Article extrait du Plein droit n° 59-60, mars 2004
« Acharnements législatifs »

Sans-papiers : la fin des soins ?

Adeline Toullier

Juriste.
Depuis que la loi Pasqua, en 1993, a subordonné l’accès à une protection maladie à la régularité de séjour, la couverture sociale des sans-papiers n’a cessé de se dégrader. La création de la CMU, si elle a eu des effets positifs indéniables, a renforcé leur mise à l’écart en les cantonnant à l’aide médicale État. Aujourd’hui, c’est cet ultime dispositif qui est sévèrement menacé.

Jusqu’en 1993, les frontières entre politiques migratoires et protection maladie sont quasi étanches. Ainsi, le fait pour un étranger d’avoir pénétré et/ou séjourné de manière irrégulière en France est sanctionné sur le plan pénal mais n’emporte pas de conséquence quant à son accès aux droits sociaux [1]. Seule la « résidence en France » (entendue comme la « présence sur le territoire national ») est requise par le code de sécurité sociale [2], autrement dit un sans-papiers qui vit (parce que/donc travaille) en France, de manière déclarée ou non, relève du régime général de sécurité sociale au même titre qu’un salarié français ou qu’un étranger en situation régulière. L’État ferme les yeux quant à l’activité des sans-papiers, parce que c’est un volant de main-d’œuvre disponible, souple, peu onéreux, en un mot : une appréciable variable d’ajustement dans une économie de marché. Mais la complaisance étatique s’arrête à ces vertus immédiates et économiques : si on tire profit de ces relations professionnelles au déséquilibre juridique aggravé, on ne nie pas pour autant les droits attachés à la qualité d’homme et de salarié. Le résident qui travaille en France a droit à une protection indépendamment de sa situation administrative. Il est des droits absolus que rien ne saurait atteindre. En tout cas, c’est ce que l’on croit jusqu’en 1993…

De l’assurance à l’assistance

La loi Pasqua du 24 août 1993 change en effet radicalement la donne en excluant les salariés étrangers en situation précaire au regard du séjour du régime de droit commun (niant ainsi la finalité sociale de la politique de protection maladie). Dit autrement, l’accès à une couverture maladie pour les travailleurs sans-papiers passe de l’assurance à l’assistance. Le critère qui devient exclusivement déterminant pour l’accès à une couverture maladie, c’est la situation au regard du séjour. Aux salariés étrangers en situation régulière (c’est-à-dire détenteurs d’un des titres de séjour recensés dans une certaine liste limitative, autrement dit « les bons titres de séjour  » [3]) : le même sort qu’aux Français ; aux étrangers pauvres en situation précaire (c’est-à-dire, dépourvus de « bon titre de séjour  ») ou en situation irrégulière : un système au rabais, l’aide médicale. Les sans-papiers sans ressources (ou très faibles) y côtoient alors les autres personnes démunies, comme les sans domicile fixe, quelles que soient leur nationalité et leur situation administrative.

Et rien n’est prévu pour les sans-papiers qui auraient des ressources, ceux qui travaillent et se procurent ainsi un revenu plus ou moins stable. La répartition est conçue de telle sorte que les sans-papiers sont incités à taire leur activité s’ils veulent avoir accès un tant soit peu à une couverture sociale pour eux-mêmes et leur famille. L’opération vise non seulement à amputer le droit à une prise en charge maladie, mais également à rendre invisible et à nier le travail des sans-papiers.

Le Conseil constitutionnel n’avait (déjà) rien trouvé à redire en 1993, si ce n’est de rappeler que les droits ouverts à une assurance maladie ne pouvaient cesser brusquement au jour de la perte du titre de séjour et qu’un maintien des droits d’un an devait s’appliquer avant d’entrer dans le dispositif de l’aide médicale [4].

L’échec de l’universel

Fin 1999, si la réforme de la couverture maladie universelle (CMU) a eu des effets positifs indéniables, elle a en revanche renforcé la mise à l’écart des sans-papiers par un système qui leur est désormais réservé. L’objectif initial de la réforme CMU visait à faire disparaître le régime de l’aide médicale et à unifier le système afin d’intégrer toute la population (actifs et inactifs, démunis ou non) à une assurance maladie universelle (assortie d’une complémentaire CMU, éventuellement gratuite pour les plus démunis), et de mettre fin à un système de soins à deux vitesses.

