulé qui y sévit. Il serait malséant de soupçonner ce parlementaire attentif à la loi d’ignorer l’existence, aux portes de sa circonscription, de bourses aux ouvriers sises aux abords des marchés d’intérêt national (MIN), communément appelées « marchés aux esclaves », où les agriculteurs viennent impunément puiser leurs compléments de main-d’œuvre pour des emplois qui, conclus à temps ou à la tâche, sont bien sûr non déclarés. Et de ne pas s’inquiéter de la signification économique et politique dans les Bouches-du-Rhône voisines, à vingt kilomètres au sud de la Durance, d’un autre marché immense, où affluent quotidiennement en saison des centaines de producteurs de fruits et légumes de son département. Particularité de ce marché : toutes les transactions s’y font en liquide, ce qui donne notoirement aux agriculteurs l’argent pour payer leurs ouvriers « au black ». C’est que, trop affairé à ferrailler contre les étrangers « clandestins », M. Mariani n’a pas le temps d’observer ceux qui les emploient…

Mais revenons aux confusions savantes. Par un amalgame propre à caresser l’électeur xénophobe dans le sens du poil, l’amendement 390 ne visait pas « l’immigration clandestine » (ce « fléau »), comme le suggérait son auteur, ni a fortiori le travail dissimulé dans toutes ses dimensions, mais plus exactement les étrangers sans autorisation d’exercer une activité salariée. Parmi ces derniers, on trouvera nécessairement tous les sans-papiers (immigrants « clandestins » ou non) qui ne travaillent pas à leur compte, mais aussi des étrangers titulaires de visas touristiques, des étudiants, des demandeurs d’asile en attente (à qui une loi de 1991 a ôté le droit automatique de travailler), des bénéficiaires d’autorisations provisoires de séjour – toutes catégories de personnes dont il est vain de feindre de croire qu’elles vivent de l’air du temps. D’ailleurs, pour ce qui est des « clandestins » précisément, l’amendement 390 n’apportait rien du point de vue de la sanction puisque les mêmes peines d’amende et d’interdiction du territoire sont déjà prévues à leur encontre pour séjour irrégulier [5]. Belle innovation que celle de jeter dehors l’étudiant ou le réfugié qui font un petit boulot, et que de faire passer ça pour de la lutte contre l’immigration clandestine !

Un fusil à trois coups

Quand l’affaire est devenue publique peu avant le vote au Sénat, de nombreux commentateurs (médiatiques, voire associatifs et syndicaux) ont donné dans les mêmes simplifications que celles du rapporteur du projet qu’ils dénonçaient : « Un article, passé inaperçu le 8 juillet dans le projet de loi sur l’immigration, propose de punir les étrangers salariés en situation irrégulière  » [6], « Sarkozy veut poursuivre les sans-papiers exerçant une activité  » [7]. Bref, les regards se sont fixés sur les sans-papiers, dont la situation eût été certes encore plus fragilisée, et se sont détournés de ce qui se préparait en amont. A savoir, d’abord et en commençant par le plus facile, une pénalisation discriminatoire des personnes employées selon les critères de la nationalité et de la régularité de l’embauche, puis, c’est à prévoir, un chambardement progressif du droit du travail où serait instaurée, en matière d’emploi dissimulé, une culpabilité conjointe de l’employé.

Il est heureux que, alertée par certaines associations, la presse ait relayé juste à temps leur inquiétude, en dépit d’un effarant consensus initial des partis parlementaires. Il faut dire, à la décharge de tous, que c’était une innovation assez diabolique, à laquelle nous n’étions guère préparés, que d’aller coller la censure d’un principe libéral du code du travail (le droit à la protection des étrangers salariés indûment), dans une législation coercitive sur les étrangers, inspirée dès l’origine par la méfiance et la volonté de limiter les droits des non-nationaux [8]. Car c’était un vrai imbroglio judiciaire que nous préparait la réforme : voilà un étranger que la loi autorisait toujours à poursuivre son employeur devant les prud’hommes [9], mais que désormais on commencerait par mettre dehors pour trois ans !

Nous pouvons, sans excès d’alarmisme, envisager le scénario qui s’esquissait. Dans un premier temps, la loi enfonce un coin dans le principe de non discrimination : c’est désormais un délit d’exercer une activité salariée non déclarée, non pas en général ni même de la part d’un étranger, mais de la part d’un étranger sans autorisation de travail. On escompte un gain sur tous les tableaux. L’étranger ainsi homologué comme coupable du « fléau » confirme en effet d’un même mouvement à la fois l’indésirabilité juridique et la perversité économique de sa présence, ce qui ne mérite pas moins que la perspective d’une confiscation de quatre mois de salaire environ et de trois ans d’éloignement forcé.

