Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

Les prostitués, victimes de l’obsession sécuritaire

Johanne Vernier

Doctorante en droit à l’Université Paris I.
Loin de renforcer les droits des personnes étrangères prostituées, la loi sur la sécurité intérieure opte pour une large répression de tous les acteurs de la prostitution. Appréhendées avant tout comme délinquantes et rarement comme victimes, elles se voient infliger des sanctions au nom de la lutte contre la criminalité organisée, notamment l’immigration irrégulière.

Tel que cela ressort des intitulés de la loi du 18 mars 2002 sur la sécurité intérieure (LSI) et de sa circulaire d’application [1], la prostitution, sans être citée explicitement, fait l’objet de deux types de mesures : la lutte plus efficace contre les différentes formes d’exploitation portant atteinte à la dignité humaine (proxénétisme, traite des êtres humains, et recours à la prostitution de personnes particulièrement vulnérables), et la lutte contre les conséquences de ces formes d’exploitation, c’est-à-dire les atteintes à la tranquillité et à la sécurité publiques (racolage public).

Or, les personnes étrangères constituent la majorité à la fois des personnes prostituées et des personnes victimes de la traite en vue de la prostitution. Apparaît alors tout l’enjeu de bien coordonner ces deux politiques criminelles relatives à la prostitution-exploitation et à la prostitution-nuisance, une mauvaise coordination pouvant mener à sanctionner et/ou éloigner les victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme au nom de la lutte contre le racolage public.

Face à ce constat incontournable, la LSI fait du droit des étrangers un pivot dans l’articulation de ces deux politiques criminelles. Mais loin de renforcer les droits des personnes étrangères dont la précarité (situation administrative et/ou matérielle) favorise l’exploitation, la LSI opte pour une large répression des dits coupables quitte à sacrifier au passage leurs réelles ou potentielles victimes, ainsi que certaines valeurs pourtant dites constitutionnelles. La LSI consacre la prohibition de la prostitution de rue en en sanctionnant tous les acteurs : la personne prostituée dont la répression est aggravée, le client [2] et le proxénète [3] dont la répression est élargie ainsi que le trafiquant [4]. Le trafiquant d’êtres humains est un intermédiaire qui permet et/ou organise la mise à disposition d’une personne à un tiers, qui peut se révéler être un proxénète.

Or, le proxénétisme couvrait déjà le fait de servir d’intermédiaire entre la personne prostituée et celle qui l’exploite [5], et l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire français pouvait déjà être sanctionnée [6]. Pourquoi alors avoir créé une telle infraction ? Au-delà du souci de la France de mettre sa réglementation en conformité avec les textes internationaux, notamment européens, qui lui sont applicables [7], cette décision montre surtout que la question de l’esclavage est appréhendée principalement sous l’angle de l’immigration et non en termes de protection des droits de l’homme.

A la notion d’esclavage est en effet préférée celle de traite qui pourtant lui est indissociable (l’esclavage constitue la finalité de la traite) de façon à aggraver la répression du passeur, figure emblématique de la lutte contre l’immigration irrégulière. Sous couvert de protéger la dignité humaine de la personne, le choix de sanctionner le trafiquant révèle ainsi des préoccupations d’un autre ordre, la lutte contre l’immigration irrégulière (dont l’État est la victime) étroitement liée à la lutte contre la criminalité organisée.

Appréhendées comme délinquantes

Ces préoccupations apparaissent également au niveau de l’appréhension des victimes de la traite et/ou proxénétisme. Toute la difficulté pour appréhender les personnes étrangères prostituées en tant que victimes vient du fait qu’elles sont d’abord et avant tout appréhendées en tant que délinquantes puisqu’en situation irrégulière, ou troublant l’« ordre public » (notion plus que vague), ou encore complices de leurs exploiteurs. La figure de la personne étrangère victime de la traite et du proxénétisme est donc exceptionnelle, résultat d’une sélection draconienne afin d’éviter l’appel d’air que constituerait la reconnaissance de droits à de « fausses » victimes.

Selon les termes de la nouvelle infraction de racolage public [8], la personne qui racole peut aussi bien être la personne prostituée que le client. Or, en pratique, seule la personne prostituée est appréhendée à ce titre, le client pourtant complice étant considéré comme un témoin non victime. Qui est dès lors la victime de cette infraction classée parmi les atteintes à la dignité de la personne ? Le riverain est présenté en tant que tel, mais si le riverain peut certes être victime de tapage nocturne ou d’exhibition sexuelle, il ne saurait être la victime directe du racolage.

Par ailleurs, instaurer une telle infraction aux termes ni suffisamment clairs ni suffisamment précis pour exclure l’arbitraire [9] n’est pas sans risque pour les libertés individuelles (le droit d’aller et venir, et donc de stationner, ou encore le droit au respect de la vie privée). Cela explique de très grandes divergences dans les pratiques policières (selon le policier, le commissaire, le préfet, voire le maire) et la répression judiciaire (selon le procureur, le juge) pour des faits semblables, avec le développement d’arrestations généralisées et discrétionnaires dont l’opportunité est déterminée par les policiers eux-mêmes [10].