Au final, l’universel a échoué puisqu’une catégorie a malgré tout été exclue : les étrangers en séjour non stable et non régulier. Ceux-là, et seulement s’ils ne disposent que de très faibles ressources, restent dans un dispositif subsidiaire qui leur est dès lors exclusivement [5] dédié, l’aide médicale État (AME).

La couverture est gratuite : les sans-papiers n’ont pas à s’acquitter d’une quelconque contribution. Les prestations prises en charge par l’AME (« panier de soins ») sont inférieures à celles couvertes par la complémentaire CMU, en particulier en matière dentaire et d’optique. Si tous les bénéficiaires ont accès à l’hôpital, seuls ceux qui peuvent prouver qu’ils résident depuis plus de trois ans en France ont accès aux consultations et soins auprès de la médecine de ville (cabinets ou centres de soins) [6]. Par conséquent, ce système contraint à consulter à l’hôpital pendant les trois premières années de présence en France, contrairement à ce que même une logique comptable et financière privilégierait.

Mais c’était encore trop, restait encore une étape : la suppression complète de la protection maladie et l’accès aux soins des sans-papiers. Procéder à cette réforme ouvertement aurait fait quelque peu tache à l’heure de la « lutte contre la fracture sociale » et de la mise sur le devant de la scène des politiques de santé publique. Cela aurait également placé la France en défaut flagrant quant à ses engagements constitutionnels et internationaux. Alors, on agit de façon discrète et sournoise dans le choix du processus normatif et dans la détermination du contenu destructeur, tout en enrobant le tout d’une justification financière grossière.

D’abord donc : l’assise juridique. En décembre 2002 et en décembre 2003, le gouvernement a saisi l’occasion du vote de lois de finances rectificatives pour l’exercice précédent, pour faire passer des réductions drastiques d’accès à l’AME. Un projet de loi de finances rectificative présente le « grand avantage » d’esquiver tout débat démocratique réel du fait de la rapidité requise pour son adoption. Prévu a posteriori en correctif du budget, il est rendu public très tardivement et donc peu exposé aux commentaires, critiques et débats citoyens. En 2002 comme en 2003, c’est seulement aux alentours de la mi-novembre que les réformes ont été annoncées dans leurs grandes lignes et les textes eux-mêmes n’ont été connus que fin novembre. Le calendrier de fin 2003 était à ce point serré qu’il en a même suscité des commentaires du Conseil constitutionnel qui a jugé « critiquable (…) l’absence de dépôt d’un projet de loi de finances rectificative en temps utile  » [7]. Pour l’essentiel, les mesures relatives à la restriction de l’AME du collectif de fin 2003 reprenaient celles qui figuraient dans un projet de circulaire élaboré quelque six mois auparavant. Pourquoi alors, si ce n’est pour une adoption en catimini et au pas de charge, ne pas les avoir intégrées au projet de loi de finances présenté fin septembre et objet d’un réel débat démocratique avant l’adoption ?

« Responsabiliser les sans-papiers »

Ensuite, le choix pour des amputations partielles successives, parfois aux allures de « mesurettes ».

L’idée, c’est de conserver la coquille de l’AME et de la vider de toute sa substance par des retouches successives. Pour ce faire, on s’ingénie à rendre l’accès effectif aux soins impossible par la mise en place de nouvelles conditions draconiennes que les sans-papiers ne pourront remplir, tout en martelant que l’AME a « une vocation humanitaire », sous-entendu qu’il s’agit d’une faveur et non d’un droit.

Un moyen, grandement efficace, consiste à faire payer les sans-papiers pour bénéficier de l’AME en introduisant un ticket modérateur. Le but affiché est de les responsabiliser dans leur consommation de soins, forcément abusive. La loi de finances rectificative pour 2002 avait déjà introduit cette nouveauté et il restait à déterminer par décret les différents montants du ticket modérateur selon les pathologies, les actes, etc. La publication du décret a été suspendue en février 2003, du fait de la forte mobilisation des associations et des syndicats qui, pour l’essentiel, dénonçaient ce ticket d’exclusion des soins pour des populations précaires (comment ne pas retarder, si ce n’est renoncer aux soins, lorsqu’on ne peut payer ? Et faute de soins précoces, les pathologies s’alourdissent et occasionnent des frais de santé plus importants). Mais le gouvernement n’a pas lâché prise. Aujourd’hui, malgré la persévérance et la diversité des oppositions tant collectives qu’individuelles (lettre ouverte aux parlementaires, pétitions, plaintes au Conseil de l’ordre des médecins contre le ministre de la santé…), il s’acharne et s’apprêterait à rendre les derniers arbitrages pour la fixation des tarifs.

