Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »

Une histoire collective

Assane Ba

Militant associatif

C’est aujourd’hui presque un lieu commun de rappeler que les travailleurs immigrés, par les luttes qu’ils ont menées dans les dernières décennies (les années 1970 en particulier) ont été des acteurs indéniables des transformations sociales en France.

Des grandes grèves dans les secteurs de l’industrie automobile, jusqu’aux mobilisations géantes contres les crimes racistes ou encore les cinq ans de grève totale des loyers des résidents des foyers Sonacotra, en passant par les grèves de la faim tournantes des « sans-papiers » contre les circulaires Fontanet-Marcellin, ils auront marqué d’une empreinte indélébile les plus belles pages de l’histoire des luttes de classes en France.

« Les travailleurs immigrés ne sont pas un appoint au mouvement ouvrier national, rôle dans lequel certains secteurs de l’échiquier politique et syndical voulaient les cantonner, ils sont aujourd’hui un maillon indispensable de la stratégie ouvrière » [1].

Mais partie prenante à coup sûr du mouvement ouvrier, ils n’en furent pas moins porteurs de leurs revendications propres en tant qu’immigrés victimes d’une particulière surexploitation patronale et impliqués, du moins pour certaines franges dirigeantes, dans les luttes sociales et politiques de leur pays d’origine.

Cette triple dimension se traduira par des contenus et des formes de luttes parfois étrangers à la tradition syndicale française, comme le recours quasi systématique à la grève de la faim et surtout la pratique de l’autonomie organisationnelle.

Quel mouvement de lutte de l’immigration de cette période post-mai-68 ne s’est pas doté - il est vrai avec l’appui bruyant de l’extrême-gauche politique – de son propre « comité de lutte autonome » ?

Structurellement indépendants des organisations classiques et revendiquant la direction exclusive des luttes dont ils furent issus, ces comités – Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés (CDVDTI), Mouvement des travailleurs arabes (MTA), Comité de coordination des foyers Sonacotra en grève – ont été une constante de la période, le plus souvent suivis par la base et parfois reconnus par les pouvoirs publics obligés, du fait du rapport de forces, d’ouvrir le dialogue.

Cette indépendance n’a pas toujours été acceptée par les structures syndicales, à l’échelon des directions notamment, appelées à les soutenir.

Cette triple dimension peut être aussi, à certains égards, un des facteurs explicatifs de leur relative absence du terrain de luttes avant la grande explosion de mai 1968, ou à tout le moins du décalage qui a pu être plusieurs fois observé entre leurs priorités revendicatives et celles affichées par le mouvement syndical traditionnel.

Un prolétariat surexploité

Deux constats peuvent en tout cas être établis.

Les travailleurs immigrés ont paradoxalement subi, à une période où la situation objective de la classe ouvrière nationale s’est, grâce à la croissance économique, considérablement améliorée, une surexploitation systématique. Sous-payés, soumis à des conditions de travail astreignantes et pénibles, ils furent l’objet de discriminations sociales inadmissibles. Dans leur grande majorité, ils ont vécu entassés dans des baraquements, dans des bidonvilles insalubres ou encore dans des caves et des entrepôts loués par les patrons et des marchands de sommeil.

À cette surexploitation économique s’est ajouté un contrôle politique et social parfaitement organisé (pas de statut juridique reconnu, pas de liberté d’expression, surveillance policière et menace constante d’expulsion des militants actifs...), le tout inscrit dans un objectif d’ensemble évident de marginalisation et de fragilisation d’une population qu’il s’agit tout simplement d’isoler du reste des ouvriers français et de réduire à l’état de main-d’œuvre maléable et docile. Ce qui faisait dire à André Gorz en 1970 : « Le recours aux travailleurs étrangers permet notamment d’exclure une partie importante du prolétariat de l’action syndicale, de diminuer fortement le poids politique et électoral de la classe ouvrière et encore plus fortement son poids et sa cohésion idéologique ».

Dans un tel contexte, la participation directe des travailleurs immigrés aux luttes en cours, de surcroît en première ligne, ne pouvait être massive. D’autant que la mobilisation syndicale, déjà peu importante, n’était de toutes façons nullement porteuse de leurs revendications spécifiques.

Le mouvement de mai 68, en opérant le grand chamboulement dans l’ordre social et politique que l’on connaît, aura sans aucun doute contribué à desserrer l’étau. En débordant les syndicats et les appareils politiques classiques, le mouvement étudiant, dans lequel se débattent activement (et se déchirent) tous les courants de l’extrême-gauche politique, aidera à révéler au grand jour les conditions misérables dans lesquelles est maintenue cette frange de la classe ouvrière que sont les travailleurs immigrés.

