Article extrait du Plein droit n° 29-30, novembre 1995
« Cinquante ans de législation sur les étrangers »

Algériens : feu la libre circulation

Laure d’Hauteville

Etudiante en thèse à l’Université Paris X
Jusqu’en 1962, les Algériens bénéficiaient, en tant que citoyens français, de la libre circulation avec la métropole. Les accords d’Évian ont maintenu ce principe. Mais lorsque les deux gouvernements ont signé ces accords, ils ne s’attendaient pas à ce que le flux migratoire de l’Algérie vers la France soit aussi important. Très rapidement, la France va chercher à revenir sur le principe et à contrôler les entrées de ressortissants algériens. Le tournant décisif se situe au moment où la France a décidé de suspendre l’immigration. Sans que le système des accords bilatéraux soit remis en cause, les Algériens n’en ont pas moins été alignés progressivement sur le régime de droit commun : il ne reste plus grand chose, aujourd’hui, des grands principes.

Au cours des négociations des accords d’Évian, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le gouvernement français ont voulu trouver une solution pour l’avenir des habitants de l’ancienne colonie française. Le problème le plus critique à régler, du moins dans l’esprit des négociateurs français, est celui des Français d’Algérie.

Avec le recul, une certaine myopie des négociateurs apparaît : « Paradoxalement, on avait discuté à Évian d’une situation qui n’exista jamais, celle d’un million de pieds-noirs dans l’Algérie indépendante. En revanche, personne n’envisageait ce que serait, trente ans plus tard, le problème de la nationalité et de la citoyenneté d’un chiffre à peu près équivalent d’Algériens en France » [1].

Dès le lendemain de l’indépendance, la présence en France d’une communauté algérienne nombreuse va devenir un objet de friction politique entre les deux États. D’autant plus que, d’un côté comme de l’autre, les préoccupations sont contradictoires. Le discours algérien oscille entre le rappel – symbolique – des émigrés, et l’exportation – réaliste – de ses chômeurs. Tandis que, du côté français, la population algérienne est tantôt présentée comme un vivier de main-d’œuvre à préserver, tantôt comme une communauté d’étrangers trop nombreux, mal insérés et qui coûtent trop cher.

Au nom des liens unissant les deux pays, les négociateurs des accords d’Évian ont voulu que la liberté de circulation soit totale après l’indépendance, comme elle l’avait été auparavant. Les accords posent deux principes relatifs aux droits des Algériens en tant qu’étrangers en France : la liberté de circulation et l’égalité des droits. Il est stipulé que : « sauf décision de justice, tout Algérien muni d’une carte d’identité est libre de circuler entre l’Algérie et la France » et que « les ressortissants algériens résidant en France, et notamment les travailleurs, auront les mêmes droits que les nationaux français, à l’exception des droits politiques ». La combinaison des deux principes équivaut à une liberté totale d’immigration, en ce sens qu’elle permet à tout Algérien d’entrer et de s’installer librement en France pour y exercer une activité professionnelle quelconque.

Liberté totale d’immigration

Toutefois, la contradiction à laquelle est affronté le gouvernement algérien va l’amener, le premier, à prendre une série de décisions unilatérales limitant cette liberté de circulation. L’indépendance enfin obtenue, il semble logique que les ressortissants algériens reviennent au pays ; en même temps, les difficultés économiques les poussent à l’émigration. Le nouveau gouvernement algérien n’a pas une position claire et univoque face à la question de l’émigration. « Tous les Algériens doivent pouvoir rester et vivre dans leur pays. Ce sera là encore une conquête de l’indépendance », affirme Ben Bella, sans pour autant appeler expressément au retour ses concitoyens. Car, si politiquement il est souhaitable de rassembler tous les citoyens dans une identité nationale reconstituée, la situation économique ne permet pas d’assurer un emploi à tous ceux qui reviendraient au pays. Ensuite, leur famille ne peut les rejoindre que s’ils justifient d’un emploi et d’un logement dans le pays d’accueil.

Un décret algérien du 29 mai 1963 exige des candidats à l’émigration la production d’un visa de l’Office national de main-d’œuvre, visa qui est accordé si le candidat à l’émigration n’a pas trouvé de travail un mois après son inscription auprès de l’office. En prenant ce décret, le gouvernement admet que l’émigration est la seule solution au chômage algérien, mais les mesures restreignant le départ des familles permettent de conserver un lien entre le travailleur émigré et le pays et, puisque ces hommes envoient une partie de leur salaire à leur famille, de récupérer des devises.

Contingentement

L’afflux de ressortissants algériens est pourtant tel, à la fin de l’année 1962 [2], que la France et l’Algérie rouvrent les négociations dès 1963. La France défend l’idée d’un contrôle non seulement quantitatif mais aussi sanitaire et professionnel des migrations, tandis que l’Algérie n’accepte qu’une maîtrise quantitative des flux. Un premier accord, signé en 1964, adopte les principes de contingentement et de contrôle médical.

