Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »
Une loi de police
Géraud de La Pradelle
Professeur de droit international privé à l’Université de Paris X- Nanterre
Avec le recul du temps, l’ordonnance 45-2658 du 2 novembre 1945 apparaît comme la pièce maîtresse de l’appareil législatif et réglementaire français concernant les étrangers.
C’est, sans doute, son importance historique évidente qui lui vaut, d’abord, ce titre : elle fournit encore aujourd’hui, les cadres de la politique par laquelle est entré ce que les textes les plus récents nomment la « maîtrise de l’immigration ». En effet, les modifications innombrables apportées à son texte n’ont pas sensiblement altéré son architecture. Ce ne sont que des variations jouées par les majorités politiques successives sur des thèmes définis dès 1945. Les seuls éléments vraiment perturbateurs du système alors mis en place, viennent de l’extérieur : ce sont certaines dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et – surtout – les principes découlant de la construction communautaire ; particulièrement, les droits attachés à la « citoyenneté » de l’Union européenne et les facilités accordées par les accords de Schengen.
Mais, au-delà des considérations historiques, les principes consacrés par l’ordonnance occupent toujours une place prépondérante dans l’ensemble que forment les règles spécifiquement applicables aux étrangers. Cet ensemble comporte trois volets : police de l’entrée et du séjour ; accès à la nationalité française ; jouissance des droits notamment « privés ». Il se trouve que les principaux éléments de cet ensemble sont presque simultanément parvenus à maturité dans les quelques années qui suivirent la Libération : la police administrative de l’entrée et du séjour en France des étrangers fut codifiée – au meilleur sens du terme – par l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; les règles permettant à certains de ces étrangers de devenir français avaient été refondues quelques semaines auparavant, dans le tout nouveau code de la nationalité française édicté par l’ordonnance 45-2441 du 19 octobre ; enfin, en matière de jouissance des droits privés, c’est avec à peine trois ans de décalage que la Cour de cassation se résignait à poser formellement le principe d’assimilation qui mûrissait lentement depuis 1804 [1].
Subtile combinaison de règles
Or, dès 1945, le premier volet de cet ensemble – celui qui concerne la police – a manifestement pris le pas sur les deux autres.
La prééminence des règles de police administrative sur le droit de la nationalité peut, à première vue, sembler paradoxale. En effet, l’ordonnance du 2 novembre 1945 traite, par définition, du sort des étrangers. Or, la qualité d’étranger – l’extranéité – se détermine par application de certaines des règles qui gouvernent la nationalité française. L’article Ier de l’ordonnance rappelle opportunément ce principe incontesté lorsqu’il énonce que l’on doit considérer comme étrangers, au sens de ladite ordonnance, « tous individus qui n’ont pas la nationalité française ». Il suit de là que l’extranéité découle directement du jeu des règles qui refusent notre nationalité. C’est, d’ailleurs, le double inversé de cette dernière puisqu’elle est, littéralement, son absence. C’est, sans doute, à ce titre qu’elle a le même régime procédural en droit français [2]. Par conséquent, l’apparence première est que le jeu de nos règles de nationalité commande celui des dispositions de police, comme de celles qui refusent aux étrangers la jouissance de certains droits et libertés.
Pourtant, cette apparence est partiellement trompeuse car l’ordonnance du 2 novembre 1945 n’est pas que l’instrument d’une politique de régulation du marché de l’emploi déterminant des flux et des reflux d’immigrés temporaires. Elle vise également à l’intégration progressive à la population nationale d’une grande partie des résidents étrangers de longue durée ; ceux que l’on estime à tort ou à raison désirables. La diversité des titres de séjour ainsi que des « avantages » qu’ils confèrent témoignent de ce double objectif – autant que l’espèce de progressivité qui s’observe dans leur durée de validité : titres de résident temporaire ; ordinaire ; privilégié...
C’est donc très logiquement que les dispositions relatives à la police commandent l’acquisition de la nationalité française jure soli et aussi par naturalisation ou par mariage. Cela se marque techniquement par le fait que la condition de résidence régulière nécessaire au fonctionnement des règles du code de la nationalité française ne peut être réalisée que par application des dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative au séjour.
L’obsession de la fraude
Toutefois cette prééminence technique – évidente dés 1945 – n’est pas que la traduction des préoccupations politiques, fort légitimes, visant à l’intégration satisfaisante de futurs nationaux.
Elle peut également armer des réflexes xénophobes qui se sont largement développés depuis lors. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’obsession de la fraude qui anime, cinquante ans plus tard, les autorités publiques et dont la Commission de la nationalité s’était fait l’écho en 1987. Il est apparu scandaleux que des étrangers usent de moyens tirés du code de la nationalité française pour se soustraire aux rigueurs de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; que, par exemple, en réclamant la qualité de français pour un enfant mineur, des parents étrangers se mettent à l’abri d’éventuelles mesures d’éloignement. Le fait que l’utilisation de facultés ouvertes par la loi ait été si facilement qualifiée de frauduleuse montre qu’il est devenu plus important d’imposer le respect des règles de police que d’assurer les droits que donne le Code de la nationalité française. À cet égard aussi, par conséquent, lesdites règles de police ont pris le pas sur le droit de la nationalité. On sait du reste que, reprenant à son compte cette phobie, le Parlement a cru devoir modifier, en 1993, certaines règles de nationalité et du droit civil du mariage.
Une définition uniforme
La prééminence des règles de police administrative sur les droits et libertés reconnus aux étrangers est un thème de réflexion aussi banal que complexe.
