Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Les urgences
Danièle Lochak
Professeur de droit à l’Université Paris X Nanterre, Présidente du Gisti
Fin mai 1943 s’installe à Alger le Comité français de Libération nationale. Le 3 juin 1944, le CFLN devient le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) qui siégera à Paris à partir d’août 1944 et jusqu’à l’établissement de la Constitution en 1946. En l’absence d’assemblée élue, le gouvernement provisoire légifère par ordonnances. Son pouvoir s’arrête le jour où l’assemblée constituante issue des élections du 21 octobre 1945 se réunit : le 2 novembre 1945 constitue la date butoir au-delà de laquelle il ne sera plus possible de légiférer sans le concours de la représentation nationale.
Liquider les séquelles de Vichy
Au total, ce sont plusieurs centaines d’ordonnances qui sont édictées pendant cette période de presque trois années, étant entendu que les ordonnances prises à Alger ne deviendront exécutoires sur le territoire métropolitain qu’après la Libération. Ces textes, qui représentent au sens propre comme au sens figuré « les urgences de la Libération », et dont font partie les deux ordonnances qui nous intéressent ici, répondent à plusieurs ordres de préoccupations.
Il s’agit en premier lieu de liquider les séquelles de Vichy en rétablissant la légalité républicaine et en organisant la répression des faits de collaboration et des crimes de guerre, ainsi que l’épuration de ceux qui se sont compromis au service de « l’autorité de fait ».
L’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine est la plus célèbre car elle pose les principes généraux concernant les modalités d’abrogation de la législation de Vichy et déclare la nullité des textes les plus manifestement contraires à cette légalité républicaine, à commencer par le statut des juifs ; mais d’autres ordonnances faites à Alger l’avaient précédée et beaucoup d’autres la suivront. Les unes se bornent à abroger ou déclarer nulles les dispositions adoptées sous Vichy : par exemple des textes relatifs à la déchéance de la nationalité française, aux associations professionnelles de fonctionnaires, ou au travail féminin... D’autres remettent en vigueur la législation antérieure, telle l’ordonnance du 15 décembre 1944 rétablissant les syndicats de médecins, de praticiens de l’art dentaire, de pharmaciens et de sages-femmes ou l’ordonnance du 27 juillet 1944 qui rétablit la liberté syndicale.
Faire face à l’urgence
La répression et l’épuration donnent lieu, de leur côté, à un très grand nombre de textes, dont la liste qui suit, non exhaustive, permet d’avoir une idée : ordonnance du 26 juin 1944 relative à la répression des faits de collaboration ; ordonnance du 27 juin 1944 relative à l’épuration administrative ; ordonnance du 26 août 1944 instituant l’indignité nationale ; ordonnance du 28 août 1944 relative à la répression des crimes de guerre ; ordonnance du 16 octobre 1944 sur l’épuration dans les entreprises ; ordonnance du 18 novembre 1944 instituant une Haute Cour de justice ; ordonnance du 2 mars 1945 sur l’épuration de la presse ; ordonnance du 30 mai 1945 relative à l’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs...
Il s’agit ensuite de faire face à la situation d’urgence que connaît encore le pays, et d’assurer dans l’immédiat le fonctionnement de l’administration mais aussi de l’économie, notamment en facilitant la transition entre les anciennes institutions que l’on supprime et celles qui seront mises en place plus tard.
À période d’exception, textes d’exception : l’ordonnance du 6 mai 1944 sur le régime de la presse en temps de guerre organise la censure, de même que l’ordonnance du 22 juin 1944 concernant la diffusion des informations sur le territoire métropolitain au cours de sa libération, tandis que l’ordonnance du 26 mai 1945 permet l’internement administratif des individus dangereux pour la défense nationale.
Il faut aussi remettre en marche les institutions. C’est ce à quoi visent, par exemple, l’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération, l’ordonnance du 3 juin 1944 portant organisation provisoire du statut de l’administration préfectorale ou encore l’ordonnance du 16 juin 1944 tendant à assurer le fonctionnement des cours et tribunaux dans les territoires métropolitains au cours de la Libération.
