Police, justice, prison : trois institutions qui symbolisent ce que naguère encore on appelait volontiers « l’appareil répressif d’État » ; trois institutions dont la clientèle se recrute pour une part importante dans la population immigrée. La facilité incite à reporter la responsabilité d’un tel état de choses sur les immigrés eux-mêmes, en incriminant la surdélinquance immigrée. Mais l’explication, si c’en est une, est un peu courte !
Ce que l’on constate, c’est que les immigrés souffrent, dans leurs rapports avec les institutions répressives, d’un double, voire d’un triple handicap : le handicap d’appartenir dans leur écrasante majorité aux couches les plus défavorisées de la société, celles qui, précisément, fournissent l’essentiel de la population pénale ; le handicap, aussi, d’avoir souvent la peau sombre, car cette visibilité accrue fait qu’ils sont plus souvent soupçonnés, plus souvent contrôlés, plus souvent inculpés, et finalement plus souvent enfermés ; le handicap enfin, d’être justement des étrangers soumis à ce titre à des formes de répression spécifiques.
Au recensement de 1982, 74% de la population active étrangère appartenait à la catégorie socio-professionnelle « ouvriers », au lieu de 37% chez les Français, 40% des hommes étaient des ouvriers sans qualification, cette proportion atteignant 50% chez les Maghrébins et les Portugais. En 1984, il y avait 16,6% de chômeurs parmi les étrangers, au lieu de 9% parmi les Français, et 31,4% parmi les jeunes hommes étrangers de 15 à 24 ans au lieu de 21,4% parmi les jeunes Français.
Lorsqu’on sait qu’il existe une corrélation statistique étroite entre l’instabilité de l’emploi, l’inactivité, et la déqualification, d’un côté, la délinquance et la prison, de l’autre ; lorsqu’on sait que la propension à poursuivre et à mettre en détention avant jugement, pour un même délit, est d’autant plus élevée que l’auteur de l’infraction est chômeur, sans domicile fixe, étranger, ou, à un moindre degré, ouvrier non qualifié ; si l’on sait, enfin, que le fait de comparaître libre ou détenu n’est pas dépourvu de toute influence sur la condamnation finale, on a déjà là quelques clefs susceptibles d’expliquer la surreprésentation des étrangers dans les statistiques pénales.
Mais cette explication n’est pas suffisante. Il faut encore se rappeler qu’en tant qu’étrangers les immigrés sont exposés à commettre des délits dont ils ont, si l’on peut dire, le monopole : le délit d’entrée et de séjour irrégulier.
Cette infraction, dont la logique voudrait qu’elle fût une simple contravention, puisqu’elle ne menace ni la sécurité des biens, ni celle des personnes, et qu’elle est constituée quelle que soit la bonne foi de l’intéressé, entraîne derrière elle un cortège de conséquences souvent désastreuses
- elle incite à multiplier les contrôles d’identité, ce qui rejaillit inévitablement sur les rapports entre la police et la population immigrée dans son ensemble. Sans qu’il soit besoin d’incriminer la xénophobie ou le racisme (mais il arrive, aussi, que les policiers soient xénophobes et racistes...), la police considère les étrangers comme des délinquants en puissance qu’il importe de contrôler en toute occasion ;
- elle remplit les prétoires et les prisons, ainsi que les centres de rétention pour ceux qui feront l’objet d’une reconduite à la frontière, et transforme de simples « contrevenants » en véritables délinquants aux yeux de l’opinion. C’est le reproche que l’on pouvait déjà faire à la loi du 29 octobre 1981, qui confiait au juge et à lui seul le soin de réprimer l’entrée et les séjour irréguliers ; et la loi Pasqua n’a fait qu’aggraver les choses puisque, tout en redonnant compétence au préfet pour prononcer les reconduites à la frontière, elle a laissé subsister la compétence concurrente du tribunal correctionnel, lequel peut prononcer des peines de prison mais aussi des interdictions du territoire.
Et ceci amène à rappeler que pour ce délit, qu’ils sont seuls à pouvoir commettre, mais aussi pour d’autres qui ne leur sont pas propres, les étrangers encourent des sanctions que n’encourent pas les nationaux : la reconduite à la frontière, l’interdiction du territoire, l’expulsion, assorties le cas échéant d’une rétention pouvant durer jusqu’à sept jours. Ces punitions qui s’ajoutent aux peines de prison, et qui, il faut le rappeler, n’ont pas été amnistiées par la dernière loi d’amnistie, s’apparentent à un véritable bannissement pour ceux qui avaient des attaches, voire leurs seules attaches, en France.
L’angoisse du bannissement peut conduire à des comportements en apparence irrationnels : la destruction volontaire des papiers d’identité, qui empêche, certes, le « rapatriement » forcé (« exil » serait un mot plus adapté), mais qui fait de ces anonymes — la population « Xée » des prisons — de véritables morts civils, privés de tous les attributs habituels de la personnalité juridique, des sortes de zombies, des êtres voués à la marginalité, à la récidive, à un va-et-vient sans fin entre la prison et la rue.
Nous n’avons pas voulu traiter de façon exhaustive l’ensemble des problèmes que soulèvent les rapports des immigrés avec les institutions pénales
il aurait fallu beaucoup plus de place que nous n’en avons ; il aurait fallu surtout disposer de sources d’information plus nombreuses et plus fiables que celle dont nous disposons, compte tenu du développement encore insuffisant, en France, des recherches sur la police et sur la prison. Mais tel qu’il se présente, le dossier que nous avons constitué devrait permettre au moins d’attirer l’attention sur les formes spécifiques de répression auxquelles sont soumis les étrangers.
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