Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »
Racisme télévisé en Guadeloupe
Mireille Galano
Sociologue.
En Guadeloupe, à Morne à L’Eau, le 22 juillet 2001, une centaine de personnes ont attaqué à coups de machettes et de gourdins une famille originaire de l’île de La Dominique : la maison a été saccagée, le père, la mère et les 9 enfants auraient été lynchés sans l’arrivée des gendarmes…
Tout cela a été filmé et retransmis par Canal 10, chaîne de télévision privée : cette action était menée par un groupe harangué par un certain Ibo Simon, animateur « vedette » de la chaîne…
Depuis des années, en toute impunité, Ibo Simon lance sur Canal 10 des appels délirants contre tous les étrangers pauvres vivant et travaillant en Guadeloupe. Il donne des conseils à son ami Le Pen : « Moi je suis noir, Le Pen est un blanc… Il est en cours préparatoire à côté de moi. Ce que Le Pen dit, ce qu’il a dit, ce qu’il dira n’est rien à côté de moi ». Chaque jour, de 13 à 14 heures, Ibo Simon, en toute impunité, traite les Haïtiens de « vermine », « racaille » déclarant « un chien a plus de valeur qu’un Haïtien ». Cela dure depuis longtemps, trop longtemps…
Face à ce racisme quotidiennement étalé sur les écrans de télévision, le député maire Ernest Moutoussasamy alerte, en mars 2000, le Conseil supérieur de l’audiovisuel. En vain. Le CSA se contentera de mentionner les faits dans sa Lettre de janvier 2001…
En mars 2001, Ibo Simon se déchaîne pendant la campagne électorale : il est élu conseiller régional et conseiller municipal de Pointe-à-Pitre ! Conforté dans son délire, chaque jour, il continue à invectiver violemment les étrangers et notamment les Haïtiens qui représentent près de la moitié des 21 000 étrangers recensés en Guadeloupe (selon le recensement INSEE de 1999).
En avril 2001, face à l’hystérie télévisée d’Ibo Simon, les protestations se multiplient :
- Un appel est lancé par le « Collectif contre la barbarie » qui reçoit le soutien de nombreuses personnalités religieuses, politiques et syndicales de la Guadeloupe (voir encadré).
- les consuls de Haïti, de la Dominique, de Syrie, des Pays-bas, du Sénégal, de Saint Domingue, du Luxembourg et de Belgique protestent auprès du préfet de la région Guadeloupe suite aux attaques dont sont victimes des ressortissants haïtiens vivant en Guadeloupe.
Hystérie raciste
Ces multiples protestations n’ayant aucun effet, le 20 juillet 2001, quatre associations haïtiennes déposent une plainte pour provocation et incitation à la violence et à la haine raciale visant Canal 10 et son animateur. Mais, deux jours plus tard, le 22 juillet, on frôle le drame… La famille Williams est violemment agressée et l’hystérie raciste est telle que la vice-consule de la Dominique à Pointe-à-Pitre, Madame Cherdieu, est agressée dans la rue par une femme la traitant de « sale blanche qui s’occupe des sales nègres ». Madame Cherdieu porte plainte contre X. Le Mrap, le Gisti, la Ligue des droits de l’homme soutiennent la plainte déposée par les quatre associations haïtiennes et se constituent partie civile. L’audience est fixée au 14 novembre 2001 [1] . Ce type de procès inédit en Guadeloupe sera une première…
L’Appel contre la barbarie a été relayé par la presse locale : France Antilles a donné un large écho aux multiples appels contre le racisme et la xénophobie, SEPT Magazine, en septembre 2001, a publié un dossier sur la communauté haïtienne en Guadeloupe, ses apports à l’économie et à la vie culturelle de la Guadeloupe, et a donné la parole aux signataires de l’Appel contre la barbarie :
Albert Dorville, maire de Trois Rivières et signataire de l’Appel contre la barbarie
Le président de l’Association des maires de la Guadeloupe, l’UGTG (principal syndicat en Guadeloupe), le parti communiste guadeloupéen, le responsable aumônier de l’immigration, le syndicat des personnels de l’Education en Guadeloupe, les sections locales d’Amnesty, de la Ligue des droits de l’homme, l’association guadeloupéenne d’intégration et de solidarité (AGIS) et de nombreuses associations et personnalités protestent contre la xénophobie affichée par Canal 10, s’insurgent contre l’image dégradée de la Guadeloupe véhiculée par Canal 10. Pour le maire de Morne à l’Eau, où s’est déroulée la violente agression contre la famille dominiquaise, il est temps que ses collègues maires et conseillers généraux se mobilisent : « Nous ne pouvons pas admettre d’un élu qu’il propage de tels propos ! Les élus qui représentent la population de la Guadeloupe doivent dire à M. Ibo Simon d’arrêter. Nous ne pouvons pas admettre aujourd’hui que des thèmes racistes et xénophobes puissent être répandus au sein d’une population en butte à d’importants problèmes. Il ne faut pas y ajouter le problème du racisme ! (…) Si des élus outrepassent leurs droits, nous devons prendre les dispositions que la loi nous donne pour arrêter de tels faits. »
Un groupe d’intellectuels guadeloupéens a dénoncé ce climat d’intolérance et de racisme dangereux pour l’équilibre de toute la société guadeloupéenne.