Du coup, cette catégorie devient un gibier encore plus intéressant pour les segments de l’économie qui sont traditionnellement friands de travail non déclaré : on pourra, comme c’est déjà courant mais mieux encore qu’avant, oublier de le payer sans guère risquer pour soi, tant de l’autre côté le risque est grand. Les services de répression, pour leur part, se chargent de l’éloignement – ou, ce qui revient au même, s’ils préfèrent rester passifs, de confirmer l’étranger dans sa clandestinité. Au passage, c’est l’image de l’étranger en général (en avait-elle besoin ?) qui en sort ternie. Voilà la paix sociale garantie, avec en prime, pour l’État, un désengorgement des services de l’Ofpra : imagine-t-on un demandeur d’asile, condamné à une interdiction de territoire pour avoir fraudé la loi, renvoyé sans doute dans le pays qu’il fuyait, obtenir de là-bas que son dossier soit instruit, et avec succès ?

Mais pourquoi s’arrêter en chemin ? Du bouc émissaire particulier (l’étranger non autorisé à travailler), on peut viser dans un deuxième temps l’étranger en général. Il suffira d’introduire dans l’ordonnance du 2 novembre 1945 – car ce serait difficile de le faire directement dans le code du travail – un article de la même eau que celui que prévoyait M. Mariani, mais frappant tout étranger en situation de travail salarié non déclaré. « La complicité entre l’employé et son employeur n’est-elle pas avérée, et l’étranger ne trouve-t-il pas dans ces arrangements le moyen d’abuser des avantages offerts par notre pays ? », dira alors le rapporteur ad hoc. Et voilà que notre patron coupable d’emploi dissimulé sera dédouané une deuxième fois, en vertu d’une casuistique répandue, selon laquelle les embauches et les heures de travail non déclarées correspondent à une volonté des salariés.

Quoiqu’une telle évolution du droit se heurte à une série d’obstacles juridiques et pratiques, rien ne s’oppose cependant à ce que le laminage idéologique du droit du travail passe par cette désignation publique des étrangers, pris dans leur ensemble comme groupe abstrait, comme coupables du travail au noir. D’ores et déjà, sur le terrain des enquêtes, on observe que cette culpabilisation, épaulée par un racisme rampant, sert en retour de ressort aux stratégies d’emploi dissimulé d’étrangers : en particulier, on voit se multiplier les cas où, pour se débarrasser d’un salarié au moment où celui-ci réclame son dû avec trop d’insistance, un employeur « découvre » subitement que celui-ci n’était pas en règle et le dénonce à la police. De là en tout cas, le fusil à répétition peut envisager de frapper un troisième coup, cette fois en direction de l’ensemble de la classe laborieuse et, pourquoi pas ? en réformant le code du travail lui-même. Le caractère discriminatoire de l’amendement 390 ne peut en effet tenir longtemps seul la route : s’il s’agit vraiment de s’attaquer au travail dissimulé en s’attaquant à ceux qui y sont employés, il n’existe alors aucune raison valable de distinguer parmi ces derniers selon le critère de la nationalité. Ainsi, après avoir enfoncé un coin, il reste à étendre la brèche : à côté de celle de son employeur, la faute de l’employé au noir sera instaurée et ajoutée banalement aux autres fautes du salarié déjà prévues. Et il faudra enfin, avec l’efficacité fiscale et l’esprit de justice que l’on imagine, accrocher une épée de Damoclès au-dessus de tous les retraités, chômeurs, malades etc. qui travaillent au noir. Improbable scénario, certes, mais selon une logique qui prépare les esprits à la pénalisation du travailleur en général. Et, quoi qu’il en soit, comment le principe de non discrimination sera-t-il respecté, par rapport aux étrangers qui encourent de surcroît une interdiction de territoire ?

Science-fiction et sombres anticipations que tout cela ? C’est à espérer. Remarquons toutefois que les pays européens voisins utilisent sans y voir malice la notion de « travailleur illégal » (ce qui suggère la faute en question). En France, jusqu’à ce que la loi Barrot [10] cherche à y mettre bon ordre en introduisant la terminologie de « dissimulation » double (d’activité, d’emploi salarié), la notion ambiguë de « travail clandestin » avait officiellement cours, charriant avec elle celle de « travailleur clandestin », qui désignait à tort – et désigne toujours dans la langue courante – l’employé.