La solidarité spontanée des étudiants en révolte, descendus dans les bidonvilles de Nanterre pour donner des cours aux enfants, reconstruire des habitations ou aider à élaborer des plate-formes revendicatives, sera un catalyseur irremplaçable des premiers mouvements d’organisation des luttes dans les bidonvilles, et plus tard dans les usines.

La grève des cinquante-deux ouvriers immigrés marocains de l’usine de recyclage de papiers Margoline implantée à Nanterre, pour obtenir des conditions de travail décent, en est un exemple patent.

Nouveauté non moins importante à prendre en compte dans l’appréciation de l’intérêt, devenu manifeste à partir de cette période, porté par certains secteurs de l’opinion française à la situation sociale et politique des immigrés : la popularité que connaissent, dans la jeunesse française, les mouvements de solidarité avec les peuples en lutte pour leur libération (Vietnam, Palestine, Portugal salazariste, etc.). Le MTA et CDVDTI, qui ont dirigé la plupart des initiatives de mobilisation contre les crimes et violences racistes et les grèves de la faim des « sans-papiers », sont, à l’origine, issus de rencontres entre des étudiants et intellectuels arabes et français soutenant la Palestine.

L’autre dimension marquante de la situation des immigrés est le lien particulièrement fort des organisations existantes avec les pays d’origine.

À cheval sur ici et là-bas

En effet, qu’il s’agisse de l’Amicale des Algériens en Europe, née et conçue comme relais du FLN au pouvoir et, par conséquent, forcément traversée par toutes les scissions internes que va connaître ce parti, de l’Association des Marocains en France (AMF) fortement liée à l’Istiqlal [2] dès sa naissance en 1959 jusqu’en 1972 où elle se proclame organisation autonome des partis politiques marocains, ou encore de l’Union générale des travailleurs sénégalais en France (UGTSF), très liée à ses débuts, en 1961, au consulat du Sénégal, les principales organisations de travailleurs immigrés ont des projets associatifs et sociaux mixtes.

Un écartèlement sans doute compréhensible pour l’époque, et pour les nationalités concernées, mais à l’évidence facteur d’un certain ralentissement dans leur engagement total dans les luttes ici.

Les luttes des immigrés se sont développées dans trois grands domaines : Pour un logement décent (contre l’habitat insalubre), pour un statut juridique stable (les papiers), contre le racisme (pour la sécurité face aux crimes et violences racistes).

Nous faisons ici volontairement abstraction des luttes menées à la même période dans les usines, notamment dans les secteurs de l’automobile et de la métallurgie, où les OS immigrés ont également été en première ligne pour revendiquer des salaires égaux, la création de sections syndicales, ou encore le respect des conditions d’hygiène et de sécurité. Ces luttes ont un caractère moins spécifiques, mais surtout sont plus connues de l’opinion publique, qu’il s’agisse des grèves de Pennarroya (Lyon), de Margoline (Nanterre), de Girosteel (Le Bourget), ou des Câbles de Lyon.

Pour un logement décent

Les mobilisations sur le terrain du logement ont réellement pris de l’ampleur au lendemain de la mort par asphyxie de cinq travailleurs africains du foyer de la rue des Postes à Aubervilliers. Le gérant, un marchand de sommeil notoire, coupe le gaz en plein hiver à la suite d’un mouvement de refus de paiement des redevances jugées trop élevées. Les occupants, cinq par chambre, mettent en route un chauffage à gaz de fortune et meurent tous asphyxiés pendant leur sommeil. C’était le 5 janvier 1970.

L’opinion réalise avec stupeur l’extraordinaire misère dans laquelle vivent des centaines de travailleurs immigrés, en majorité maghrébins, portugais et d’Afrique subsaharienne en matière de logement, et les conséquences tragiques qu’elle peut engendrer. Les protestations sont vives, notamment de la part des partis, des syndicats et des intellectuels de gauche.

Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, visitera moins d’un mois plus tard les taudis des 19e et 20e arrondissements de Paris et les bidonvilles d’Aubervilliers avant d’annoncer un calendrier de résorption de l’habitat insalubre.

Cet événement est le point de départ de multiples initiatives spontanées d’occupants d’hôtels-meublés et autres garnis vétustes – anciens entrepôts réformés, caves clandestines sordides aménagées en véritables parcs à bestiaux – gérés par des marchands de sommeil parfois pour le compte de petits patrons à qui la loi fait obligation de loger leurs salariés migrants.