Le protocole ne modifie pas les principes retenus à Évian en matière de libre circulation ; mais le gouvernement français, confronté à une brutale augmentation du solde migratoire (480 000 Algériens en 1963), obtient une limitation contractuelle, en principe provisoire, de l’immigration algérienne. Le protocole du 10 avril 1964 constitue donc un premier frein à la libre circulation et une première étape vers la réglementation des flux de l’Algérie vers la France. En effet, le contrôle sanitaire organisé par ce protocole – qui a lieu désormais avant le départ d’Algérie et non plus à l’arrivée en France – sert non seulement à protéger la santé et la salubrité publiques en France, mais aussi à normaliser les courants de main-d’œuvre. Le souci de restreindre l’immigration algérienne se traduit surtout par le contingentement des travailleurs algériens admis par la France. Selon le protocole, le gouvernement algérien doit indiquer périodiquement l’étendue des disponibilités en main-d’œuvre de son pays ; de son côté, le gouvernement français doit faire connaître, chaque trimestre, son estimation sur les possibilités du marché français de l’emploi – et, en réalité, le volume de départs est donc défini par la France, celle-ci s’engageant, en contrepartie, à entreprendre un effort particulier pour la formation professionnelle des travailleurs algériens.

Cette organisation formelle de l’émigration est battue en brèche en pratique par le fait que l’entrée en France reste libre pour les touristes munis d’un billet de transport aller-retour et d’une somme d’argent suffisante ; en conséquence, l’émigration algérienne se poursuit aussi hors des filières prévues par les deux gouvernements, puisqu’il suffit à un Algérien d’entrer en France comme simple visiteur puis de se prévaloir de l’article 7 de la déclaration de principes des accords d’Évian pour pouvoir exercer légalement une activité professionnelle en France.

Le protocole de 1964 ne donne satisfaction ni à la partie française, puisqu’elle n’a pas réussi à enrayer l’augmentation rapide de la population algérienne immigrée – dont le nombre s’élève à 515 000 personnes en 1966 – ni à la partie algérienne à cause des prérogatives unilatérales que s’est arrogées la France. Il va être dénoncé dès l’année suivante par le nouveau président algérien, Houari Boumédiène. Après de longues négociations, on débouchera en 1968 sur un accord « relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour en France des ressortissants algériens et de leurs familles ». Cet accord qui, sous réserve des amendements importants qui lui ont été apportés par les deux avenants de 1985 et 1994, est encore en vigueur aujourd’hui, remet en cause le principe de la libre circulation.

Faux arrêt

L’accord distingue désormais les ressortissants algériens qui se rendent en France « sans intention d’y exercer une activité professionnelle salariée », pour lesquels la circulation reste libre, et ceux qui viennent travailler en France, pour lesquels le droit d’entrer n’est plus absolu. Les travailleurs ne peuvent en effet entrer en France que s’ils sont titulaires de la carte délivrée par l’ONAMO – l’Office national de la main d’œuvre algérien – revêtue du timbre de la mission médicale française en Algérie. Une fois en France, ils ont neuf mois pour se faire embaucher : s’ils ne trouvent pas de travail pendant ce laps de temps, ils doivent quitter la France ; s’ils en trouvent un, ils obtiennent de plein droit un certificat de résidence valable cinq ans.

Les cartes ONAMO sont délivrées par les autorités algériennes dans le respect du contingent fixé par l’accord. Ce contingent est fixé à 35 000 travailleurs par an, pour les trois années à venir, mais il peut être révisé « en cas de crise grave affectant sérieusement la situation de l’emploi en France ». L’accord sera par la suite reconduit pour deux ans et le contingent fixé à 25 000 personnes par an, alors que le gouvernement algérien souhaitait qu’il soit fixé à 80 000.

Le 19 septembre 1973, le président Boumédiène décrète l’arrêt de l’immigration. Officiellement, la mesure fait suite à une série de crimes racistes. En fait, la suspension de l’immigration est surtout une réaction aux restrictions mises par la France à l’émigration algérienne ; elle s’inscrit aussi dans le contexte de la politique économique interne de l’Algérie.

Divorce

Moins d’un an plus tard, le 3 juillet 1974, le gouvernement français décide de son côté la « suspension provisoire » de l’immigration de main-d’œuvre – suspension qui sera en fait définitive. À partir de 1977, la nouvelle politique de la France en matière d’immigration va se fonder sur le retour, d’abord volontaire, puis organisé voire forcé, de plusieurs centaines de milliers d’étrangers vers leur pays d’origine.

Dans ce contexte, l’Algérie constitue la cible prioritaire du gouvernement français, dans la mesure où la communauté algérienne, forte de 819 000 personnes, est la communauté étrangère la plus nombreuse en France, où elle joue un rôle politique et syndical particulièrement important, et où elle suscite, pour des raisons historiques, des réactions souvent passionnelles [3]. Pour imposer sa politique de départ forcé, la France dispose par ailleurs d’un moyen de pression puissant. En effet, une grande partie des certificats de résidence qui ont été délivrés juste après l’entrée en vigueur de l’accord de 1968 arrivent à expiration en avril 1979. Il peut donc menacer de ne pas les renouveler.

