Article extrait du Plein droit n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici : Quels droits pour les femmes et les enfants étrangers ? »

Une politique au service du néo-libéralisme

Antoine Math

Economiste
Développant une thèse de plus en plus répandue parmi les pays développés, le député Michel Charzat a remis au premier ministre un rapport dans lequel il présente toute une série de propositions destinées à favoriser l’entrée et l’installation des étrangers dont la France a besoin. La politique d’immigration proposée est présentée comme un progrès alors qu’elle sert à justifier une escalade de moins-disant social et fiscal.

« ... ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent ça n’a pas d’importance on ne veut que leurs bras...  »

Les immigrés (1976) chanson de Michel Bühler Depuis quelques années, l’immigration se voit de nouveau parée de vertus. Partout en Europe, s’affirme une politique migratoire utilitariste mise au service du libéralisme économique [1] . Cette politique, préfigurée dans le rapport Weil de 1997, consiste à séparer les « bons » étrangers qu’il conviendrait de davantage courtiser des « mauvais » qu’il faut refouler, réprimer et renvoyer vers la précarité. La distinction entre « bons » et « mauvais » fluctuant au gré de « nos » besoins en main d’œuvre. Ces besoins, réels ou supposés, seraient laissés à l’appréciation de l’administration ou des milieux d’affaires. L’ordonnance de 1945 dans sa « version Chevènement » offre justement toute latitude – l’arbitraire – à l’administration pour juger de l’utilité conjoncturelle des étrangers et pour délivrer et moduler les titres de séjour au gré du temps [2] .

Le député Michel Charzat a rendu, en juillet 2001, au premier ministre un rapport afin d’améliorer l’« attractivité du territoire français  » [3]… A côté d’autres développements plutôt destinés à attirer les entreprises (aménagement du territoire, infrastructures, fiscalité, recherche, innovation, enseignement, communication, etc.), le rapport fait des propositions pour encourager les « bons » étrangers, les hommes d’affaires et les cerveaux, à s’installer en France. Il s’inscrit dans une tendance à l’œuvre dans tous les pays développés [4] . L’idée générale est de tirer le tapis rouge aux « bons » étrangers [5] , à ceux qui sont supposés « nous » être utiles : les investisseurs, les chefs d’entreprise, les cadres d’état-major, les chercheurs de haut niveau, les étudiants qui suivent les « bonnes » filières.

Le vocabulaire utilisé reflète cette volonté de séparer radicalement les bons torchons des mauvaises serviettes. Le rapport reprend ainsi le néologisme « impatriés  », précédé d’un « nos  » quasi-affectif, pour éviter toute confusion avec les immigrés qui eux, c’est bien connu, « nous » sont moins utiles et moins intéressants parce que pauvres ou moins qualifiés, bref des indésirables. Ce mépris de classe est le même qu’on retrouve, mêlé parfois de racisme colonial, dans d’autres distinctions plus communes. Ainsi, lorsque le migrant est français, il est rarement qualifié d’immigré ou d’émigré, mais plutôt de coopérant ou d’expatrié selon qu’il se trouve ou non dans une ex-colonie. L’usage ad nauseam de termes tels que « élite  » ou « prestige  » confirme le cynisme sans gêne affiché sur ce point par l’auteur du rapport.

Les mesures proposées pour « favoriser la vie de nos impatriés  » sont de deux ordres : d’un côté des facilités administratives, de l’autre des incitations financières sous la forme de privilèges fiscaux et sociaux.

[...] « La mission propose l’établissement d’un service d’accueil unique pour l’ensemble des formalités. Il comprendrait une annexe du ministère de l’intérieur pour les différentes formalités de séjour, une annexe des services fiscaux, une annexe des URSSAF et des centres de formalités des entreprises. Il appartiendrait ensuite aux différentes administrations de gérer leurs propres complexités.  » […]

La première catégorie de mesures consiste à lever les multiples obstacles dressés sur la route des étrangers qui envisagent de s’installer en France pour y travailler ou y étudier, y faire venir leur conjoint, de ceux qui veulent rester en France à l’issue des études, etc.

Une image déplorable de la France

Le rapport dresse d’ailleurs un véritable réquisitoire contre la législation sur les étrangers et les pratiques administratives honteuses qui découragent et donnent une image déplorable de la France aux étrangers.