Les habitants des bidonvilles ne sont pas en reste. Des zones sud de Champigny (14 025 bidonvilles recensés) en passant par Nanterre (9 937) jusqu’à Saint-Denis Francs-Moisins (4 803), la résistance s’organise, tantôt pour obtenir une régularisation pouvant enrayer une destruction programmée sans relogement préalable, tantôt, quand il s’agit d’occupants célibataires, pour arracher un relogement en foyer Sonacotra.

Durant cette période, la revendication essentielle porte sur la résorption de l’insalubrité : amélioration du bâti ou relogement. La question du niveau des loyers et du statut d’occupation – locataire et non pas résident à statut précaire – ne surgira que plus tard, vers les années 1975, dans la plate-forme revendicative des résidents des foyers Sonacotra en grève.

Les luttes sont naturellement d’inégale ampleur. Si elles sont toutes importantes, au moins pour ceux qui les mènent, elles ont un impact variable, notamment quant au soutien qu’elles reçoivent et aux résultats qu’elles produisent.

« Les » Sonacotra

La « lutte des Sonacotra », conduite pendant cinq ans de 1974 à 1979 par le comité de coordination des foyers en grève (120 foyers, 3500 résidents en mai 1978) sera, dans l’histoire récente des luttes de l’immigration, malgré la violence de la répression déclenchée par les pouvoirs publics et la Sonacotra – expulsions du territoire, saisies des salaires, brutalités policières – celle qui aura eu le plus d’impact sur le mouvement social et ouvrier.

Soutenue par de larges secteurs de la base des syndicats et des partis de gauche, mais par contre décriée par les directions des grands appareils qui s’accommodent mal de sa volonté d’autonomie, cette lutte n’aura laissé personne indifférent.

Le Gisti fournira un appui logistique décisif pour la justification technique des revendications et pour l’organisation de la défense collective des résidents devant les tribunaux.

Ce large soutien allié à une grande combativité des résidents, permettra la réalisation de fait de la plupart des revendications (blocage des loyers, liberté de visite et de réunion, retour des expulsés...) à l’exception, notable il est vrai, de la reconnaissance du comité de coordination.

La grève des foyers Sonacotra restera en tout cas le mouvement qui, plus que les précédents, aura révélé à l’opinion publique le caractère particulièrement ségrégatif de l’habitat-foyer : imposé sans aucune alternative à des milliers de résidents, ces derniers l’auront rejeté et dénoncé comme un habitat hors normes tant dans son mode de gestion que dans sa nature délibérément infantilisante.

Contre les circulaires Fontanet-Marcellin

Acte fondateur de la politique de contrôle des flux migratoires, initiée par les pouvoirs publics pour ajuster l’immigration aux besoins d’un marché du travail de fin de croissance, les circulaires Fontanet-Marcellin (du nom des ministres du travail et de l’intérieur de l’époque) ont été publiées en février et octobre 1972.

Elles posent deux règles nouvelles : l’obligation, pour le travailleur étranger, de produire un contrat de travail d’un an et une attestation de « logement décent » pour toute délivrance de carte de séjour, et, pour l’employeur, le dépôt préalable à l’ANPE de toute offre d’emploi avant l’embauche d’un étranger.

Ces règles viennent ainsi mettre un terme à une longue période de « laisser faire », d’« immigration sauvage » selon certains, en tout cas de liberté d’installation pour la plupart des migrants, le patronat étant, jusque-là, seul juge des entrées de main-d’œuvre étrangère, malgré l’existence de règles publiques et de dispositions conventionnelles entre la France et certains pays d’immigration (conventions de main-d’œuvre avec le Maroc, la Tunisie et le Portugal).

Ces mesures qui, pour l’essentiel, donnent satisfaction à la plupart des syndicats ouvriers, vont déclencher dans les milieux de l’immigration un mouvement de protestation sans précédent.

La grève de la faim sera ici la forme principale de la lutte des « sans-papiers » contre les circulaires. On dénombrera entre octobre 1972 et janvier 1975 (date d’annulation des circulaires par le Conseil d’État), une vingtaine de grèves de la faim dans 17 villes de France soit environ 250 grévistes appartenant à six nationalités différentes (tunisienne en majorité).

Le mouvement, qui a démarré sur la revendication d’un contrat de travail d’un an auprès des employeurs débouchera, après quelques mois, sur le mot d’ordre plus politique d’abrogation des circulaires.

Très peu soutenue par les syndicats, du moins par les structures dirigeantes, cette lutte a cependant bénéficié des retombées de très importants mouvements de grève d’ateliers, notamment dans les secteurs de l’automobile (Renault, Câbles de Lyon, etc.).