Vigilance garder

Par analogie, souvenons-nous qu’après le sommet de Séville de juin 2002 qui, justement, avait mis à l’ordre du jour la nécessité de juguler l’immigration clandestine aux frontières de l’Europe, la presse a distillé ici et là la notion inquiétante de « pays d’émigration illégale  » [11], notion qui n’aurait de valeur juri-dique que dans un cadre totalitaire, puisqu’elle érige en délit, en dépit de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’exercice du droit de quitter son pays. C’est, toutes proportions gardées, une doctrine du même type qu’on préconiserait en pénalisant les prétendus « travailleurs illégaux », c’est-à-dire les employés non déclarés.

Face à un tel faisceau de menaces convergentes, la vigilance s’impose car la tentative malheureuse de M. Mariani s’interprète comme un test, un ballon d’essai pour évaluer la résistance de la société civile à certaines évolutions que la classe politique appelle de ses vœux.

Vigilance d’abord sur les mots qu’on utilise pour caractériser les catégories de population qui viennent sur le devant de la scène. Tout particulièrement, les sans-papiers ne constituent pas, on l’a vu pour l’amendement 390, la seule catégorie d’étrangers menacés. De même, le terrain où, par l’usage persistant du mot générique « clandestin », se mêlent les questions de l’entrée et du séjour des étrangers à celle du travail, continue d’être miné intellectuellement, y compris parfois chez les esprits avertis (voir Note terminologique).

Vigilance aussi sur ce gambit devenu courant, où l’on sacrifie une mesure mort-née pour en propulser d’autres, dictées par le même esprit. En matière de travail, la nouvelle loi [12] a tout de même instauré la possibilité de retirer sa carte de séjour temporaire et de reconduire à la frontière tout employé (ou employeur) étranger contrevenant à l’article L. 341-4 du C. T. Elle a donc renoncé aux sanctions pénales au profit de mesures administratives contre ces personnes. De façon générale, elle a augmenté les peines encourues par les employeurs (ce sur quoi l’on ne saurait se lamenter, mais pas manquer d’avoir des doutes quant à la matérialité future des intentions), en s’intéressant plus particulièrement aux employeurs étrangers, désormais susceptibles d’une interdiction de territoire de cinq ans. Et enfin, la loi s’est insinuée pesamment dans le code du travail en élargissant les missions des inspections du travail à des tâches de contrôle traditionnellement dévolues aux services de police. Il leur est désormais demandé, au cours de leurs tournées, de vérifier les documents des employés (et employeurs) et la régularité du séjour des étrangers, et de dresser s’il y a lieu procès-verbal pour aide au séjour irrégulier [13]. Chassée par la fenêtre, la verbalisation du travailleur rentre ainsi par la porte.

Ce n’est pas le fait que ces mesures soient aisément applicables qui doit nous mettre en éveil : elles ne le sont guère. Si l’on prend les inspecteurs du travail, on sait quels obstacles ils rencontrent pour accomplir les missions les plus élémentaires de défense du salarié. Il est facile d’imaginer le peu de bonne volonté dont ils feront preuve dans l’accomplissement de ces tâches de police. Mais c’est une doctrine de harcèlement qui s’annonce ainsi chaque fois plus pesamment à la suite de la LSI : « fatiguer l’étranger, fatiguer le fonctionnaire qui ne le fatigue pas assez », tel semble être le refrain qui scande cette marche du « tout-répressif ». Une marche qui, il faut le rappeler sans cesse à ceux qui fustigent les partisans de la liberté de circulation et d’installation, est la plus belle des aubaines pour les secteurs de l’économie qui vivent de l’emploi des étrangers, avec ou (de préférence) sans autorisation de travail ni (mieux encore) de séjour.

La popularité très limitée des actions en défense des étrangers autorise structurellement les pouvoirs publics à commencer la besogne par là, pourrait-on dire, en sachant que si « ça passe », on pourra dès lors augmenter le champ d’action. Il nous appartient plus que jamais de consolider une problématique unifiée du droit du travail et des droits des étrangers, dont les principes respectifs soient tirés vers le haut, bien entendu. ;

Note terminologique



La loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, tout orientée vers la suspicion à l’égard des catégories de personnes concernées, a réactivé une vieille confusion sémantique, particulièrement autour de la notion de « clandestin ». Aucune notion n’est neutre. Pour avoir le statut théorique de concept, elle doit subir une validation dans le domaine où on l’utilise (par exemple ici : sociologie ou politique des migrations, droit du travail). Il faut, à cette fin, qu’elle corresponde au moins à une définition exclusive, complète et cohérente de l’objet dont elle prétend rendre compte. Voici un rappel de quelques repères, dans le but de savoir exactement de qui l’on parle.

