Article extrait du Plein droit n° 44, décembre 1999
« Asile(s) degré zéro »

L’accueil des Kosovars dans l’Union européenne : Éviter l’application de la Convention de Genève ?

Armelle Crozet

Permanente au Service Actions européennes de France Terre d’Asile
L’arrivée des réfugiés albanais du Kosovo était l’occasion, pour les États membres de l’Union européenne, de confronter à la pratique leur projet de protection temporaire et de solidarité destinée à répondre « aux mouvements massifs de personnes ayant besoin d’une protection internationale » et préalable à l’octroi du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève. Elle a été le révélateur d’un manque évident de volonté politique des États et de leur incapacité à surmonter leurs divergences. La crainte omniprésente de l’« afflux massif » a finalement conduit à privilégier un statut précaire auquel chaque gouvernement peut mettre fin à tout moment.

A compter du 24 mars 1999, les frappes de l’OTAN intensifient le rythme des arrivées au Monténégro, en Albanie et en Macédoine des réfugiés kosovars fuyant la politique de nettoyage ethnique et de répression systématique menée par le président Milosevic. En deux semaines, 400 000 réfugiés arrivent dans les pays limitrophes qui atteignent les limites de leur capacité d’accueil.

Le 6 avril, l’Allemagne est le premier pays de l’Union européenne à répondre à l’appel du HCR et à accueillir sur son sol des réfugiés albanais du Kosovo. Malgré les réticences initiales de certains États, fondées sur la volonté de donner priorité à l’aide aux pays limitrophes ou de « ne pas accepter le fait accompli des déportations perpétrées par les Serbes », plus de 85 000 Albanais du Kosovo seront accueillis dans les différents pays de l’Union européenne dans le cadre du programme d’évacuation du HCR(1).

Mais les États membres de l’Union européenne ne sont pas parvenus à définir un système de répartition des réfugiés du Kosovo dans leurs pays respectifs et un régime commun de protection à leur appliquer. La diversité des politiques d’accueil des réfugiés entre les pays de l’Union européenne met en lumière les ambiguïtés de la notion de protection temporaire et les dangers de la confusion entre protection temporaire et formes de protection subsidiaires au statut Convention de Genève.

La distinction entre la protection temporaire, mesure collective, et les formes subsidiaires de protection dont relèvent individuellement les personnes qui n’entrent pas dans le cadre de la Convention de Genève(2) est pourtant clairement posée dès l’origine du projet de création d’un régime commun de protection temporaire à l’échelle de l’Union européenne.

Des réfugiés potentiels

La protection temporaire « en cas de mouvement massif de personnes ayant besoin d’une protection internationale », est conçue comme une solution transitoire précédant l’accès à la Convention de Genève lorsque le nombre des arrivées rend impossible l’examen immédiat des demandes d’asile.

Se fondant sur le fait que les bénéficiaires de la protection temporaire devaient être considérés comme des réfugiés potentiels au sens de la Convention de Genève, la Commission européenne avait proposé, en 1997, un régime proche de celui applicable aux réfugiés statutaires. Mais, sous la pression des États, un glissement s’est rapidement opéré.

Ainsi, par exemple, si le texte de juin 1998 prévoyait, pour les bénéficiaires de la protection temporaire, des conditions de logement « équivalentes » à celles proposées aux réfugiés statutaires et l’accès au marché de l’emploi « conformément aux dispositions applicables aux réfugiés statutaires », la version de février 1999 se contente de conditions de logement « adaptées » et prévoit que les bénéficiaires ont « en principe la possibilité de travailler », sans qu’il soit fait référence au statut Convention de Genève.

Régime hybride

L’expérience de l’accueil des réfugiés albanais du Kosovo semble confirmer le glissement d’une protection transitoire précédant l’accès à la Convention de Genève vers des régimes qui, à des degrés divers, s’apparentent à des formes subsidiaires de protection exclusives du statut Convention de Genève.

En effet, si certains pays de l’Union européenne ont mis en place des régimes spécifiques de protection des réfugiés albanais du Kosovo par le biais d’une loi (Danemark), d’un décret (Autriche, Italie) ou d’une circulaire (Belgique, France), d’autres ont appliqué aux réfugiés kosovars des statuts préexistants de protection subsidiaire appelés communément « statuts B » pour les distinguer du « statut A » de la Convention de Genève (Allemagne, Espagne, Finlande, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suède).

Ainsi, en Allemagne, les réfugiés Kosovars arrivés dans le cadre de l’accueil gouvernemental se voient appliquer la législation sur les réfugiés de guerre exclusive du statut Convention de Genève auquel ils n’ont pas accès. Ils sont accueillis dans les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile selon une clé de répartition régionale élaborée à l’échelon national, avec une liberté de circulation et des droits sociaux limités. Les très nombreux réfugiés arrivant « spontanément » aux frontières allemandes ont théoriquement accès à la Convention de Genève mais ne déposent pas de demande d’asile ; ils sont accueillis dans leur famille et bénéficient au mieux du statut très précaire de « tolérance » (Duldung).