Non-droit institutionnel
Dans les autres îles de la Caraïbe, les réactions se multiplient : l’ASSOKA de Martinique, l’AILEF de Guyane, l’APS de Saint Martin… dénoncent les dérives racistes. Ces associations comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), le Comède, Emmaüs et le Gisti, font partie d’un Collectif Caraïbe-Guyane créé pour la défense des étrangers dans la Caraïbe. Depuis plusieurs années, ce collectif organise missions et sessions de formation afin de lutter contre le non-droit « institutionnel » régnant dans les territoires outre-mer : en effet, si l’ordonnance de 1945 devrait s’y appliquer (malgré quelques spécificités législatives pour la Guyane et Saint-Martin) [3] , on constate, notamment, que les règles régissant les contrôles d’identité ne sont pas respectées. Sans aucun mandat, la police, à toute heure et sur dénonciation, entre et contrôle dans les domiciles la régularité des papiers de séjour, procédant à des éloignements du territoire sans respecter les délais de recours. Les rafles de nuit sont monnaie courante.
Dans une déclaration datée du 23 août 2001, l’Assoka condamne les propos et agissements d’Ibo Simon et souligne, en outre, que « depuis des années, des faits racistes contre les communautés dominicaines et haïtiennes se développent en Guadeloupe dans l’impunité la plus totale. Il convient de rappeler qu’en 1995, des centaines de maisons de Haïtiens ont été détruites et brûlées par les autorités françaises sans que, six ans plus tard, ces actes criminels n’aient été sanctionnés par la justice. (...) L’Assoka réaffirme sa totale dénonciation des faits racistes dans nos pays comme les violentes rafles policières anti-haïtiennes à Volga-Plage, à Fort-de-France, ou le “tabassage” en règle, par des policiers, d’un jeune Saramaka [4] à Cayenne, le 4 août dernier ».
Dans une lettre ouverte au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), le Mrap et le Gisti ont, le 16 août, saisi cette instance, s’interrogeant sur cette télévision « qui appelle au nettoyage ethnique » et sur le « silence insupportable » du CSA.
Rappelons que l’article 15 des statuts du CSA stipule que celui-ci « veille enfin à ce que les programmes des services de radiodiffusion sonore et de télévision ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité ». Pour faire respecter les règles, le CSA dispose de pouvoirs de sanction étendus allant de la suspension d’autorisation jusqu’au retrait de l’autorisation en passant par une réduction de la durée de l’autorisation.
Dans leur lettre, le Mrap et le Gisti s’étonnent : « La France audiovisuelle s’arrête-t-elle à la métropole ? Les étrangers installés dans les DOM-TOM ne sont-ils pas des personnes humaines dignes de respect ? » Plus chanceux que M. Moutoussasamy, ils ont eu droit, le 25 septembre, à une réponse du CSA (ou bien faut-il penser que l’écho donné à cette affaire dans les médias nationaux a eu un effet roboratif sur le CSA ?)
Le 4 septembre 2001, Canal 10 a été mis en demeure par le CSA de respecter la loi et de « ne pas encourager des comportements discriminatoires ou ne pas porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’un groupe ethnique, culturel, religieux ou politique… » Ibo Simon semble mis à l’écart dans l’attente de l’audience prévue le 14 novembre devant le tribunal correctionnel concernant la plainte déposée pour « incitation à la haine raciale » par les associations haïtiennes auxquelles devraient se joindre le Mrap, la Ligue des droits de l’homme et le Gisti.
Appel contre la barbarie !