CLANDESTIN 



– Ce terme n’a pas de valeur juridique. Il est le plus souvent préférable soit de l’utiliser entre guillemets en précisant dans quel champ l’on se situe, soit de lui substituer un concept plus approprié dans ce champ. On doit au moins distinguer ce qui relève de la législation sur les étrangers (entrée, séjour) et ce qui relève du droit commun (droit du travail).

Immigration clandestine



(législation sur les étrangers) – Terme générique à forte connotation idéologique et électoraliste, utilisé pour qualifier négativement soit le processus d’introduction, soit la population introduite. Parmi les « clandestins », distinguer au moins ces catégories :

Clandestins (entrée



– Ce terme cohabitait avec l’expression « immigration sauvage » avant la décision de juillet 1974 de stopper l’immigration de travail. Les étrangers entraient clandestinement et produisaient un contrat de travail pour obtenir un permis de séjour, ou bien travaillaient un certain temps sans avoir de titre de travail ni de séjour.

Aujourd’hui, ce terme est fréquemment utilisé pour désigner les personnes qui ont utilisé des moyens frauduleux pour entrer sur le territoire. Parmi ces dernières, on peut distinguer : les « clandestins » proprement dits (immigrants en quête de travail et/ou de regroupement familial sans autorisation), les demandeurs d’asile et les réfugiés en transit vers des pays supposés plus accueillants. Dans tous les cas, la notion de « clandestin » est associée dans les discours publics à celles de « passeurs », « réseaux (mafieux) », « négriers », ce qui dédouane les utilisateurs de la main-d’œuvre ainsi introduite. Notons qu’il n’est pratiquement plus possible à un demandeur d’asile de ne pas être un « clandestin » au titre de son entrée sur le sol français.

Clandestins



(séjour) – Ce terme désigne les « 

étrangers en situation irrégulière 



 » ou « dépourvus de titre de séjour  », seules expressions juridiquement acceptables et idéologiquement neutres. Outre les « clandestins » de l’entrée précités, on y compte : les personnes entrées sous condition de temps et qui se sont maintenues hors délai (visas de touriste, cartes de séjour temporaire, autorisations provisoires de séjour, titres « étudiant » échus) ; les demandeurs d’asile déboutés ; plus généralement les personnes ayant fait l’objet d’une mesure de reconduite à le frontière non exécutée. Lorsque ces personnes appellent de leurs vœux leur permanence sur le territoire et le manifestent par leurs démarches, le terme de « 

sans-papiers 



 » paraît le plus approprié – de même pour les migrants en transit vers d’autres destinations.

Travail clandestin



(code du travail) – Depuis la loi du 11 mars 1997, cette notion n’a plus cours officiellement. On entendait ainsi mettre fin à une double confusion, d’une part entre les employeurs et les employés, d’autre part (accessoirement) entre les étrangers et les travailleurs. Il est toujours préférable de parler d’

emploi illégal



(expression qui englobe d’autres infractions patronales) ou

dissimulé



(voir ci-dessous), de manière à situer sans ambiguïté la faute du côté de l’employeur.

Travailleur clandestin 



– Concernant l’emploi salarié, ce terme est à bannir. Le droit du travail ne relève aucune responsabilité ni culpabilité de l’employé lors de la conclusion d’un « contrat » tacite de travail non enregistré. Seule la personne qui travaille à son compte sans employeur pourrait être qualifiée ainsi. Le problème est que, de plus en plus fréquemment, des personnes embauchées illégalement sont considérées dans les procès verbaux comme des travailleurs autonomes, donc « clandestins ».

DISSIMULATION 



– Désormais, le C.T. sanctionne deux infractions distinctes, toutes deux imputables à l’entreprise (unipersonnelle ou non).

Dissimulation d’activité 



 : c’est le fait de ne pas déclarer une activité lucrative – et si cela ne débouchait pas le plus souvent sur l’exploitation du travail d’autrui, on pourrait se demander ce que cela fait dans le code du travail.

Dissimulation d’emploi salarié 



 : c’est le fait de ne pas déclarer ses employés. Il est souhaitable de désigner ces derniers par des qualificatifs tels que :

illégalement employés



ou

non déclarés.



Une formulation telle que travailleur illégal introduit l’idée erronée d’une infraction de la part du salarié. Signalons que la

dissimulation d’heures travaillées



(travail non déclaré de personnes déclarées) est explicitement assimilée par le code du travail à une dissimulation d’emploi salarié : on peut cependant se demander si, compte tenu de son importance devenue structurelle dans le travail dit « clandestin », et de l’impunité dont elle jouit de facto à cause de sa position non prioritaire dans les contrôles, cette infraction ne mériterait pas un traitement spécifique.