Le 13 janvier 1975 le Conseil d’État, à la requête des organisations de soutien et du Gisti, annulera partiellement les circulaires incriminées. Auparavant, le 13 juin 1973, Georges Gorse, nouveau ministre des affaires sociales, après négociation avec le CDVDTI, avait assoupli certaines dispositions des circulaires et accordé un délai de trois mois à tous les irréguliers pour se régulariser.

Troisième front de lutte des immigrés au cours des années 1970 : la lutte contre le racisme.

L’évocation de trois crimes racistes commis entre octobre 1971 et juin 1973, permet de se replonger dans le contexte de l’époque et dans l’ambiance particulièrement détestable de racisme et de xénophobie dont les immigrés maghrébins, notamment les Algériens font lourdement les frais.

Ils déclencheront heureusement de fortes protestations antiracistes des immigrés eux-mêmes et de leurs organisations autonomes, mais aussi de larges secteurs de gauche et des milieux intellectuels, universitaires et artistiques.

Les premiers comités de défense seront constitués avec des personnalités telles que Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean Genet et Michel Drach (Appel de 137 intellectuels à une marche le 16 décembre 1972, paru dans Le Monde du 17 nov. 1972).

– Ben Ali Djellali, jeune algérien de 16 ans, est abattu dans le quartier de la Goutte d’or par un gardien d’immeuble. C’est le prototype même du racisme civil au quotidien : l’homme de la rue, le français moyen, manipulé, quasiment conditionné par les multiples campagnes racistes anti-algériennnes et anti-arabes, passe à l’acte en abattant un jeune riverain à partir d’un fait mineur.

– Mohamed Diab, ouvrier algérien, est abattu dans les locaux de la police lors d’une garde à vue. C’est le racisme de l’appareil d’État. La police, fortement infiltrée par l’extrême-droite, jouissant d’une totale impunité. Le gouvernement couvre le meurtre, se retranche derrière une prétendue légitime défense et refuse toute enquête.

– L’attentat contre le consulat d’Algérie de Marseille : c’est le racisme de l’extrême-droite activiste qui juge l’État français laxiste face à « l’agitation des milieux immigrés et face aux menées des États arabes ». Elle prend prétexte des événements de Marseille de l’été 1973 (meurtre d’un chauffeur d’autobus par un malade mental algérien), lance des campagnes et des comités d’autodéfense qui déboucheront sur la dynamitage du consulat d’Algérie. Cet attentat sera revendiqué par un Club « Charles Martel » composé d’anciens de l’OAS.

La riposte des immigrés s’organisera autour du MTA qui réussira, en septembre 1973, à mettre près de 40 000 travailleurs maghrébins en grève générale dans les Bouches-du-Rhône et en région parisienne.

Les grands chantiers et les usines qui tournent avec la main-d’œuvre immigrée sont, de l’avis même de la presse de l’époque, totalement paralysés.

Le 20 septembre 1973, le gouvernement algérien suspend toute émigration vers la France.

L’Amicale des Algériens en Europe, fortement contestée par les groupes proches du MTA, appellera, avec la CGT et la gauche communiste, à une journée d’action contre le racisme : 2 000 personnes se rassembleront à la Bourse du travail de Paris.

Il est à noter que cette période est fortement marquée par le contexte international (conflit palestinien, embargo des pays arabes sur le pétrole, vives tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie suite aux nationalisations du gaz en février 1971) d’où, sans doute, le climat manifestement plus explosif et plus passionnel dans les actes commis et la riposte induite.

Et le récit pourrait ainsi continuer pour retracer encore d’autres apports de l’immigration et des générations issues de celle-ci aux luttes sociales et syndicales en France, confirmant, s’il en était besoin et surtout pour ceux qui ont la mémoire courte, que les conquêtes sociales et démocratiques de ce pays ont été bâties aussi avec la pierre apportée (et quelle pierre !) de ceux qui sont venus d’ailleurs.

Mémoire fragile, mémoire éclatée, mais mémoire vivante qu’il conviendrait de façon urgente de reconstituer et de se réapproprier pour éclairer les actions de demain.




Notes

[1Les immigrés, Cedetim, Lutter/Stock, janv. 1975.

[2Istiqlal : mouvement national pour l’indépendance du Maroc qui a donné naissance à l’UNFP (Union nationale des forces populaires) dirigée par Ben Barka.


Article extrait du n°29-30

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Dernier ajout : mercredi 27 août 2014, 16:30
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