Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Le rôle d’Alexandre Parodi
Marceau Long
Ancien vice-président du Conseil d’Etat. A présidé la Commission de la nationalité en 1986-87. Préside, depuis 1990, le Haut Conseil à l’intégration
Le cinquantième anniversaire des grandes ordonnances de 1945, et notamment de l’ordonnance sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, est l’occasion que j’attendais de rappeler l’action personnelle d’Alexandre Parodi, ministre du travail du Gouvernement provisoire de la République après la Libération. Je tiens d’autant plus à la rappeler et à lui rendre hommage, que je fus son collaborateur à l’ambassade de France au Maroc après l’indépendance de notre ancien protectorat, et fus, longtemps après, appelé à lui succéder à la vice-présidence du Conseil d’État.
Certaines missions qui m’ont été confiées, en cette qualité, notamment les présidences de la Commission de la nationalité, puis du Haut Conseil à l’intégration, m’ayant placé au centre de questions liées à l’immigration, j’ai
constaté la permanence des données du problème et des questions de
principe posées.
Les réponses que nous cherchons aujourd’hui peuvent s’appuyer sur les solutions dégagées après les épreuves de la guerre et la confrontation des idées qui a suivi la Libération dans laquelle Alexandre Parodi a joué le rôle que l’on sait.
Tous ces problèmes étaient déjà posés avant la Seconde guerre mondiale.
Alors que la plupart des autres nations européennes connaissaient un fort courant d’émigration vers les États-Unis, le déficit démographique de la France, avec ses conséquences en matière de main-d’œuvre, était comblé, depuis le début du siècle, par des entrées continues de travailleurs étrangers,
principalement d’origine européenne, rapidement rejoints par leur famille.
Cette caractéristique du paysage démographique français devient éclatante après la guerre de 1914-1918 : l’appel de main-d’œuvre est massif. Mais l’évolution est rapide. La crise économique des années 1930 et le chômage qui en est résulté touchent sérieusement les étrangers et changent le regard du Français sur l’immigration.
Dans le même temps, les crises politiques, le fascisme, le nazisme, les dictatures conduisent d’autres étrangers à fuir leur pays. Ainsi arrivent en France nombre d’immigrés en provenance d’Europe de l’Est ou d’Europe centrale, d’Italie puis d’Espagne... Dès le milieu des années 1920, l’immigration politique se joint à l’immigration économique.
Les acteurs de l’ordonnance
Ainsi pouvait-on, avant 1939, constater simultanément des retours plus ou moins forcés dus au chômage en France, et des entrées d’étrangers recherchant la protection de notre pays. Le nombre de naturalisations s’élevait chaque année ; la loi de 1927 les rendait plus faciles. Dans le même temps, se développent des réactions de rejet, naissent des groupes extrémistes. Les polémiques sont violentes, une certaine presse se prête à une véritable floraison de pamphlets [1].
La définition d’une politique cohérente de l’immigration s’impose ; les questions à résoudre – contrôle des flux migratoires, statut des étrangers autorisés à séjourner en France, organisation des retours – font apparaître plusieurs approches : économique, démographique et politique.
Elles s’affronteront en 1945, au moment de l’élaboration de l’ordonnance sur les conditions d’entrée et de séjour. Le texte sera inspiré des principes de la République qui avaient été oubliés ou rejetés dans les dernières années. En cinquante années d’application, il a été maintes fois modifié pour être adapté aux circonstances du moment. À l’occasion de ces modifications, qui ont fait souvent naître un débat national, ce sont, au fond, les mêmes questions qui étaient posées et les mêmes choix politiques qui étaient à faire.
Comme le note Patrick Weil [2], quatre personnalités ont été au centre de l’élaboration de l’ordonnance de 1945. Elles avaient toutes les quatre, dès la fin des années 1930, par les fonctions occupées au sein de l’appareil de l’État, participé aux réflexions et à l’action afin de déterminer les conditions d’entrée et de séjour des étrangers.
Georges Mauco est un expert scientifique, appelé par le Général de Gaulle en avril 1945 et nommé secrétaire général du Haut Comité consultatif de la population et de la famille : en tant que tel, son rôle va être essentiel. Alfred Sauvy, autre expert scientifique, est nommé, en avril 1945 également, secrétaire général à la famille et à la population au ministère de la santé publique et de la population ; il coordonne l’activité des différentes administrations en charge de l’immigration. Pierre Tissier, directeur du
cabinet du ministre de l’intérieur du général de Gaulle, Adrien Tixier, suit de très près l’élaboration du texte. Enfin, de septembre 1944 à novembre 1945, le ministre du travail et de la sécurité sociale est Alexandre Parodi.
