Article extrait du Plein droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés : police, justice, prison »

Policiers et immigrés

L’attitude du policier face à l’immigré est souvent présentée comme le règne de l’arbitraire. Même s’il serait aussi faux qu’excessif de prétendre que « les policiers sont racistes », il faut reconnaître que chez une partie des policiers, fût-elle minoritaire, l’immigré sert bien d’exutoire. Comment se manifeste et s’explique ce racisme « anti-immigrés » ? Le « flic » ne devient-il pas à son tour le bouc émissaire de certains discours anti-racistes ? Telles sont les interrogations que nous soulevons ici.

Il n’y a a priori aucune raison que les policiers soient plus racistes que la moyenne des citoyens de ce pays. Il reste qu’à partir du moment où la police a plus de pouvoirs que le citoyen de base, son racisme éventuel risque d’avoir des conséquences plus graves. De surcroît, à une époque où le Front national a pu recueillir plus de 10 % des suffrages à une élection sur des thèmes xénophobes, on peut légitimement s’inquiéter des tendances racistes de certains policiers, qui sont fréquemment en rapport avec la population immigrée.

Traditionnellement, la fonction policière est exposée à des critiques portant sur son discours et sur ses actes, dans lesquels on croit déceler la xénophobie latente ou exprimée de certains membres de la profession. Ce racisme se manifeste de différentes façons : dans la « bavure » , dans le mépris au quotidien, ou encore dans le discours de certains syndicats corporatistes minoritaires.

Sans faire le compte de toutes les victimes de bavures policières dont le seul tort étaient d’être soupçonnées d’avoir commis un délit et/ou d’avoir la peau sombre, il faut bien constater la sur-représentation parmi ces victimes, des jeunes issus de l’immigration.

Plus fréquents encore sont les écarts de comportements dans la vie quotidienne, dont les conséquences, pour n’être pas mortelles ni violentes, sont souvent traumatisantes pour l’étranger. Le contrôle d’identité — le fait même que l’immigré soit contrôlé — et son déroulement, peuvent, dans certains cas, être la traduction d’un racisme plus ou moins inconscient de la part des policiers qui l’effectuent. Le « délit de sale gueule » n’est pas seulement un slogan dénonciateur, c’est une réalité quotidienne et bien concrète pour nombre de jeunes Beurs, éventuellement de nationalité française, qui se voient systématiquement contrôlés lorsqu’ils prennent le métro ou vont à des concerts.

Le regard de suspicion

Comme le note une psychologue qui travaille à présent dans la police après avoir observé sur le terrain la vie des policiers, « le regard de suspicion porté sur le citoyen, contrevenant potentiel, est encore accentué lorsqu’il s’agit d’un immigré. Le contrôle plus attentif ne peut que se traduire par une plus grande fréquentation des commissariats par ceux qui sont d’une origine ethnique différente et manifeste ». Bref, les immigrés sont non seulement contrôlés plus que les Français, à cause de leur visibilité qui fait d’eux, aux yeux de la police, des délinquants potentiels ; mais la façon dont le contrôle est opéré diffère selon l’origine de l’interpellé.

À l’occasion d’une enquête par questionnaire, on avait posé aux policiers la question suivante : « Il est de rigueur de ne pas tutoyer les jeunes et les immigrés. Que faites-vous ? » 33 % des policiers interrogés ont reconnu qu’ils tutoyaient les jeunes et les immigrés, 26 % ont justifié leur attitude en disant : « Cela me rapproche d’eux : c’est le langage qu’ils comprennent  », 7 % ont répondu « Parce que c’est dans ces catégories qu’il y a le plus de délinquants ». Même si ce tutoiement n’est pas nécessairement un signe de racisme, il est néanmoins révélateur d’un manque de respect qui facilitera le cas échéant un glissement vers des propos racistes.