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Mais ce triste pitre qui se décrit lui-même « noir comme du charbon et laid comme un macaque » a réussi à entraîner une petite foule haineuse d’une centaine de personnes pour attaquer une famille. Il a encore réussi à mobiliser ses sbires pour faire une démonstration devant le tribunal lors de l’audience de consignation, le 5 septembre. Ibo Simon a alors annoncé l’existence d’un corps de « volontaires » voulant assurer « l’ordre » à coups de bastonnades… Ce fascisme caribéen contre les plus pauvres et les plus démunis donne froid dans le dos et, s’en prenant aux Haïtiens, évoque le spectre des tontons macoutes de Papa Doc…
Le jeu du pouvoir central n’est qu’ambiguïtés : aussitôt après l’attaque de la famille Williams, le préfet n’a rien trouvé de mieux que de publier dans la presse locale un long article sur… l’immigration clandestine en Guadeloupe, sans aucun rapport donc avec cette très grave affaire. Le 31 juillet, un journal local signale que « le préfet de Guadeloupe, Jean-François Carenco, avait officiellement saisi la justice dans cette affaire, sur le grief d’incitation à la haine raciale envers des ressortissants étrangers bénéficiant de titres de séjour régulier ». On peut s’étonner de la formule : des étrangers en situation irrégulière pourraient donc, a contrario, être lynchés en toute impunité ? Mais, dans le même temps, quel ne fut pas l’étonnement de certains de voir les émissions racistes d’Ibo Simon diffusées sur une télévision installée dans la salle d’attente de la sous-préfecture avec, en outre, un panonceau précisant de « Ne pas toucher le poste » !
Dans leur lettre ouverte, CORECA et Justice et Paix soulignent une autre contradiction : « Au moment où toutes les autorités locales et gouvernementales font de la coopération régionale Caraïbe un des axes majeurs de leur politique, peuvent-elles sans se déjuger accepter passivement que des individus irresponsables jettent le discrédit sur les populations de la Caraïbe ? »
En fait, cette volonté de coopération régionale n’a pour seul objectif que le développement du commerce et non le droit des Caribéens à vivre et travailler dans leurs îles. Le populisme trivial et démagogique d’Ibo Simon sert de défouloir afin d’occulter les vrais problèmes de la Guadeloupe. Une fois de plus, les étrangers servent de boucs émissaires, même s’ils sont eux aussi caribéens.
La multiplicité des réactions enfin enregistrées depuis juillet donne à penser que l’attaque contre la famille Williams, par sa sauvagerie, a permis une réelle prise de conscience d’une grande partie de la population guadeloupéenne face au racisme et à la xénophobie que les pitreries d’Ibo Simon tendaient à banaliser…
Si les élus du Parti communiste guadeloupéen ont condamné les délires d’Ibo Simon et le laxisme des autorités, on attend encore les réactions d’élus célèbres du RPR telle Lucette Michaux-Chevry… Des candidats PS non élus ont également fait part de leur désapprobation, mais on attend encore une réaction officielle du gouvernement… Peut-on imaginer une chaîne de télévision régionale, en France, diffusant de tels messages racistes, son animateur « vedette » entraînant une troupe et la filmant en train de saccager une maison et tentant de lyncher ses 11 habitants dont 9 enfants ? La transmission de ces scènes ? Peut-on imaginer le directeur d’une telle chaîne défendant publiquement son animateur ?
Ces scènes se déroulant en Guadeloupe, le silence de nos gouvernants est assourdissant. Pourtant, dans notre gouvernement socialiste, nous avons bien un ministre de l’intérieur et, auprès de lui, un secrétaire d’Etat pour l’Outre-mer ? Une ministre de la culture et de la communication ? Nous savons que le ministre des affaires étrangères a été saisi par les autorités dominiquaises non seulement pour la violente agression contre la famille Williams mais aussi pour les coups et insultes dont a été victime leur vice-consule en Guadeloupe.
On nous assure que la Guadeloupe fait partie de la France. Il est cependant évident que nos gouvernants ne se soucient pas d’y faire appliquer les lois de la République lorsqu’il s’agit du respect du droit des étrangers…
Cette sinistre affaire prouve, à l’évidence, au peuple guadeloupéen que les images d’Epinal sur la France et les droits de l’homme ne concernent pas leur île, ni la Caraïbe. ;
Sur internet
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Notes
[1] Cette fois, la justice semble sortir de sa torpeur tropicale : en avril 1997, une militante féministe, George Tarer avait déjà porté plainte, mais lassée, avait fini par la retirer le 27 décembre 2000, en signe de protestation contre la lenteur de la procédure…
[2] « Je défends une logique de “solidarité identitaire de proximité” avec tous les Caribéens (…). Il faut que tous les Caribéens soient nos amis, parce qu’ils parlent créole comme nous, et parce que nous sommes tous des nègres ».
[3] Voir : Plein droit n° 43, septembre 1999, « Outre-mer, autre droit ». Voir également « La situation juridique des étrangers dans les DOM », Gisti, Les cahiers juridiques, mai 2001.
[4] Orginaire du Surinam.
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