On sait que, dans tous les pays, la personnalité juridique de l’étranger – définie comme l’aptitude à jouir de droits et de devoirs – n’a pas la même étendue que celle du national. Schématiquement, en France, l’inaptitude attachée à l’extranéité est de principe en matière de droits politiques ; elle est d’exception partout ailleurs et, notamment, dans les matières de droit privé où des dispositions particulières viennent ponctuellement refuser la jouissance de telle ou telle prérogative. Or, ces dispositions forment un corps disparate car elles ne sont pas l’expression d’une politique cohérente. Elles trahissent, au contraire, une multiplicité de préoccupations et de pressions hétérogènes, relevant des domaines les plus divers.
Dans ces conditions, la prééminence des règles de police dont l’ordonnance du 2 novembre 1945 est la bible, revêt une première dimension qui est, en quelque sorte, esthétique : il s’agit du seul ensemble cohérent de dispositions applicables à la condition des étrangers. Cette cohérence est d’ailleurs soulignée – du moins, en apparence – par la définition des personnes directement concernées. Dans le principe, en effet, les règles de l’ordonnance de 1945 s’appliquent à tout étranger tel que l’article Ier le caractérise. La notion d’étranger que ce texte définit n’est pas seulement négative, mais, comme celle de Français dont elle constitue l’envers, cette notion est également donnée pour un monolithe ; présentée comme un bloc indissociable. Cette particularité n’est pas tout à fait le produit du hasard ; elle découle d’un refus très républicain de tentatives récurrentes, visant à consacrer des hiérarchies ethniques et culturelles au sein de la population migrante.
Toutefois, la face « étrangère » du monolithe s’avère infiniment plus friable que sa face française. En effet, l’ordonnance ne pose que des règles de droit commun qui, de surcroît, laissent un large champ aux appréciations d’opportunité. Aussi, dès 1945, pouvait-on prévoir les aménagements sélectifs qu’apporteraient, discrètement, la pratique administrative et, plus ouvertement, la conclusion d’accords internationaux – prolongés, dans le domaine de la jouissance des droits, par des conventions d’établissement. Depuis lors, les règles européennes ont introduit une fracture nouvelle et fondamentale dans la notion d’étranger : elles mettent d’un côté les ressortissants des États membres de l’Union européenne qui ne sont plus guère étrangers ; d’un autre côté les étrangers qui le sont tout à fait parce qu’ils sont ressortissants d’États non membres. Mais ces derniers eux-mêmes sont divisés en de multiples catégories dessinées par les accords internationaux et par les tendresses ou les peurs de l’administration.
Cependant, la prééminence des règles de police est surtout technique et politique. Elle consiste en ce que le jeu de ces règles commande tantôt directement, tantôt indirectement, la jouissance effective des droits et libertés en principe accordés. L’incidence est évidemment directe sur la liberté d’aller et venir puisque l’entrée en France, d’une part, et le séjour en France, d’autre part, dépendent tout à fait ostensiblement, de décisions individuelles de l’administration – ce qui n’est guère compatible avec la notion de liberté publique. Elle est indirecte, mais déterminante, notamment, quant aux libertés du commerce et du travail : l’accès aux professions et activités commerciales comme au travail salarié dépend de décisions individuelles de l’administration – tout autant que le séjour en France. Il est vrai que ces décisions ne relèvent pas du domaine de l’ordonnance du 2 novembre 1945, mais font l’objet de réglementations particulières. Toutefois, elles sont étroitement rattachées au régime de police défini par l’ordonnance car cette ordonnance rend interdépendants le permis de séjour et l’autorisation d’exercer une activité professionnelle.
Enfin, de manière générale, tous les droits dont la présence en France conditionne la jouissance effective, notamment les droits de famille, peuvent être profondément affectés par le jeu des règles de police qui régissent précisément cette présence. C’est d’ailleurs sur ce plan qu’apparaît une dernière sorte de fracture introduite dans l’unité, finalement illusoire, de la notion d’étranger. En effet, l’importance respective des règles de police et de celles qui reconnaissent des droits privés, varie considérablement en fonction des circonstances de fait et, surtout, des conditions sociales. Il est évident que les règles relatives à la présence en territoire français ont beaucoup plus d’importance pour celui qui a des attaches familiales sur ce territoire que pour celui qui n’en a pas. Plus généralement, les règles de police ont une importance vitale pour les travailleurs salariés, les artisans et commerçants : en ce qui les concerne, les questions de jouissance des droits sont directement commandées par le problème des « papiers », en l’absence desquels il n’y a pas de « droits » qui vaillent. En revanche, les règles de l’ordonnance de 1945 concernent de très loin les hommes d’affaires que favorisent, au contraire, les principes gouvernant la « nationalité » des sociétés et que peuvent inquiéter les dispositions relatives au contrôle des investissements et des changes. Finalement, la prééminence des règles de police administrative sur les autres branches du droit des étrangers, révèle que l’aspect foncièrement discriminatoire de ce droit n’oppose pas simplement ces derniers aux nationaux, mais aussi diverses catégories d’étrangers entre elles.
Notes
[1] Cass. Civ. 27 juillet 1948, Lefait, Dalloz 1948, p. 535 ; Rev. crit. droit inter. privé, 1949, p. 75 note Batiffol.
[2] Art. 29-3 nouveau, code civil : « Toute personne a le droit d’agir pour faire décider qu’elle a ou qu’elle n’a point la qualité de Français... »
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