D’autres textes, également provisoires et liés à la situation exceptionnelle, ont pour but de permettre le ravitaillement du pays et le fonctionnement de l’économie, telles l’ordonnance du 3 août 1944 relative à l’organisation du ravitaillement et de la production agricole ou l’ordonnance du 12 juillet 1944 relative aux facilités de crédit accordées aux entreprises.
Il faut parallèlement assurer la transition entre les législations ancienne et future. Les textes, ici, sont innombrables et touchent la quasi-totalité des domaines d’intervention de l’État :
– le domaine de la presse, avec l’ordonnance du 22 juin 1944 relative à la mise sous séquestre des entreprises de presse, celle du 22 juin 1944 relative à la radiodiffusion, celle du 26 août 1944 sur l’organisation de la presse française ou encore du 30 septembre 1944 relative à la réglementation provisoire de la presse périodique en territoire métropolitain libéré ;
– le domaine de la culture, avec l’ordonnance du 30 septembre 1944 relative à la réglementation provisoire de l’industrie cinématographique ;
– le domaine des transports, où plusieurs ordonnances viennent organiser respectivement les transports aériens, les transports routiers de marchandises ou les transports par chemins de fer ;
– le domaine de l’organisation professionnelle, avec les ordonnances du 22 juin 1944 et du 18 janvier 1945 relatives à l’organisation provisoire de l’artisanat ou celle du 11 décembre 1944 créant des organismes transitoires de gestion par les professions médicales et paramédicales.
Rénover et réformer
Il s’agit enfin – et les deux ordonnances qui nous intéressent s’inscrivent dans cette perspective – de réformer à plus long terme les institutions et la législation, parfois en prenant le contre-pied des lois de Vichy, parfois en les validant sous réserve d’amendements. Certains de ces textes s’inscrivent dans la continuité de l’œuvre législative entreprise sous la IIIe République et éventuellement poursuivie par Vichy ; d’autres s’inscrivent en rupture avec la législation antérieure pour faire prévaloir les idées de la Résistance.
Une partie importante de cette œuvre législative porte sur l’organisation de la justice et le droit civil et pénal en se bornant, dans plusieurs cas, à réaménager les innovations introduites par Vichy : ordonnance du 8 février 1945 modifiant l’article 331 du code pénal (qui laisse subsister la répression des actes homosexuels sur mineur de 21 ans) ; ordonnance du 12 avril 1945 sur le divorce et la séparation de corps ; ordonnance du 25 juin 1945 concernant le concours des citoyens à la justice et à la sécurité publique (qui reprend, de la loi du 25 octobre 1941 le principe de la répression du délit de non dénonciation) ; ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante ; ordonnance du 13 août 1945 concernant le casier judiciaire et la réhabilitation ; ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d’État.
L’organisation professionnelle donne lieu également à production importante de textes : ordonnance du 19 septembre 1945 portant institution de l’ordre des experts-comptables et réglementant la profession ; ordonnance du 2 novembre 1945 portant statut des agréés près les tribunaux de commerce ; ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux commissaires-priseurs ; ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut du notariat ; ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des avoués ; ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers. On peut citer aussi l’ordonnance du 13 octobre 1945 relative aux spectacles – qui reprend en fait assez largement les dispositions de la loi du 27 décembre 1943 laissée provisoirement en vigueur par les ordonnances portant rétablissement de la légalité républicaine.
En matière économique, l’ordonnance du 30 juin 1945 relative aux prix connaîtra une longévité particulière, puisqu’elle ne sera abrogée qu’en 1986. Les premières nationalisations sont également décidées par voie d’ordonnances : ordonnance du 14 décembre 1944 nationalisant les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais ; ordonnance du 16 janvier 1945 nationalisant Renault ; ordonnance du 26 juin 1945 nationalisant les transports aériens.
Il faut enfin citer les grands textes qui mettent en œuvre le programme de la Résistance : l’ordonnance du 22 février 1945 instituant des comités d’entreprise, l’ordonnance du 4 octobre 1945 organisant la sécurité sociale et celle du 19 octobre 1945 portant statut de la mutualité, auxquelles on peut ajouter l’ordonnance du 2 novembre 1945 sur la protection maternelle et infantile.
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