Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »

Une reconnaissance de fait de la répudiation ?

Emmanuelle Andrez

Sur le territoire français, la répudiation peut mettre fin au mariage contracté par des femmes de nationalité algérienne ou marocaine avec un compatriote. La femme répudiée risque alors de se voir refuser le renouvellement du titre de séjour qu’elle avait obtenu du fait de son mariage. Une fois de plus, les solutions qui prévalent de façon constante par application du droit international privé sont bafouées par la législation sur le séjour des étrangers. Pratiquement, comment, devenue « sans-papiers », l’épouse pourra-t-elle faire reconnaître nulle et non avenue la répudiation dont elle a fait l’objet ?

L’article 29 IV de l’Ordonnance du 2 novembre 1945 relatif au regroupement familial dispose qu’ « en cas de rupture de la vie commune, le titre de séjour qui a été remis au conjoint d’un étranger peut, pendant l’année suivant sa délivrance, faire l’objet soit d’un refus de renouvellement, s’il s’agit d’une carte de séjour temporaire, soit d’un retrait, s’il s’agit d’une carte de résident  ».

Ces dispositions sont complétées par la circulaire du 1er mars 2000 relative au regroupement familial des étrangers, aux termes de laquelle : « Dans le cas où la vie commune entre le demandeur et son conjoint ayant bénéficié du regroupement a été rompue depuis la décision, l’objet même du regroupement du conjoint aura disparu. Pour le retrait, le préfet se fondera, sans diligenter systématiquement des enquêtes, sur les informations qui auraient été portées à sa connaissance et qui, dans ce cas, auront été vérifiées. Pour le refus de renouvellement de la carte de séjour temporaire, le préfet demandera les justificatifs du maintien de la vie commune.  »

Il résulte clairement de ces textes que la « rupture de la vie commune » est, en tant que telle, un motif suffisant de déchéance du droit au séjour. Or, le motif de cette rupture peut être la répudiation. Cette institution de droit arabo-musulman, qui permet la dissolution unilatérale du lien matrimonial à l’initiative de l’époux, sur simple déclaration, peut prendre des formes plus ou moins élaborées. Elle peut tout d’abord consister dans le prononcé, par l’homme, d’une formule envers son épouse, en présence de témoins, qui suffira à emporter la dissolution du mariage. L’attestation des témoins permettra l’enregistrement de la dissolution du mariage à l’Etat civil. Point de griefs précis à l’égard de la femme, ni d’intervention judiciaire, comme nous y sommes habitués en France.

Cette forme de répudiation tend cependant à s’effacer devant des procédures judiciarisées obligatoires, en Algérie, au Maroc et en Egypte par exemple. Néanmoins subsiste le caractère unilatéral de l’acte, puisque le juge se borne à enregistrer la volonté du mari de mettre fin au mariage, même si, par ailleurs, le juge octroie à l’épouse une pension alimentaire, éventuellement des dommages-intérêts si elle a subi des sévices, ainsi que, systématiquement, la garde des enfants.

L’ordre juridique français devient concerné par la répudiation dès lors que l’époux entend lui faire produire un quelconque effet sur le territoire français. Soit qu’il veuille se remarier, soit qu’il dispute à son épouse la garde des enfants communs, soit encore qu’il omette de lui verser les sommes dues. Soit encore qu’il se prévale de cette répudiation pour nuire à son épouse en l’empêchant d’obtenir le renouvellement de son titre de séjour.

Or, en vertu du droit international privé français, la répudiation est actuellement dépourvue de tout effet de droit sur le sol français. En effet, un mouvement jurisprudentiel amorcé au milieu des années 1970 a progressivement dénié tout effet à la répudiation, pour atteindre son paroxysme en mars 1997, date à laquelle la première chambre civile de la Cour de cassation a consacré une solution radicale constamment réaffirmée depuis.

Les magistrats français, soit saisis par le mari d’une action en reconnaissance de la répudiation prononcée dans son pays d’origine (action désignée par l’expression « exequatur  »), soit saisis par l’épouse d’une action en contribution aux charges du mariage ou d’une action en divorce sur le fondement du droit français [1] , ont été confrontés à une institution étrangère à notre droit et peu compatible avec ses principes fondamentaux en matière de divorce.

