Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »

1938-1945 : Faire du neuf avec du vieux

Bien qu’adopté dans un contexte d’exception, le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, modifié par celui du 12 novembre 1938, avait pour ambition de fixer de façon complète les règles régissant l’entrée et le séjour des étrangers en France. Et si l’on compare ses dispositions avec celles de l’ordonnance du 2 novembre 1945, force est de constater que les ressemblances sont frappantes. Il existe même une plus grande proximité entre les textes de 1938 et celui de l’ordonnance dans sa version originelle qu’entre celle-ci et sa version actuelle.

Tous les commentateurs, en 1945, s’accordent pour dire que la nouvelle ordonnance instaure un régime relativement libéral à l’égard des étrangers [1]. Cela est sans doute vrai par contraste avec les décrets de 1938 ; mais ce régime reste malgré tout sur beaucoup de points répressif, se bornant à gommer ou atténuer l’effet des dispositions les plus sévères précédemment en vigueur.

L’entrée sur le territoire

L’accès du territoire français reste subordonné à la production des documents et visas exigés soit par les règlements en vigueur soit par des conventions internationales. Dans le but de mieux contrôler la main-d’œuvre étrangère, l’ordonnance y ajoute, pour ceux qui viennent en France pour travailler, la présentation d’un contrat de travail visé et d’un certificat médical.

Les différentes catégories d’étrangers

Jusqu’en 1927, la législation française connaissait deux catégories d’étrangers : les étrangers ordinaires et les étrangers admis à domicile, la distinction ayant surtout des conséquences sur la jouissance des droits civils. Les textes adoptés en 1938, en distinguant les étrangers en fonction de la durée de validité de leur carte d’identité ont inauguré une typologie qui sera conservée par la suite. L’ordonnance de 1945 distingue en effet les étrangers résidant en France en fonction du titre dont ils sont détenteurs : les résidents temporaires, les résidents ordinaires et les résidents privilégiés.

En ce qui concerne la nature de ces titres, les changements apportés par l’ordonnance sont relativement limités. Sous l’empire des décrets-lois de 1938, il était prévu de délivrer aux étrangers admis à se fixer en France des cartes d’identité d’une durée de trois ans et renouvelables. Des cartes temporaires étaient délivrées aux étrangers venant en France soit en voyage d’agrément ou en voyage d’affaires, soit pour faire des études ou voir de la famille, ou encore aux étrangers soumis à la formalité du visa, et dans ce cas, la prorogation de validité de la carte était entièrement discrétionnaire.

On retrouve dans l’ordonnance de 1945 ces deux catégories, auxquelles vient désormais s’ajouter celle des résidents privilégiés.

  • Les résidents temporaires sont munis d’une carte de séjour dont la durée ne peut dépasser un an : ce sont les touristes, étudiants, travailleurs temporaires, et tous ceux qui viennent en France pour une durée limitée sans avoir l’intention d’y fixer leur résidence habituelle. Ou encore ceux auxquels aura été refusé le bénéfice d’un autre statut. Sur ce point, il n’y a donc pas de changement. On relève un assouplissement en ce qui concerne le droit de se marier : alors que le décret-loi du 12 novembre 1938 leur interdisait de se marier en France, ils peuvent désormais se marier s’ils en obtiennent préalablement l’autorisation.
  • Les résidents ordinaires sont ceux qui désirent s’établir en France pour un séjour d’une certaine durée. Cette catégorie existait déjà dans le décret-loi du 12 novembre 1938 : c’était celle des étrangers titulaires d’une carte d’identité à durée dite normale, valable trois ans et renouvelable. Dans la philosophie de l’ordonnance, c’est ce titre qui devait devenir le titre « de droit commun », ce qui représentait un progrès par rapport à la situation antérieure où les travailleurs n’obtenaient une carte d’identité que pour la durée de leur contrat de travail. Dans la pratique, c’est la carte temporaire qui a été remise systématiquement aux étrangers venant s’établir en France, la carte de résident ordinaire n’étant délivrée qu’après une ou plusieurs années de séjour.
  • La catégorie nouvelle est celle des résidents privilégiés, dotés d’une carte de dix ans renouvelable de plein droit. Peuvent y prétendre les étrangers justifiant d’une résidence non interrompue d’au moins trois ans en France et âgés de moins de 35 ans lors de leur arrivée, ces conditions étant assouplies pour les étrangers ayant des enfants mineurs ou dont la femme ou les enfants sont français. Au bout de dix ans, le résident privilégié reçoit l’autorisation d’exercer la profession de son choix sur l’ensemble du territoire français.

Mais si le terme de « résident privilégié » est nouveau, on en trouvait déjà la notion dans le décret du 14 mai 1938 qui, dans son article 8, prévoyait la délivrance d’une « carte d’identité d’un modèle spécial » aux étrangers justifiant d’un séjour de plus de dix ans en France ou appartenant à l’une des catégories énumérées dont, précisément, les parents d’enfants français, les conjoints d’une Française, ou les étrangers ayant servi dans l’armée française.

Le régime du travail salarié

Le principe de la nécessité d’une autorisation préalable pour exercer un emploi salarié existait déjà sous l’empire de la réglementation ancienne, l’autorisation devant préciser la zone à laquelle l’activité sera limitée ainsi que la profession pour laquelle elle est valable.