Comment ne pas approuver le rapport quand il regrette la multiplicité des interlocuteurs et des démarches, la « complexité […] durement ressentie par des étrangers peu rompus aux subtilités administratives françaises, et se heurtant généralement à la barrière de la langue  », les délais interminables, etc. Comment ne pas ensuite souscrire aux préconisations : « simplification des procédures  », « service d’accueil unique des étrangers  », « faire supporter la complexité à l’administration et non à l’usager  », délivrance des titres facilitée pour les conjoints et les commerçants, encouragement à la venue et facilitation de la vie des étudiants étrangers, création de « Villa Médicis » pour accueillir et prendre en charge les migrants, etc.

Le seul hic, c’est que ces nouvelles mesures sont uniquement destinées à l’élite, aux « impatriés qui disposent d’un haut revenu » ou à certains étudiants et chercheurs. Tant mieux pour eux. Mais pour la plèbe, les mesures vexatoires quotidiennes vécues dans les consulats, les préfectures et autres administrations peuvent continuer. Pour ces derniers, pas question de supprimer les multiples obstacles injustifiables, les pratiques arbitraires, la complexité ou les délais interminables. Le rapport Charzat entérine et officialise une évolution déjà en marche qui vise à piétiner le principe d’égalité de traitement et à prôner sans vergogne une approche discriminatoire sur la base du statut social : le niveau du patrimoine, des revenus ou de la qualification. Le rapport précise que les décisions seraient prises « en concertation avec les secteurs professionnels  ». Une façon de souligner que la politique d’immigration est au service des milieux d’affaires.

Cadeau fiscal pour super-cadres

La seconde série de mesures concerne la fiscalité et la rémunération. Elle illustre comment la politique d’immigration est de plus en plus invoquée pour justifier une escalade néo-libérale de moins-disant social et fiscal. On se souvient des propos alarmistes concernant la fuite de nos « élites » qui, telle Laetitia Casta, partaient à Londres pour échapper au fisc. Depuis, les statistiques de l’administration fiscale ont démontré que l’expatriation des hauts revenus était un épiphénomène concernant quelques dizaines de personnes par an [6] et les travaux scientifiques existants ne montrent aucun changement notable dans le comportement d’activité et les revenus des riches lors de changements des taux marginaux d’imposition [7] . Cependant, comme « il ne faut pas […] décourager les étrangers susceptibles de venir s’installer chez nous, ou pousser au départ certains Français  », le rapport Charzat explore les possibilités de réduction ou d’exonération des prélèvements pour attirer les impatriés. Tout y passe : imposition des revenus de valeurs mobilières et des plus-values, impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu, impôt sur la fortune, cotisations sociales salariales, etc. Charzat examine les possibilités sous toutes les coutures.

[…] « Il convient d’une part de prévoir un statut des conjoints d’impatriés. L’attention que les pays apportent au statut des conjoints est une préoccupation fréquente des investisseurs. Beaucoup de pays se sont attaqués à ce problème. Les Pays-Bas et le Canada ont simplifié leur législation en 1998, et le Congrès des Etats-Unis vient de déposer un projet de loi sur ce point. Le Royaume-Uni et la Suède accordent d’ores et déjà automatiquement un permis de travail aux conjoints d’impatriés.  » […]

La première voie envisagée consiste à réserver des privilèges fiscaux aux seuls impatriés. Dans la foulée du rapport, le ministre de l’économie reprendra d’ailleurs immédiatement l’idée d’une réduction de l’impôt sur le revenu pour « frais d’impatriation  ». Un cadeau fiscal évidemment réservé aux super-cadres, pas aux demandeurs d’asile. Face aux protestations, Lionel Jospin a préféré écarter l’idée. Ce n’est peut-être que partie remise. La solution visant à privilégier uniquement les impatriés se heurte à une difficulté : le principe constitutionnel d’égalité de tous les résidents devant les charges publiques. Le rapport examine donc pour tous les types d’impôt comment contourner « l’obstacle de l’égalité  » constitutionnelle.

Une offensive contre la République sociale

Comme ce n’est pas toujours possible – l’égalité est décidément encore un « obstacle  » très ennuyeux dans notre pays – le rapport préconise une deuxième solution, des baisses d’impôts égales pour tous. Pour tous ? Oui, pour tous les riches, cela s’entend. Les diminutions ne visent nullement les impôts qui pèsent sur les plus modestes comme la TVA (d’autant plus élevée en proportion des revenus que ces derniers sont faibles), mais plutôt l’impôt sur la fortune, la taxation des placements financiers ou les tranches les plus élevées de l’impôt sur le revenu. Comme cadeau supplémentaire aux hauts revenus, Charzat préconise le développement de l’épargne salariale et de fonds de pension par capitalisation, par la mise en place d’un cadre légal, et surtout fiscal, très avantageux. Très avantageux, là encore, pour ceux qui en auront les moyens. Comme ces dispositifs bénéficieraient d’exonérations de cotisations aux caisses d’assurance vieillesse, ils auraient aussi pour conséquence fâcheuse de se développer au détriment de notre système public de retraite, de le cannibaliser en sorte.