Pour éviter de faire produire effet à la répudiation, ils se sont tour à tour fondés sur différents caractères de la répudiation : son caractère unilatéral, la violation des droits de la défense de l’épouse souvent non appelée à la procédure étrangère expéditive (le mari retournant brièvement dans son pays d’origine pour y faire constater la répudiation à l’insu de sa femme), le caractère dérisoire de la pension alimentaire ou des dommages-intérêts alloués. Les magistrats ont aussi décidé, en vertu du principe bien établi de la prévalence de la nationalité française, qu’un binational franco-algérien ou marocain n’était pas admis à user d’une procédure étrangère, et qu’il pouvait seulement mettre fin à son mariage par application du droit français du divorce.

Enfin, il a été jugé à plusieurs reprises qu’une répudiation constatée dans un consulat algérien ou égyptien en France par des témoins ne pouvait produire effet en France. Ces multiples griefs retenus pour faire radicalement échec à la reconnaissance de la répudiation en France, ont conduit, isolément ou cumulativement, dans maintes décisions, à ce que le mariage soit jugé comme continuant de dérouler ses effets, ou bien au prononcé ultérieur du divorce à la demande de l’épouse selon les règles françaises.

Plusieurs enseignements pratiques sont à tirer de cette jurisprudence convergente. D’abord, qu’un homme de nationalité française ne peut en aucun cas arguer de la nationalité étrangère qu’il a conservée pour recourir à la répudiation. Symétriquement, qu’une femme naturalisée française ne peut valablement se voir opposer un acte de répudiation. Ensuite, qu’une répudiation constatée par un consulat étranger en France n’a aucune valeur. Des instructions ont d’ailleurs été adressées aux consulats concernés par les autorités françaises.

Enfin, il est à noter que chaque caractère de la répudiation peut suffire à emporter la non-reconnaissance en France de ses effets. Une décision récente de la Cour d’appel de Paris [2] peut être ainsi citée en exemple : « S’il résulte d’une procédure loyale et contradictoire, le divorce prononcé par les juges algériens, malgré l’opposition de la femme, au seul motif, admis par la loi algérienne, que le pouvoir conjugal reste entre les mains de l’époux et que le divorce doit être prononcé sur la seule volonté de celui-ci, constitue en réalité une répudiation obtenue par décision discrétionnaire du mari et sur sa seule déclaration, les juges ne pouvant que se borner à l’enregistrer sans pouvoir en apprécier l’opportunité ni les responsabilités dans la rupture. Une telle procédure est contraire au principe d’égalité des droits et responsabilités lors de la dissolution du mariage, reconnu par l’art. 5 du protocole n° 7 additionnel à la CEDH que la France s’est engagée à garantir à toute personne relevant de sa juridiction. Le jugement de divorce rendu par les juridictions algériennes ne peut par suite être reconnu en France.  »

Cette décision rappelle que depuis 1997, la non-reconnaissance de la répudiation en France a pour fondement juridique la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

On peut affirmer aujourd’hui avec force que la répudiation ne peut plus produire effet en France, nonobstant même les conventions bilatérales franco-algérienne (du 27 août 1964) et franco-marocaine (du 10 août 1981), qui avaient notamment pour objet la reconnaissance réciproque des dissolutions du lien matrimonial quel que soit son mode, répudiation arabo-musulmane ou divorce « à la française ». L’arrêt précité en est une première illustration.

Concernant la convention franco-marocaine, l’application de la Convention européenne des droits de l’homme l’a de facto rendue pour ainsi dire caduque sur ce point. Au Maroc d’ailleurs, le « Plan national d’action en vue de l’intégration de la femme dans le développement », élaboré à l’initiative du roi Mohamed VI peu après son accession au trône, contient un projet de réforme du Code de la famille marocain (la Moudawana) qui consiste notamment à : « remplacer la répudiation par le divorce judiciaire, élargir le concept de pension alimentaire pour qu’il contienne le domicile conjugal comme composante essentielle lorsque la mère, à la suite de la rupture des liens du mariage, bénéficie du droit de garde de ses enfants, et accorder à la femme divorcée la moitié des biens acquis pendant la durée du mariage  ». Ces principaux points ont été réaffirmés le 8 mars 2001 lors de l’intervention de Mohamed VI à l’occasion de la journée des droits de la femme.

Si de tels progrès étaient effectivement réalisés, le choc que constitue l’insertion de la répudiation dans un contexte judiciaire français serait résorbé, et la convention franco-marocaine pourrait pleinement recouvrer ses effets.