Non seulement ce principe n’est pas remis en cause mais le contrôle sur la main-d’œuvre étrangère est encore renforcé : l’Office national d’immigration reçoit compétence exclusive pour introduire en France des travailleurs étrangers, et la production d’un contrat de travail visé est exigée à l’entrée du territoire français de celui qui vient pour travailler.

Une des principales innovations de l’ordonnance de 1945 réside dans la dualité des cartes de séjour et de travail. Sous l’empire des décrets de 1938, lorsque l’étranger voulait travailler, il devait obtenir la délivrance d’une carte d’identité de « travailleur », qui valait à la fois permis de séjour et permis de travail. Désormais, la délivrance de la carte de séjour est distincte de celle de la carte de travail et leur durée n’est pas nécessairement la même.

Dans l’esprit de ses promoteurs, il s’agit là d’une réforme libérale, qui doit favoriser la stabilité du séjour des étrangers en évitant que la perte de l’emploi n’entraîne automatiquement la perte du droit au séjour. Dans la pratique, le système ne fonctionnera pas à l’avantage des étrangers, la dualité des titres pouvant facilement virer au cercle vicieux, ce qui explique la revendication ultérieure du « titre unique », dans les années 1980.

Pour autant, les nouvelles cartes de travail rappellent beaucoup les cartes d’identité de travailleur d’avant-guerre. Celles-ci étaient de trois types :

  • la carte de travailleur temporaire, de validité limitée, dite « type A », qui ne permettait d’exercer qu’une seule profession et n’était valable que pour un ou plusieurs départements ;
  • la carte de travailleur à validité normale, dite « type B », d’une durée de trois ans. Elle était délivrée la première fois sur présentation d’un contrat de travail visé mais était ensuite renouvelée sans consultation des services de main-d’œuvre car les étrangers qui en bénéficiaient étaient considérés comme admis définitivement à travailler en France. Elle ne permettait d’exercer que la profession indiquée mais était valable dans tous les départements ;
  • la carte de travailleur « toutes professions » dite « type C », qui avait la même validité que la précédente, mais était automatiquement renouvelée. Valable sur tout le territoire, elle permettait d’exercer toutes les professions, industrielles ou agricoles. Elle n’était délivrée qu’à certaines catégories d’étrangers, énumérées à l’article 8 du décret du 14 mai 1938.

Sous l’empire de l’ordonnance du 2 novembre 1945 et de ses décrets d’application les cartes de travail délivrées étaient initialement de quatre types :

  • la carte temporaire de travail d’une durée d’un an maximum, valable pour une profession et une région ;
  • la carte ordinaire d’une durée de trois ans, valable pour une profession et une région ;
  • la carte ordinaire à validité permanente valable pour l’ensemble de la France mais pour une seule profession, remise uniquement aux étrangers ayant la qualité de résident privilégié ou ayant la qualité de résident ordinaire et justifiant d’un séjour ininterrompu en France de dix ans ;
  • la carte permanente valable pour toutes les professions salariées, que peuvent obtenir les résidents privilégiés au bout de dix ans de séjour en France en cette qualité.

Le décret du 21 novembre 1975 supprimera ultérieurement la troisième catégorie et, sous couvert d’harmoniser la durée des cartes de travail avec celle des titres de séjour, remplacera la carte à validité permanente par une carte de dix ans.

La sanction de l’entrée et du séjour irréguliers

Là encore, l’ordonnance reprend en gros les dispositions antérieures en ce qui concerne les pénalités pour entrée ou séjour irréguliers, pour aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger, pour infraction à un arrêté d’expulsion : elle prévoit les mêmes peines de prison et aggrave les peines d’amende.

L’éloignement du territoire

Dans ce domaine, en revanche, l’ordonnance introduit des changements notables.

Disparaît, en premier lieu, la faculté pour l’administration de retirer discrétionnairement la carte de séjour à tout moment : les cartes sont délivrées pour un an, trois ans, dix ans, mais il n’est pas prévu que, sauf expulsion, elles soient retirées. L’expulsion elle-même ne peut plus intervenir que pour des motifs d’ordre public.

En second lieu, l’ordonnance accroît les garanties de procédure en matière d’expulsion. Le décret-loi de 1938 avait lui-même innové en donnant à l’étranger le droit d’être entendu par un délégué du préfet ; mais il subordonnait l’exercice de ce droit à de nombreuses conditions, et notamment à la condition que l’expulsion ne soit pas motivée par des raisons d’ordre public. L’ordonnance institue une commission – dans laquelle siègent, il est vrai un voire deux représentants de l’administration – devant laquelle l’étranger a le droit de comparaître s’il est en situation régulière ; seule l’urgence absolue – « reconnue par le ministre de l’intérieur... » – dispense de la réunir.

Enfin, la faculté de prononcer l’assignation à résidence des étrangers qui ne peuvent quitter la France est conservée ; elle est même étendue aux étrangers qui font l’objet d’une simple proposition d’expulsion en cas de nécessité urgente. En revanche, il n’est plus prévu d’interner dans des centres spéciaux les étrangers qui réclament une surveillance particulière. On supprime également la relégation qui avait été prévue en cas de récidive par le décret du 12 novembre 1938.




Notes

[1Voir par exemple J.-P. Niboyet, « L’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France », Recueil Dalloz, 1946, ch. IV.


Article extrait du n°29-30

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Dernier ajout : jeudi 17 juillet 2014, 15:45
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