Intervenu après de très longues et difficiles négociations, un accord sous forme d’échange de lettres est signé le 18 septembre 1980. La France n’a pas pu imposer ses exigences initiales, à savoir le départ de 500 000 Algériens sur cinq ans et la suppression du régime spécifique accordé aux Algériens en France [4]. L’Algérie a réussi à préserver l’accord du 27 décembre 1968 ainsi que le principe du volontariat. Mais la philosophie générale des accords est profondément modifiée. Alors que l’accord de 1968 visait à organiser la venue des travailleurs algériens, le nouvel accord vise à les inciter à retourner dans leur pays d’origine. L’objectif officiellement proclamé est d’encourager le départ volontaire de 35 000 travailleurs par an. En échange, la France s’engage à financer un dispositif d’aide à la réinsertion en Algérie.

L’arrivée de la gauche au pouvoir marque l’abandon officiel – qui n’aura en fait qu’un temps – de la politique de retour. Toutefois, un nouvel échange de lettres du 31 août 1983 vient discrètement restreindre la liberté de circulation des touristes algériens en leur imposant, en plus de leur passeport, de présenter une carte de débarquement à deux volets – le dyptique – et un billet de retour, ainsi que, le cas échéant, une attestation d’accueil.

Le 1er janvier 1984, l’accord de 1980 est devenu caduc. Il faut toutefois attendre près de deux ans encore pour que les négociations aboutissent : ce sera l’avenant du 22 décembre 1985 qui modifie assez sensiblement, sans l’abroger formellement, l’accord du 27 décembre 1968, et aboutit en fait à un alignement beaucoup plus marqué du statut des Algériens sur le droit commun.

L’avenant supprime la procédure ONAMO, et le contrôle de la main-d’œuvre salariée n’est plus exercé par le biais du contingentement mais par celui de l’examen individuel des demandes d’autorisation de travail : celles-ci seront instruites selon la procédure applicable à l’ensemble des travailleurs étrangers, qui laisse la possibilité de refuser l’autorisation demandée au vu de la situation de l’emploi. Les commerçants et artisans conservent cependant la liberté d’établissement.

Parallèlement, le système des titres de séjour est entièrement refondu et calqué, à quelques nuances près, sur celui instauré par la loi du 17 juillet 1984 pour les étrangers soumis au régime général : certificat de résidence d’un an, certificat de résidence de dix ans, avec délivrance de plein droit de celui-ci aux étrangers ayant des attaches en France (on relève toutefois que, de façon significative, les parents d’enfants français ne sont pas inclus dans la liste de ceux qui obtiennent de plein droit le certificat de résidence de dix ans).

La dernière étape en date de l’alignement du régime des Algériens sur le droit commun est constitué par l’échange de lettres du 28 septembre 1994 [5]. Les Algériens qui viennent en visite en France devront, à l’instar de tous les autres étrangers, fournir un certificat d’hébergement visé par le maire de la commune, et non plus une simple attestation d’accueil. Surtout, les Algériens souhaitant s’établir en France devront désormais produire un visa de long séjour ; l’exigence du visa a même une portée plus large que pour les étrangers soumis au régime général, puisqu’elle concerne non seulement la délivrance des certificats d’un an mais aussi la délivrance des certificats de dix ans. Un peu plus de trente ans après l’indépendance, ont été ainsi progressivement gommées les traces complexes de l’héritage colonial, au travers de négociations caractérisées par l’ambiguïté des relations entre la France et l’Algérie.


Mea culpa sur l’Algérie

À propos du nombre de demandeurs d’asile algériens admis au statut de réfugié, nous avons péché par optimisme dans l’article « La voie de l’exil » publié dans le n° 28 de Plein droit. Dans le premier intertitre de la page 20, il fallait lire « 18 statuts de réfugiés en 1994 », soit moins de 1 % des 2 300 requêtes d’Algériens déposées auprès de l’OFPRA, au lieu - hélas ! - de « 18 % ». Au premier semestre de 1995, le taux de reconnaissance s’« élève » à 0,65 % (8 accords pour 1 237 demandes).

Profitons de cette coquille pour rendre à Xavier Créach les fonctions universitaires qui sont les siennes : chargé de travaux dirigés à l’université Paris X Nanterre.




Notes

[1J. Hélie, Les accords d’Évian, histoire de la paix ratée en Algérie, éd. Olivier Orban, 1992, p. 228.

[2Fin octobre 1962, le solde des arrivées par rapport aux départs s’élève à 70 000 personnes par semaine (voir P. Weil, La France et ses étrangers, rééd. coll. Folio, p. 96).

[3P. Weil, op. cit. p. 166.

[4Voir l’article « Coups de Jarnac contre les accords d’Évian » dans ce même numéro.

[5Lire Nouvelles modifications de l’accord franco-algérien, Collectif pour l’accueil en France des demandeurs d’asile et exilés d’Algérie, novembre 1994. Lire aussi « La voie de l’exil » de Xavier Creach, Plein droit, n° 28, septembre 1995.


Article extrait du n°29-30

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Dernier ajout : lundi 25 août 2014, 13:44
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