EMPLOI D’ÉTRANGER SANS TITRE 



– De la part de l’employeur, c’est bien sûr une infraction qui relève aussi de la dissimulation d’emploi salarié, puisqu’il est interdit d’embaucher un étranger sans titre. Il s’agit néanmoins d’un délit spécifique. La loi sanctionne l’

emploi d’étranger non autorisé à travailler



(exactement : « non muni du titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France »), et ne distingue donc pas entre deux catégories pourtant différentes : d’une part les étrangers « clandestins », d’autre part les étrangers en situation régulière mais sans autorisation de travail (étudiants, demandeurs d’asile etc.).




Notes

[1Sur la protection légale du travailleur illégalement embauché, voir : pour le cas général, C.T., art. L. 324-11-1 ; pour l‘étranger sans titre l‘autorisant à exercer une activité salariée, C.T., art. L. 341-6-1 à 3. C’est à tort que ce dernier est qualifié dans de nombreux commentaires, selon un terme d’une pertinence juridique problématique, comme une « victime » : ce que dit la loi, c’est que, du point de vue des préjudices éventuels et des réparations afférentes, et de ce seul point de vue, il est considéré comme un salarié embauché dans les règles.

[2Loi n° 2003-239 du 18 mars pour la sécurité intérieure.

[3Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal, créée en mars 1997, en remplacement de l’ancienne Mission de liaison interministérielle pour la lutte contre le travail clandestin, l’emploi non déclaré et les trafics de main-d’œuvre (Milutmo).

[4Les chiffres les plus cités sont généralement très anciens (avec un grand succès de répétition ad nauseam pour ceux de 1992), pour un domaine pourtant très évolutif. Mais leur principal défaut est que, basées sur les procès-verbaux, ces statistiques mesurent surtout l’activité des services de contrôle et, en amont, les directives ministérielles qui encadrent celle-ci. Certains inspecteurs répugnent à « faire du travail clandestin », pour ne pas apporter un préjudice de plus aux salariés non déclarés – Cf. « Précarisation de l’économie et clandestinité - Une politique délibérée », Plein droit, n° 31, avril 1996, p. 44-50.

[5Article 19 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945.

[6Chapeau dans Le Monde, 24 septembre 2003. Le titre (« Un amendement instaure une double peine pour le travail au noir ») n’était guère plus heureux dans ce contexte embrouillé, où par ailleurs le projet de loi prétendait (assez abusivement, il est vrai) en finir avec la double peine. Par habitude, on appelle « double peine » l’adjonction à une peine de droit commun (dont le principe n’a pas à être discuté ici, si ce n’est qu’à infractions égales les étrangers payent statistiquement plus lourd) d’une interdiction de territoire, du seul fait de la nationalité étrangère du condamné : la discrimination n’intervient qu’une fois subis les effets de la condamnation. Dans le cas prévu par l’amendement 390, il s’agissait d’une peine double, discriminatoire d’un bout à l’autre, en tant qu’elle ne visait que les étrangers salariés « coupables » de défaut d’autorisation de travail, laissant de côté les autres catégories de salariés (français ou étrangers autorisés) employés « au black  ».

[7Titre de Libération, 8 octobre 2003. Récidive après le vote sénatorial : « Immigration : le Sénat d’une seule voix. Il a supprimé l’article sanctionnant les sans-papiers travaillant au noir » (Libération, 11 octobre 2003).

[8Cf. la section « La continuité dans le changement » du numéro spécial « Cinquante ans de législation sur les étrangers » de Plein droit, n° 29-30, novembre 1995, p. 31-51.

[9Cf. note 1 ci-dessus. Il est vrai que, au moins pour les étrangers en situation irrégulière, les actions contentieuses permises par les articles 341-6-1 à 3 du C.T. sont pratiquement inexistantes.

[10Loi n° 97-210 du 11 mars 1997 relative au renforcement de la lutte contre le travail illégal.

[11Cf. par exemple ce titre pleine page : « Les Quinze ne sanctionneront pas les pays d’émigration illégale », Le Monde, 23-24 juin 2002.

[12Loi n°2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.

[13Sur le détail de ces « avancées », cf. la brochure du Gisti « Contrôler, surveiller et punir », 4e édition, décembre 2003, p. 16-17 et


Article extrait du n°59-60

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
URL de cette page : www.gisti.org/article4256