En quoi la production d’un tel arbitraire serait-elle utile ? En fait, elle permet tout simplement de contourner en pratique les règles de procédure pénale relatives au contrôle d’identité et de la régularité du séjour. Les policiers se voient octroyer le pouvoir non négligeable de contrôler la régularité du séjour de toutes les personnes prostituées (ou assimilées) et d’enclencher la procédure administrative d’éloignement. Dans la circulaire d’application, le ministre de la justice encourage d’ailleurs ouvertement à suivre cette option administrative qui présente « tous les avantages » plutôt que l’option judiciaire.

Ce pouvoir est d’autant plus remarquable que la LSI est venue élargir le champ des personnes étrangères exposées à cet éloignement. En plus des personnes en situation irrégulière sur le territoire, sont aussi susceptibles d’êtres éloignées les personnes étrangères munies d’un visa en cours de validité ou en France depuis moins de trois mois dont le comportement constitue une « menace à l’ordre public », ou encore les personnes étrangères titulaires d’une carte de séjour temporaire « passibles de poursuites pénales » [11], notamment pour racolage public. Nul besoin alors de décision de justice pour établir la réalité ou non du racolage susceptible de troubler l’ordre public, l’administration se fait seul juge des faits.

Le garde-fou rappelé par le Conseil constitutionnel et consistant à exonérer de responsabilité la personne contrainte à racoler ou à entrer et séjourner irrégulièrement sur le territoire est ainsi réduit à néant. Peut alors s’organiser l’éloignement des personnes prostituées étrangères en vue de « nettoyer » les rues dans l’« intérêt public des riverains » [12] et de « restaurer l’autorité de l’État ». Toutes ces personnes prostituées étrangères d’une visibilité incontournable sur les trottoirs, avant d’être des victimes potentielles ou réelles, seraient en effet autant d’indices insupportables de la perméabilité des frontières (aux étrangers et à la criminalité) et de l’échec de leur contrôle.

Lors des débats parlementaires, la création de ce délit de racolage public aux perspectives peu libérales avait été justifiée notamment par le fait que cette infraction ne donnerait pas lieu à des sanctions et que la garde à vue qu’elle permettrait serait l’occasion privilégiée d’informer les personnes prostituées (étrangères) de leur droits. Cependant, le tribunal de Bordeaux a pu condamner à deux mois d’emprisonnement ferme une personne prostituée étrangère, et nous pouvons douter que la garde à vue et la menace d’une sanction et/ou d’un éloignement soient propices à une mise en confiance des éventuelles victimes de la traite des êtres humains et/ou du proxénétisme.

Une hypothétique régularisation

L’article 76 de la LSI aménage un semblant de protection pour les victimes étrangères de la traite des être humains et/ou du proxénétisme à condition qu’elles déposent plainte ou témoignent contre le trafiquant et/ou le proxénète. Dans ce cas, il est prévu la possibilité de leur délivrer une autorisation provisoire de séjour (APS) ouvrant droit à l’exercice d’une activité professionnelle, tandis qu’une carte de résident peut leur être délivrée en cas de condamnation définitive de ceux-ci. Une première sélection des victimes se fait donc en fonction de leur participation concrète à l’enquête par leurs déclarations. Mais même si elles jouent le jeu, la régularisation de leur situation n’est pas de droit [13]. Le préfet en apprécie discrétionnai-rement l’opportunité selon deux critères plus ou moins explicites : la menace à l’ordre public et l’utilité des déclarations. Autrement dit, la victime doit être utile pour être traitée en tant que telle. C’est ainsi que des personnes prostituées étrangères pourtant reconnues comme victimes mais considérées comme « inutiles » se voient expulsées au lieu d’être rapatriées lorsqu’elles souhaitent quitter le territoire français. [14]

A ce traitement officiel, s’ajoute semble-t-il un traitement plus informel, ressemblant à la délivrance déjà existante de titres de séjour sur critère humanitaire, à condition que l’activité prostitutionnelle cesse et que la réinsertion [15] soit confirmée ; l’appréciation de ces conditions serait laissée à certaines associations [16]. A l’heure actuelle, nous ignorons les termes exacts de cette collaboration entre préfectures et associations. Dans un communiqué de presse du 28 avril 2003, le préfet de police de Paris a néanmoins expliqué que les APRF (arrêtes préfectoraux de reconduite à la frontière) pouvaient être suspendus et des APS renouvelées à condition que la réinsertion sociale et professionnelle soit poursuivie, ce qui inaugure le concept de « victime en sursis administratif » !