Des délinquants potentiels

Que les immigrés soient considérés comme des délinquants potentiels, cela ressort également de la réponse à une autre question posée aux policiers lors d’une enquête interne réalisée par la Direction de la formation des personnels de police. À la question : « Vis-à-vis de quelle catégorie pensez-vous qu’il faut être le plus vigilant : les automobilistes, les drogués, les proxénètes, les jeunes, les extrémistes, les immigrés, les truands, les prostituées, les trafiquants de drogue ? », les réponses se répartissent ainsi :

  • les truands : 27%
  • les jeunes : 22%
  • les trafiquants de drogue : 17%
  • les immigrés : 15%

On trouve enfin l’expression d’une idéologie xénophobe de la part de certains policiers dans les prises de position de certains syndicats proches de l’extrême-droite, ultraminoritaires mais très bruyants.

Les explications de ces différentes manifestations de racisme, latent ou exprimé, simplement verbal ou débouchant sur des actes de violence, mettent l’accent sur deux types de facteurs : les missions propres de la police, d’un côté, le contexte économique social plus global, de l’autre.

La police, en raison même des missions qui lui sont imparties — le maintien de l’ordre public, le respect des lois et règlements, la sécurité — implique non seulement la prévention, mais aussi la répression, avec en cas de besoin le recours à la force. Cette fonction répressive, ainsi que le mode de fonctionnement de la police, engendreraient une structure psychologique particulière, où les germes du racisme peuvent se développer plus facilement : le poids de la discipline, le culte de la hiérarchie, un système de valeurs faisant une large place à l’autorité et à la tradition, représentent autant de traits propres aux corps de police sur lesquels tous les observateurs s’accordent.

La même psychologue peu suspecte de nourrir des préjugés défavorables à l’égard des policiers, avec lesquels elle travaille, écrit ainsi « L’évolution des mœurs et celle des idées s’opposent à une certaine rigidité, à une certaine résistance au changement. La confrontation à des modes de vie ou de cultures différentes est alors difficile (...). Il y a enfin la part de l’origine sociale et géographique des policiers, qui se trouvent brusquement immergés dans les villes où la population immigrée est fortement concentrée » [1]. L’idéologie des policiers et leur recrutement expliqueraient en partie la méfiance vis-à-vis des immigrés : « Tous ces éléments nous semblent concourir à l’accueil favorable dans la police d’un certain discours sur l’immigration. Celui qui met plus l’accent sur un retour au pays (expulsion ou incitation) que sur l’intégration ».

Un racisme toléré

La conclusion de cette psychologue, corroborée par de nombreuses études, et que ne réfutent pas des syndicalistes de la FASP (Fédération autonome des syndicats de police, plutôt à gauche), est sans ambiguïté : il y a au sein même de la police un racisme toléré, voire même encouragé. « L’ensemble des policiers ne peut être taxé de racisme. Mais le corps des policiers protège ceux qui le sont, même si en eux-mêmes ils condamnent ces attitudes (...). Il y a dans la police des personnes qui se permettent d’être ouvertement racistes et (...) cela est toléré ou caché pour ne pas porter atteinte à la cohésion du groupe ».

D’autres observateurs, sans nier la spécificité du corps des policiers, considèrent que la police n’est que le reflet de la société, et qu’une police n’est raciste qu’à partir du moment où la société, par ses lois, son idéologie, ses pratiques quotidiennes, est hostile aux étrangers. Le policier ne ferait alors que symboliser, de façon parfois caricaturale ou violente, la frilosité d’une société qui se méfie de l’autre, de l’étranger. Le policier qui contrôle l’immigré ne serait que l’instrument d’une répression officielle, et celui qui l’expulse le « représentant » chargé d’appliquer les lois votées par le Parlement et exprimant la volonté générale.