Répudiation et droit au séjour

Mais, dans cette attente, les difficultés perdurent. Il résulte de manière flagrante de la confrontation entre les dispositions sur le séjour des étrangers en France et la jurisprudence en matière de droit international privé que deux conceptions s’opposent frontalement : d’un côté, la « rupture de la vie commune » est un motif suffisant de déchéance du droit au séjour, de l’autre, la répudiation ne doit produire en droit civil aucun effet. Et ce, d’autant plus d’ailleurs que le pourvoi en cassation étant suspensif en cette matière, les époux ne cessent d’être considérés comme mariés tout au long de la procédure qui débouchera, sans aucun doute, sur la non-reconnaissance de la répudiation.

Au-delà de ces principes fermement établis, se pose avec acuité une question douloureuse : l’épouse à qui l’on retire son titre de séjour sur « dénonciation » de son époux qui l’a répudiée connaît-elle ses droits ? Et comment pourra-t-elle les faire judiciairement reconnaître une fois devenue « sans-papiers » ?

La question est d’autant plus prégnante en pratique que, d’une part, il est prévu, dans la circulaire du 1er mars 2000, que « le préfet se fondera, sans diligenter systématiquement des enquêtes, sur les informations qui auraient été portées à sa connaissance et qui, dans ce cas, auront été vérifiées.  » Ainsi, c’est des dires du mari « répudiateur » que les agents de préfecture sont légalement fondés à se réclamer pour refuser à l’épouse le renouvellement du titre de séjour ! D’autre part, du fait de l’imperméabilité des ordres de juridiction, le juge administratif est habilité à statuer sur les refus de séjour, tandis que le juge judiciaire est compétent en matière matrimoniale.

Jusqu’à récemment, une seule voie, apparemment peu explorée, s’ouvrait aux plaideurs : il pouvait en théorie être demandé au juge administratif de surseoir à statuer dans l’attente que le juge judiciaire reconnaisse la non-validité de la répudiation. Mais cette procédure restait bien théorique, dans la mesure, d’une part, où le juge administratif se contente de la « rupture de la vie commune », qui équivaut à une séparation de fait souvent avérée même si elle n’est pas corroborée par un acte judiciaire de divorce, et, d’autre part, où l’action en inopposabilité d’un acte juridique (la répudiation en l’occurrence) est peu connue des justiciables.

Or, aujourd’hui est offerte la faculté de demander le sursis à exécution des actes administratifs de rejet. Concrètement, par application de la loi du 30 juin 2000 entrée en vigueur le 1er janvier 2001, le « référé-suspension » peut conduire à la délivrance du titre de séjour dont le renouvellement a été refusé par l’administration, quand des conditions d’urgence et de « doute sérieux quant à la légalité de la décision  » [3] sont remplies. Or, par un arrêt du 14 mars 2001 (Ameur), le Conseil d’Etat a posé que la condition d’urgence est présumée remplie quand il s’agit d’une décision de refus de renouvellement ou de retrait de titre de séjour.

Quant à la condition tenant à l’illégalité, il pourrait sans doute utilement être argué du fait que la privation du droit au séjour prive corrélativement de ses droits à la défense l’épouse qui s’est vue répudiée, de manière unilatérale et à son insu, et qui, dans ces circonstances, subit et s’oppose à la rupture de la vie commune. Peut-être peut-on ajouter que le droit à un recours effectif contenu dans l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme [4] s’oppose à la déchéance du droit au séjour de la femme répudiée.

Au-delà de cette possible solution contentieuse, il est urgent de faire connaître la distorsion entre les lois sur le séjour des étrangers en France et les solutions permises par le droit international privé, car elle préjudicie aux femmes répudiées, qui, non seulement sont souvent mises devant le fait accompli et chassées du domicile conjugal, mais encore, dans cette situation de détresse morale, se voient privées de droit au séjour et, par voie de conséquence, d’accès au prétoire civil. Il est inique que la loi française contribue à ce que les droits de la défense des femmes soient ainsi bafoués. ;




Notes

[1Article 310-2 du code civil.

[2Cour d’appel de Paris, 1ère chambre, 22 mars 2001 (citée au Dalloz hebdomadaire du 26/04/ 2001).

[3L. 521-1 du code de justice administrative.

[4Le « droit à un recours effectif » est reconnu comme principe de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel depuis 1993, tandis que le Conseil d’Etat a admis la valeur constitutionnelle du « droit d’exercer un recours juridictionnel » en 1998 (arrêt Syndicat des avocats de France).


Article extrait du n°51

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
URL de cette page : www.gisti.org/article4162