« [...] Favoriser l’accueil des étudiants étrangers en France.

La politique d’échange d’élèves et d’étudiants avec l’attribution de bourses par la France pourrait être développée. Une telle politique est un investissement finalement peu coûteux car elle conforte l’influence de la France à l’étranger… : les étudiants qui viennent en France acquièrent la connaissance de notre langue, de notre mode de vie et de raisonnement et sont finalement les meilleurs ambassadeurs de la culture artistique ou scientifique française.  »

Le projet de société proposé par un député qualifié de socialiste revient donc à faire de notre pays un paradis fiscal – synonyme d’enfer social puisque alignements fiscaux et sociaux par le bas vont de pair. Cette fuite en avant dans le moins-disant fiscal est dangereuse [8] . Une politique migratoire de sélection de la main d’œuvre au service du libéralisme économique ne suffit plus. Elle doit aussi servir d’alibi au dumping fiscal, à l’accroissement des inégalités et à une offensive de plus contre notre République sociale [9] . Tant les recommandations visant à lever les obstacles administratifs que celles consistant à réduire les impôts reflètent, de façon caricaturale, un projet politique dans lequel l’immigration serait au service de la fuite en avant social-ou néo-libérale.

[…] « Il reviendrait ainsi à l’Etat lui-même de gérer, en interne, les problèmes de transmission des informations pour l’accomplissement des formalités administratives. La simplicité est un facteur aussi fort d’attractivité que la fiscalité ; il est grand temps de s’en rendre compte et d’en tirer les conséquences.  » […]

Cette politique tourne le dos au principe d’égalité et se montre finalement sans considérations ni pour les droits, besoins et aspirations des individus concernés, ni pour les pays de départ [10]. Le plus étonnant, c’est que l’on s’évertue à nous présenter cette offensive néo-libérale comme un progrès, comme favorable à l’immigration. Elle n’est favorable ni aux immigrés, ni à notre système social. ;




Notes

[1Claire Rodier, « Changement de cap ou pétard mouillé ? », Plein Droit, n° 49, avril 2001. Alain Morice, « Choisis, contrôlés, placés « renouveau de l’utilitarisme migratoire », Vacarme n° 14, hiver 2000-2001 (http://vacarme.eu.org/article68.html ou http://vacarme.eu.org/no14/morice.html)

[2Jean-Pierre Alaux, « Ouverture à la tête du client », Plein Droit n° 47/48, janvier 2001.

[3« Rapport au premier ministre sur l’attractivité du territoire français » http://www.ladocfrancaise.gouv.fr/BRP/notices/014000523html

[4cf. OCDE « L’immigration des travailleurs étrangers qualifiés », Perspectives de l’emploi, juin 2001.

[5Serge Slama, « Tapis rouge pour les élites », Plein Droit, n° 47/48, janvier 2001.

[6A côté des sorties des hauts revenus, il faudrait aussi comptabiliser les entrées en France. Le solde est très probablement positif. A cela, il faudrait ajouter que l’idée que les impôts sont plus élevés en France est un mythe.

[7Thomas Piketty (1998), « Les hauts revenus face aux modifications des taux marginaux supérieurs de l’impôt sur le revenu en France, 1970-1996 », Document du CEPREMAP n° 9812, juillet 1998. Voir également du même auteur : Les hauts revenus en France au XXe siècle, Grasset, 2001.

[8Pour des critiques sur ce point du rapport Charzat, cf. Jacques Généreux, « Faut-il doper l’attractivité fiscale de la France ? » et Thomas Piketty « Comment lutter contre les inégalités », Alternatives économiques n° 195, septembre 2001.

[9Borgetto M. et Lafore R. (2000), La République sociale – contribution à l’étude de la question démocratique en France, PUF.

[10Sur les problèmes du pillage des cerveaux et sur de possibles solutions plus favorables aux pays du Sud, voir L’Homme C., « Razzia sur les cerveaux », Croissance - Le monde en développement, n° 449, juin 2001 (reproduit dans Problèmes économiques, n° 2761, 10 octobre 2001).


Article extrait du n°51

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Dernier ajout : mercredi 25 mai 2022, 17:43
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