Le policier n’est plus alors, dans cette optique, que le maillon d’un système politique et social dans lequel les immigrés, à partir du moment où ils ne remplissent plus le rôle économique qui leur était jusque là dévolu, sont considérés comme indésirables. À défaut de pouvoir les renvoyer tous, on conserve le noyau d’immigrés jugés intégrables et utiles, et l’on repousse les autres à la marge : jeunes plus ou moins délinquants, chômeurs de longue durée, handicapés... La police n’est rien d’autre que le bras séculier de cette entreprise.

Cette analyse a aussi sa part de vérité : ce qui signifie que « le flic » sert de bouc-émissaire à une société hypocrite qui refuse de voir en face le sort qu’elle réserve aux immigrés, et se donne ainsi bonne conscience en rejetant la faute sur la police. Il est tellement plus facile de dénoncer la bavure ou l’outrage ponctuel de tel policier que de s’interroger sur la philosophie répressive des textes et l’arbitraire des pratiques !

En conclusion, on peut dire que si toutes les mesures permettant de prévenir ou de punir les dérapages racistes dans la police sont les bienvenues — meilleure formation en amont, répression disciplinaire plus énergique en aval —, on ne peut attendre de ces seules mesures la solution du problème. La responsabilité du sort fait à la population immigrée n’incombe pas seulement à la police : après tout, un pays a la police qu’il mérite ; et s’il y a autant de bavures, c’est que trop de citoyens les tolèrent. On ne peut espérer transformer fondamentalement les rapports entre la police et les immigrés aussi longtemps que les étrangers ne jouiront pas d’un statut réellement protecteur, conforme aux exigences d’un État de droit.

Sur les quelque 110 000 policiers que compte la France, 90 000 sont des policiers en tenue. Ce sont les plus « visibles ». Les divers corps de police se trouvent fréquemment en contact avec les immigrés.

La Police parisienne (PP), la « Maison », qui assure en grande partie la mission de police dans la capitale, est bien sûr concernée au premier plan. Dans toutes les autres villes (banlieue, province), ce sont les polices urbaines qui sont affectées à la sécurité publique.

La Police de l’Air et des Frontières (PAF) enfin, surtout dans les aéroports de Roissy et d’Orly, veille à la régularité des entrées et des sorties du territoire français, les compagnies républicaines de sécurité servent de force d’appoint à la PP, la PJ (police judiciaire) ou la PAF et ont donc ponctuellement (occupations de foyers, certaines opérations « coup de poing ») affaire aux immigrés.

La formation très succincte des policiers ne les prédispose pas à une bonne connaissance des populations immigrées. Les syndicats de policiers, et en particulier la FASP (Fédération autonome des syndicats de police), préconisent des mesures concrètes dont les conséquences pourraient, si elles étaient appliquées, n’être pas négligeables pour les immigrés : cette « clientèle » privilégiée don être traitée dignement dans un pays qui se veut un État de droit... Mais la réforme de la police ne saurait être le seul fruit de négociations entre des groupements corporatistes très influents et le pouvoir central. L’abandon du rapport Belorgey sur la police, au profit du plan Joxe basé sur la modernisation de la police, a écarté un certain nombre de vraies questions auxquelles il n’a pas été répondu depuis.

Dominique Lhuillier conclut ainsi son récit de sa vie aux côtés de policiers : « (...) J’ai trouvé dans l’organisation policière à la fois ce à quoi je m’attendais (la rigidité bureaucratique, un univers masculin, un fond de racisme latent...), mais aussi beaucoup d’autres choses, parfois de réelles surprises. L’essentiel pourrait être résumé dans la rencontre avec une très grande diversité et richesse humaine, un désir d’expression intense, une profonde insatisfaction et une volonté de changement. Et du côté des civils, un fort investissement personnel dans leur métier. Mais parler d’ouverture de la police implique aussi une ouverture du public vis-à-vis d’elle...  ».




Notes

[1Dominique Lhuillier, Les policiers au quotidien. Une psychologue dans la police, L’Harmattan, 1987.


Article extrait du n°5

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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 10:36
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