En outre, une victime de traite et/ou de proxénétisme peut se voir sanctionner en tant que complice, notamment lorsqu’elle a joué le rôle de « kapo », personnes-relais contraintes de recueillir l’argent ou d’accomplir des tâches pour le compte du proxénète. En septembre 2003, une personne prostituée étrangère « kapo » a ainsi été condamnée à deux ans de prison avec sursis pour proxénétisme aggravé, malgré le fait qu’elle ait fui le proxénète et répondu à toutes les questions posées par les autorités ; ce sursis semble d’ailleurs être une récompense pour cette victime dès lors traitée comme un repenti.

Mais la sanction et/ou l’éloignement des personnes prostituées n’est pas utile à la seule répression concrète de la criminalité organisée et de l’immigration irrégulière, elle est aussi utile sur le plan symbolique. La LSI est appliquée de façon à remplir des obligations de résultats (quotas d’interpellations, de gardes à vue, de rétentions) en vue de répondre au sentiment d’insécurité des riverains et à la boulimie de chiffres des médias. Seule l’apparence semble alors compter, telle que la disparition de la prostitution dans certains quartiers suite à la mobilisation des riverains, peu importe qu’il ne s’agisse en fait que d’un déplacement géographique du problème.

Pour la tranquillité publique

Cette utilisation, ce détournement du droit va cependant bien au-delà de la seule consécration d’un statut des étrangers toujours plus discriminatoire et toujours plus attentatoire aux droits et libertés, puisqu’il entraîne le renversement d’une certaine hiérarchie des valeurs pourtant consacrées au niveau constitutionnel.

Aux deux objectifs clairement réaffirmés dans la circulaire d’application correspondent deux types d’intérêt protégés : la dignité de la personne humaine, la tranquillité et la sécurité publiques. Il en découle deux catégories de victimes protégées : les victimes d’atteintes à la dignité humaine et celles d’atteintes à la tranquillité et à la sécurité publiques. Si les riverains mécontents savent s’émouvoir de la condition des premières, ils protestent néanmoins contre les nuisances résultant de l’activité prostitutionnelle dans son ensemble, peu importe que les personnes prostituées soient alors libres ou contraintes, françaises ou étrangères. Il est dès lors logique de voir toutes les personnes prostituées, y compris des victimes de traite et/ ou de proxénétisme, concernées par des poursuites pénales pour racolage public, notamment sur la base de mains courantes ou plaintes de riverains. Faut-il alors en déduire que la tranquillité (la sécurité n’étant pas réellement en jeu) des uns prévaut sur la dignité humaine des autres ? Or, si la sécurité publique est un objectif à valeur constitutionnelle comme la dignité humaine, la tranquillité publique ne l’est certainement pas.

La LSI, en faisant des personnes prostituées, en particulier étrangères, des boucs émissaires de l’insécurité et un symbole de la répression de l’immigration irrégulière, crée ainsi une sous-catégorie de personnes ayant des droits dits fondamentaux de moindre valeur que la tranquillité des « bons citoyens » et fragilise encore davantage les fondements de l’État de droit. ;




Notes

[1Circulaire du garde des sceaux du 3 juin 2003.

[2Le client de personnes prostituées mineures et maintenant de personnes particulièrement vulnérables est puni en vertu des articles 225-12- 1 et suivants du code pénal.

[3Les articles 225-5 et suivants du code pénal sanctionnent tant le proxénétisme de contrainte que le « proxénétisme de fréquentation ». La LSI ajoute la répression de la vente, la location et la mise à disposition d’un véhicule à une personne qui s’y livrera à la prostitution. Il n’est donc légitime de se prostituer nulle part, si ce n’est sur la voie publique à certaines conditions.

[4Articles 225-4-1 et suivants du code pénal.

[5Article 225-6, 1° du code pénal.

[6Article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France.

[7En particulier, le protocole additionnel sur la traite des êtres humains à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée de décembre 2000, et la Décision-cadre européenne sur la traite des êtres humains du 19 juillet 2002.

[8Selon l’article 225-10-1 du code pénal, c’est « le fait par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération  », ce qui est puni de deux mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende.

[9Exigence découlant du principe de légalité des délits et des peines (articles 5, 7, et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et décision du Conseil constitutionnel des 19-20/01/89).

[10Voir la décision du 5/08/93 du Conseil consti-tutionnel qui condamne ce type d’arrestations.

[11L’éloignement est rendu possible par le retrait de la carte de séjour temporaire à ce titre.

[12L’augmentation non négligeable du nombre d’éloignements de femmes étrangères prostituées est constatée et dénoncée par de nombreuses associations.

[13Par exemple, elles peuvent avoir été entendues et citées à comparaître sans que rien ne soit fait pour leur situation administrative ou leur activité prostitutionnelle, et ainsi se voir éloignées avant de comparaître.

[14L’Office international des migrations (OIM) prend en charge de tels dispositifs.

[15Condition inexistante dans la loi et difficile à remplir en pratique lorsque la langue française n’est pas maîtrisée et que les contrats ne peuvent être que de courte durée du fait des APS.

[16Par exemple, entre le Mouvement du Nid et la préfecture de Paris.


Article extrait du n°59-60

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:26
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