Une exclusion de fait des soins

Autre moyen plus sournois et terriblement efficace : le verrouillage de l’accès à l’AME par le durcissement des modalités d’ouverture des droits. Là, on ne joue plus d’égal à égal avec les autres consommateurs de soins, on stigmatise les étrangers en général et les sans-papiers en particulier en fondant la mesure sur la nécessité de lutter contre les abus et les fraudes (une fois de plus…), contre le « tourisme sanitaire  », contre un système qui instituerait « une prime à l’irrégularité  » [8] au motif que les sans-papiers bénéficieraient « d’une prise en charge plus favorable (…) que celle qui est accordée [aux Français les plus modestes] [9] ».

Un projet de circulaire, dévoilé en mai 2003, proposait ainsi la remise en cause du caractère déclaratif (autrement dit, la possibilité d’apporter la preuve d’une situation non par un document officiel dont sont souvent dépourvues les populations précaires, mais par une déclaration sur l’honneur) ; la prise en compte des aides en nature (nourriture, logement…) fournies par des proches ou associations dans le calcul des ressources ; la suppression de l’ouverture des droits à l’AME par la CPAM dans les hôpitaux comme auprès des associations ou encore la suppression de l’admission immédiate à l’AME même en cas d’urgence médicale ou sociale. Ces mesures, momentanément rangées dans les cartons, ressortent aujourd’hui, en février 2004, sous forme de projets de décrets. Seule l’assise juridique est modifiée et confortée, la logique et ses déclinaisons restent les mêmes. La mobilisation des associations est, cette fois-ci, appuyée par la caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) qui vient de rendre un avis unanimement défavorable à l’encontre de ces deux projets de décrets que lui a officiellement soumis le gouvernement. Elle considère, en effet, que ces mesures imposent « des conditions d’accès particulièrement complexes qui ignorent les situations de précarité et de fragilité sanitaire dans lesquelles se trouvent les populations concernées  » et que « ce recul dans l’accès aux soins contrevient aux exigences élémentaires de santé publique et de sécurité sanitaire, sans garantir au demeurant aucune efficacité économique  ». Mais quel poids aura cette catégorique opposition face à l’acharnement du gouvernement ?

Quoi qu’il en soit, il reste que, pour éviter ces soi-disant dérapages, la loi de finances rectificatives pour 2003 exige une présence ininterrompue en France de trois mois avant de pouvoir demander l’AME et limite les soins médicaux pris en charge en urgence aux seules situations qui mettent en jeu le pronostic vital immédiat (et ce uniquement à l’hôpital, alors qu’il est établi que le recours aux plates-formes hospitalières est toujours onéreux sans être à chaque fois médicalement nécessaire). Tout recours préventif et précoce aux soins est ainsi interdit. Combinées à la suppression du dispositif d’« admission immédiate », ces mesures visent ni plus ni moins à écarter des soins (ou à tout le moins à les retarder). Avec le risque d’aggraver les pathologies pour in fine alourdir le coût pour la collectivité.

Mais, que l’on se rassure, cette destruction de l’AME est en tout point respectueuse des droits fondamentaux de la personne humaine protégés par la Constitution, si l’on en croit l’analyse du Conseil constitutionnel qui considère que « la réforme mise en œuvre par l’article 97 ne porte atteinte ni au principe d’égalité, ni à la protection de la santé imposée par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, dès lors que, en cas d’insuffisance de ressources, les étrangers en situation irrégulière sont couverts par l’aide médicale de l’État à l’issue de trois mois de séjour en France et, avant l’expiration de ce délai, bénéficient gratuitement des soins urgents que peut requérir leur état de santé […] » [10].

