Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »

Éternel retour du réflexe rétentionnaire

Jean-Pierre Perrin-Martin

Président honoraire de la Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (FASTI)
Demain n’est jamais identique à hier. Surtout quand il s’agit de l’internement des étrangers. Hier, beaucoup furent stockés dans des camps avant leur extermination. Aujourd’hui, avec toujours plus de légèreté, ils sont placés en rétention avant leur reconduite à la frontière. Il y a un monde entre ces deux situations. Est-il pour autant interdit de tenter d’attirer l’attention de l’opinion sur les risques et les dangers de glissements qui pourraient, un jour, si l’on n’y prend garde, conduire au pire ?

En 1939, le gouvernement Daladier fait construire, à Jargeau dans le Loiret, des baraquements pour accueillir, dans l’éventualité d’attaques allemandes, des réfugiés du dixième arrondissement de Paris. Dans le même département, à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, deux camps sont également installés à l’intention des soldats allemands au cas où les troupes françaises en feraient prisonniers. Il n’y a pas eu de prisonniers allemands ; et les réfugiés qui furent accueillis quelques jours à Jargeau avant de s’enfuir plus loin venaient du Nord et de l’Est. Mais les lieux ainsi préparés vont être utilisés à d’autres hébergements.

Le même gouvernement Daladier a décidé, dès le 12 novembre 1938, d’assigner à résidence ou même d’interner dans des centres spéciaux les « étrangers résidant en France, s’ils sont dans l’impossibilité de trouver un pays qui les accepte, et s’ils ne peuvent, sans péril pour l’ordre public, jouir de cette liberté encore trop grande que confère l’assignation à résidence » (voir infra le texte du décret-loi du 12 novembre 1938). Il s’agit d’« étrangers indésirables », de « ressortissants ennemis », de réfugiés, en particulier de Républicains espagnols après la chute de Barcelone.

À Rieucros, en Lozère, un premier camp avait été ouvert le 21 janvier 1939. Une centaine d’autres serviront aussi à l’« hébergement », à l’« internement », au « regroupement », à la « concentration » d’exilés et d’étrangers.

Surviennent la débâcle et la défaite. En vertu de l’article 19 de l’armistice, les Allemands vont cueillir, dans ces camps, les réfugiés antinazis qui y étaient détenus. Le 12 juillet 1940, le maréchal Pétain cumule pouvoirs exécutif et législatif. Il entend purifier la nation de tous les éléments supposés avoir provoqué son déclin, et envoie juifs, nomades, communistes et résistants dans les camps.

Dans le Loiret, à partir d’octobre 1940, sur ordre de l’occupant, la préfecture enferma des tziganes au camp de Jargeau. Ils ne seront pas déportés comme leurs frères d’Europe de l’Est, ni exterminés. Mais les conditions furent si dures que beaucoup en moururent.

En mai 1941, les juifs étrangers sont invités par un « billet vert » à se présenter dans les commissariats de leur quartier pour « examen de leur situation ». Ils sont arrêtés aux guichets, conduits en car à la gare d’Austerlitz, puis en train jusqu’à Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Ils y sont « hébergés » par les soins de la préfecture du Loiret.

Aux objectifs de l’État français vient s’ajouter une exigence nazie. Des milliers de juifs, étrangers ou français, doivent être convoyés vers l’Allemagne. Des contingents sont fixés. Vichy s’applique à atteindre les chiffres imposés. Les premiers internés de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande sont expédiés à Drancy et, de là, à Auschwitz. Les deux camps sont bientôt remplis de milliers de femmes et d’enfants dont on est embarrassé au Vel d’Hiv après la rafle du 15 juillet 1942. Les Allemands refusent encore d’ajouter des enfants aux contingents obligatoires. Bousquet négocie. Les femmes partiront les premières pour Drancy. Les enfants suivront.

Dans le Loiret, un silence de plomb régnera cinquante ans durant sur ces camps de la honte. En avril 1990, dans L’Express, Éric Conan mène une enquête et rapporte les propos d’une vieille habitante de Beaune : « Je me souviens, lui confie-t-elle, d’un dimanche après-midi. Cela s’entendait d’ici, alors qu’on est à plus de cinq cents mètres de l’emplacement du camp. Des cris, des cris, qu’on se demandait ce que c’était. Plus tard, les douaniers [1] ont raconté dans le village que c’était les mères qu’on avait séparées des enfants ».

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Dans un tract diffusé le 8 mai 1994, le Collectif Égalité d’Orléans a écrit :
« Habitants du Loiret, il y a cinquante ans, quand des fonctionnaires de la préfecture, des policiers et des gendarmes gérèrent, avec application, les recensements, les approvisionnements, les transferts de juifs, de tsiganes ou de « marginaux » aux camps de Beaune-la-Rolande, de Pithiviers, de Jargeau, la plupart n’avaient pas conscience de participer à un crime contre l’humanité. Ils faisaient leur boulot, dans des circonstances difficiles, à propos de gens qui n’étaient pas tout à fait comme les autres et qu’il fallait bien mettre quelque part.
Le n° 30 de la rue Basse d’Ingré
[l’adresse d’un centre de rétention pour étrangers actuel situé à Orléans, NDLR] n’est pas encore un camp, mais ça commence à y ressembler ».

Ce texte nous a valu d’être traînés devant les tribunaux sur plainte du ministre de l’intérieur, Charles Pasqua. C’est également lui qui a valu à la Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (FASTI) d’essuyer, de la part des pouvoirs publics sur instruction du ministre de l’intégration, Éric Raoult, une brutale suppression de ses subventions. Pourquoi ?

Décret-loi du 12 novembre 1938



(extraits du titre IV)

Article 24 : Tout étranger expulsé qui se sera soustrait à l’exécution des mesures énoncées [...] ou qui, après être sorti de France y aura pénétré à nouveau sans autorisation sera condamné à un emprisonnement de six mois à trois ans. À l’expiration de sa peine, il sera conduit à la frontière.

Article 25 : L’étranger pour lequel il sera démontré qu’il se trouve dans l’impossibilité de quitter le territoire français bien qu’assujetti aux dispositions du présent décret pourra, jusqu’à ce qu’il soit en mesure de déférer, être astreint à résider dans des lieux fixés par le ministre de l’Intérieur, et dans lesquels il devra se présenter périodiquement aux services de police ou de gendarmerie.

Tout étranger visé à l’alinéa précédent qui, dans l’intérêt de l’ordre ou de la sécurité publique, devra être soumis à des mesures de surveillance plus étroites que celles dictées dans le paragraphe précédent, sera astreint à résider dans un des cantons dont la désignation sera faite par décret et dont l’organisation sera établie par les ministres de l’Intérieur et, s’il y a lieu, des Colonies.

Les étrangers ainsi visés dans les deux premiers alinéas, qui n’auraient pas rejoint, dans le délai prescrit par le ministre de l’Intérieur, la résidence assignée ou qui, ultérieurement, auraient quitté cette résidence sans autorisation du ministre de l’Intérieur, seront passibles d’un emprisonnement de six mois à trois ans.




Notes

[1En 1942, la garde des camps fut en partie confiée à des douaniers rendus disponibles par l’évacuation des côtes de la Manche.


Article extrait du n°29-30

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Dernier ajout : mardi 15 juillet 2014, 17:38
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