Pour eux, la question n’était pas nouvelle. Georges Mauco en était considéré comme le grand spécialiste. Il avait notamment publié une thèse en 1935, « Les étrangers en France ; leur rôle dans l’activité économique », et avait fait de nombreuses études sur les effets de leur présence dans l’économie française. Alfred Sauvy, spécialiste des questions relatives à l’information économique, s’est très tôt passionné pour celles de la population et de l’immigration. Alexandre Parodi, entré au Conseil d’État en 1926, pouvait être considéré comme l’un des fonctionnaires de l’époque les plus versés dans les problèmes de l’administration du travail ; il avait été nommé, en août 1938, conseiller au cabinet du ministre, puis, en 1939, directeur général du travail et de la main-d’œuvre et, à ce titre, chargé de l’élaboration du statut des travailleurs étrangers. Il représentait son ministère au Haut Comité de la population. Pierre Tissier, présent auprès du général de Gaulle dès juin 1940, avait exprimé ses réflexions sur la politique d’immigration dans un ouvrage consacré au gouvernement de Vichy, écrit en 1942.
Quels critères ?
Quels immigrés ?
Ces personnalités vont donc conduire les travaux et fixer les positions des administrations : celles du ministère du travail, du ministère chargé de la population, du ministère de l’intérieur. Cet éclatement nous est familier. Qui conduit la politique de l’immigration ? Quelle organisation ministérielle en est le support ? Qui coordonne ? C’est finalement une instance consultative, le Haut Comité consultatif à la population et à la famille qui fut chargée d’élaborer le texte qui préparera l’ordonnance de 1945.
Cette élaboration, d’avril à octobre 1945, fit apparaître, comme l’a bien montré Patrick Weil, de la rédaction des avant-projets à la discussion entre les ministères et aux décisions arrêtées, à la fois la convergence des idées sur des points fort importants, comme de nettes divergences sur certaines questions de principe et sur l’ordre des priorités.
Tous ceux qui préparaient le texte étaient persuadés de la nécessité de l’immigration [3], tellement les besoins de main-d’œuvre pour la reconstruction et le redémarrage de l’économie étaient pressants. Ils l’étaient aussi de la nécessité d’établir certaines préférences entre immigrés ; mais la communauté de vues n’était plus la même pour les critères de choix. L’immigration, même si elle doit répondre au besoin de main-d’œuvre reste pensée en terme d’installation et de peuplement ; le critère d’assimilabilité est pour cette raison pris en compte au même titre que le critère de qualification.
Alfred Sauvy présenta donc devant le Haut Comité de la population une étude relative à l’assimilabilité suivant les origines. Le Haut comité a émis des directives, reprises par Alexandre Parodi dans une note interne au ministère du travail, plaçant l’origine ethnique parmi les critères de sélection de la main-d’œuvre étrangère introduite en France. Alexandre Parodi prendra cependant des positions qui, sans aller à l’encontre de cette note, auront pour conséquence de mettre de côté ce critère, dans la mesure où il n’apparaîtra plus le premier par rapport à ceux tirés de la compétence professionnelle ou du devoir de protection des réfugiés politiques, et, pour les étrangers déjà présents en France, de l’ancienneté de l’installation ainsi que des liens les attachant à notre pays.
Une défense acharnée du droit d’asile
Tout d’abord, il s’opposera avec vigueur à ce que soient traités de la même façon les réfugiés politiques et les immigrés économiques. La crise économique des années 1930 avait conduit en effet les gouvernements à prendre des mesures sévères à l’encontre des travailleurs étrangers : interdiction d’entrée de nouveaux immigrants en 1924 et mesures d’incitation au retour. Ces dispositions ne sont pas appliquées aux réfugiés politiques ; et le décret-loi du 2 mai 1938 leur offre des garanties particulières en les
exemptant des sanctions pénales prévues en cas d’entrée irrégulière sur le territoire. Des milliers de républicains espagnols ont pu en bénéficier en 1939.
Dès août 1940, Alexandre Parodi avait lutté pour sauvegarder le droit d’asile et c’est une rupture avec les positions de Georges Mauco. Alexandre Parodi avait ainsi refusé de donner aux autorités allemandes qui les demandaient, les circulaires ainsi que les informations sur les chômeurs étrangers dont un grand nombre étaient des réfugiés [4] ; il considérait que la France avait envers eux des obligations.