Un objectif exclusivement politique

Alors que l’efficacité financière des mesures est loin d’apparaître comme une évidence, on nous dit et on nous répète (rapport IGAS – inspection générale des affaires sociales –, exposés des motifs, rapports parlementaires…) que toutes ces réformes de l’AME visent à maîtriser le coût budgétaire du système de soins des sans-papiers. C’est que les dépenses de l’AME auraient « explosé  » ces deux dernières années. L’IGAS a rendu un rapport en février 2003 [11] qui s’efforce d’identifier les causes et les responsables de cette augmentation… sans jamais convaincre ! Et les rapports parlementaires rendus par la suite sur le même sujet se sont contentés de réitérer les arguments fallacieux avancés par l’IGAS.

Le point commun de ces documents, c’est qu’ils commencent par faire état de l’augmentation du nombre de bénéficiaires (ils seraient passés de 75 000 à la fin 2000 à 165 000 au troisième trimestre 2003) et du coût de l’AME ces deux ou trois dernières années. Ils poursuivent en expliquant la croissance des dépenses afférentes à l’AME notamment par la « relative méconnaissance des règles de droit par de nombreux acteurs  » jusqu’au début des années 2000 [12] (qui écartait de fait nombre de bénéficiaires potentiels), ou encore par « les retards de la facturation hospitalière  », de mauvaises imputations comptables et autres reports d’exercices précédents [13].

Mais, plutôt que de conclure en expliquant la progression des dépenses par ces reports et la montée en charge prévisible du dispositif, ils s’engouffrent dans d’obscures et contradictoires comptabilités, ponctuées d’évocations de situations singulières et caricaturales, voire racistes, érigées en généralités. Pas la moindre mise en perspective des dépenses liées à l’AME par rapport aux dépenses totales d’assurance maladie (elles pèsent moins de 2/1 000 dans les dépenses totales de santé). Tout juste peut-on relever de bien timides et discrets rappels sur les catégories de populations indûment orientées vers l’AME et qui relèvent normalement de la CMU (les demandeurs d’asile en vertu de la protection particulière dévolue par la Convention de Genève ou les personnes en maintien de droit à l’assurance maladie). A aucun moment, le gouvernement ne s’est réellement donné la peine, non plus, d’un vrai calcul économique (par exemple, en redressant les chiffres sur le coût moyen d’un bénéficiaire de l’AME selon la catégorie socio-professionnelle, le sexe et l’âge, ce qui aurait été nécessaire pour pouvoir véritablement comparer la population prise en charge par l’AME avec la population générale).

Non, rien de tout cela car l’objectif poursuivi n’est pas économique, comme on voudrait le faire croire, mais bien politique. Si une pure gestion comptable de la question est affichée, c’est pour mieux taire l’indicible volonté politique de réprimer les sans-papiers, jusqu’à leur nier le droit personnel, fondamental et universel à l’accès aux soins, et d’accroître encore davantage leur précarité. ;




Notes

[1Ancien art. L.311-2 du code de sécurité sociale.

[2Ancien art. L.311-7 du code de sécurité sociale.

[3Art. L.115–6 du code de sécurité sociale et D.115–1 pour l’assuré et art L.161–25–2 et D.161–15 pour les ayants droit majeurs.

[4Décision n°93-325 du 13 août 1993 du Conseil constitutionnel. Celui-ci ne fait en réalité que rappeler l’existence de l’art. L.161-8 du code de sécurité sociale.

[5Ou quasi : l’AME couvre également les Français rapatriés depuis moins de trois mois et non assurés par ailleurs et les cas d’admission exceptionnelle (art. L. 251-1 du code de l’action sociale et des familles).

[6Art. L.111-2 du code de l’action sociale et des familles.

[7Décision n° 2003-488 DC – 29 décembre 2003.

[8Propos de M. Marini, rapporteur général, débats au Sénat du 16 décembre 2003.

[9Propos de M. Lambert, ministre délégué, censé répondre aux accusations de populisme portées par des sénateurs du groupe CRC, débats au Sénat du 16 décembre 2003.

[10Décision n° 2003-488 DC – 29 décembre 2003.

[11Rapport 2003-022 de l’IGAS, présenté par B. Guillemot et F. Mercereau, février 2003.

[12Rapport de Monsieur Carrez, pour l’Assemblée nationale du 3 décembre 2003 fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances rectificative pour 2003, article 49.

[13Rapport de Philippe Marini, pour le Sénat du 11 décembre 2003 fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances rectificative pour 2003, article 49.


Article extrait du n°59-60

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