Il ne se départira jamais de cette position, et sa volonté inébranlable de protection des réfugiés politiques, dont il considère qu’il est un devoir premier de la France, fera passer au second plan les origines ethniques. Ainsi s’est-il opposé à ce qu’elles soient le critère premier dans l’ordonnance de 1945 comme le souhaitait Georges Mauco, car les réfugiés politiques, qui étaient souvent d’origine « non souhaitée », se seraient donc trouvés dans
une situation défavorable par rapport au texte du décret-loi de 1938.
Le critère ethnique cédait donc son rang dès qu’il s’agissait de demandeurs d’asile. De même s’effaçait-il lorsque les étrangers étaient déjà admis au séjour et installés en France : la règle de traitement égalitaire de chaque individu prévalait alors, et elle était plus favorable à l’assimilation.
De plus, Alexandre Parodi, ministre du travail et attentif aux problèmes de main-d’œuvre, considérait que le critère de la compétence professionnelle et celui de l’adéquation du nombre des travailleurs aux besoins de l’économie étaient plus importants que celui de l’origine. En fin de compte, pour lui, l’assimilabilité n‘était que relative, ne pouvait s’apprécier qu’individuellement, évoluait pour chacun en même temps que son insertion dans la vie sociale.
Finalement, sur le plan de la procédure, l’avant-projet soumis aux ministres n’évoque pas l’origine ethnique. Le ministre du travail, Alexandre Parodi, envoie au secrétaire général du gouvernement ses observations sur le projet de statut des étrangers, adopté en première lecture par le Haut Comité consultatif de la population. Elles portent sur la forme et sur le fond.
Sur la forme, il déplore la place réservée en titre Ier aux mesures pénales « créant un préjudice défavorable à l’égard du nouveau statut ». Il demande donc une inversion des titres permettant l’exposé sur les conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers en France en titre I et les mesures pénales dans le dernier titre.
Pour une plus grande protection
En ce qui concerne le fond, il s’attache à des remarques qui vont dans le sens d’une plus grande protection des étrangers, tout en assurant à l’État les capacités de contrôle des entrées et du séjour des étrangers. Ainsi, il demande à ce que l’ordonnance ne prévoie pas de dispositions qui conduiraient à des garanties moindres que celles du décret-loi de 1938, en particulier pour les étrangers présents en France depuis longtemps ou ayant
des attaches particulières avec ce pays.
Enfin, en ce qui concerne les réfugiés et apatrides, il s’oppose vigoureusement à toute idée de centres de travail surveillés pour ceux qui seraient devenus indésirables, mais qui seraient dans l’impossibilité de quitter le territoire français. L’institution de tels centres, écrit-il, « est évidemment dictée par un souci de sécurité et d’ordre. Toutefois, j’estime qu’il est dangereux de réintroduire dans notre réglementation le principe des centres de travailleurs qui rappelle fâcheusement les institutions vichyssoises.
Une telle organisation risque de conduire à des abus. » [5]
Il demande également à ce que soient clairement précisées les conditions des étrangers par rapport à la protection sociale. En particulier, « il conviendrait de compléter sur ce point l’article 30 de la manière suivante : “Ils bénéficient des assurances sociales, de la législation sur les congés payés et les accidents du travail, conformément aux lois, aux règlements et aux conventions internationales en vigueur” ».
Il rappelle en outre l’obligation impérative du respect des traités. « Plusieurs conventions de réciprocité ont été passées en matière d’assurances sociales avec certains pays étrangers afin de permettre la détermination des droits aux prestations, de totalisation des périodes d’assurances accomplies tant à l’étranger qu’en France ».
Il ne manque pas d’affirmer que le ministère du travail est au centre de cette question de l’immigration et qu’il doit être son ministère de rattachement.
Le rappel des débats pour la préparation de ce texte et du rôle qu’ont joué les personnalités que nous avons citées et particulièrement Alexandre Parodi, est, en même temps qu’un hommage, un rappel de la vigilance qui doit toujours être la nôtre pour tout ce qui touche, à travers le droit des étrangers et des immigrés, aux droits de la personne humaine.
Notes
[1] Pierre-André Taguieff, « Face à l’immigration : mixophobie, xénophobie ou sélection – Un débat français dans l’entre-deux-guerres », Vingtième siècle, n° 47, juil-sept. 1995, p. 103-131.
[2] Patrick Weil, « Racisme et discrimination dans la politique française de l’immigration », Vingtième siècle, n° 47, juil-sept. 1995, p. 77-102.
[3] Cf. consultation d’archives personnelles d’Alexandre Parodi (Fondation nationale des sciences politiques).
[4] Il avait d’ailleurs été révoqué de ses fonctions de directeur du travail et de la main-d’œuvre en octobre 1940.
[5] Sur ce sujet, voir dans ce numéro, « Éternel retour du réflexe rétentionnaire ».
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