En Grande-Bretagne, les réfugiés arrivés dans le cadre de l’accueil officiel se voient appliquer d’office l’« admission exceptionnelle au séjour », régime favorable certes (titre de séjour d’un an renouvelable deux fois trois ans avec possibilité de demander un titre de séjour permanent après cette période de sept ans, droits assimilés à ceux des réfugiés statutaires en matière d’accès à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la sécurité sociale et aux soins), mais qui n’en reste pas moins un statut subsidiaire, moins protecteur que le statut Convention de Genève en matière notamment de séjour, de regroupement familial et d’accès à la nationalité.

Qu’il s’agisse d’un régime de protection subsidiaire préexistant ou d’un régime ad hoc de protection temporaire, le statut accordé aux réfugiés albanais du Kosovo prend généralement la forme d’un régime hybride, globalement et à des degrés divers plus favorable que celui des demandeurs d’asile mais moins favorable que celui réservé aux réfugiés statutaires.

La durée de la protection accordée varie entre trois mois en Allemagne et quatre ans en Norvège avec toute une gamme de situations intermédiaires : six mois renouvelables en Belgique, en Italie et au Portugal, un an en Suède, un an renouvelable deux fois aux Pays-Bas, deux ans par périodes successives de six mois au Danemark, trois ans par périodes successives de six mois en Finlande.

La Norvège – non membre de l’Union européenne – est finalement le seul pays européen à avoir prévu, dans le cadre du régime de « protection collective », un traitement assimilable à celui réservé aux réfugiés Convention de Genève.

Dans la plupart des pays, les conditions d’hébergement des réfugiés du Kosovo s’apparentent à celles des demandeurs d’asile. Au Danemark, en Suède ou en Finlande notamment, les réfugiés albanais du Kosovo sont hébergés dans les centres pour demandeurs d’asile de toutes origines ou en solution individuelle d’hébergement, et bénéficient des mêmes aides sociales que les demandeurs d’asile.

Aux Pays-Bas, ils sont hébergés pendant quatre à six semaines dans des centres spécifiques, puis orientés vers les « centres d’enquête et d’accueil » pour demandeurs d’asile de toutes origines où ils ont accès aux mêmes aides que ces derniers. Ils bénéficient de la liberté de circulation mais ne sont en principe autorisés à quitter les centres pour vivre avec leur famille qu’après six mois de séjour.

En Italie, où aucun véritable dispositif d’hébergement n’est prévu au bénéfice des demandeurs d’asile et où les rares centres ont une capacité d’accueil très réduite et ne permettent qu’un premier accueil, les réfugiés kosovars arrivés dans le cadre de l’accueil gouvernemental sont hébergés dans la base miliaire désaffectée de Comiso, en Sicile, et les réfugiés arrivés « spontanément » dans des structures collectives réparties sur l’ensemble du territoire.

Certains pays (Belgique, Espagne, Royaume-Uni notamment) pratiquent une distinction entre les Kosovars arrivés « spontanément » et assimilés aux demandeurs d’asile, et ceux arrivés dans le cadre de l’accueil gouvernemental auxquels s’applique le régime de protection temporaire ou subsidiaire selon les pays. Les réfugiés arrivés dans le cadre de l’accueil gouvernemental relèvent, en Belgique, d’un régime ad hoc de protection temporaire avec liberté de circulation et possibilité, s’ils le souhaitent, d’être hébergés dans des centres d’accueil gérés par l’État.

Ils reçoivent l’admission exceptionnelle au séjour au Royaume-Uni, et un permis de séjour « à titre exceptionnel » en Espagne, où ils sont, après un premier accueil, orientés vers des centres à faible capacité où ils ont accès à des cours de langue, de formation professionnelle et à d’autres programmes visant à favoriser leur autonomisation.

Protection de la famille

En matière de droit au travail et de regroupement familial, le statut des réfugiés albanais du Kosovo se rapproche de celui des réfugiés statutaires. La plupart des pays leur accordent en effet le droit au travail, même si ce droit n’est reconnu qu’après un séjour de six mois en Grande-Bretagne et d’un an aux Pays-Bas. Soulignons que l’accès au marché de l’emploi, reconnu aux réfugiés, est généralement refusé aux demandeurs d’asile malgré des assouplissements dans certains pays, liés à la durée de la procédure (Grande-Bretagne et Suède) et/ou à la nature de l’emploi (Allemagne, Finlande).

Le regroupement familial, domaine également révélateur de différences substantielles d’approche entre les différents pays européens, est un autre aspect par lequel le régime applicable aux réfugiés du Kosovo tend à se rapprocher de celui des réfugiés.

Comme pour les réfugiés statutaires, le regroupement familial, sans conditions de ressources ou de logement, peut bénéficier en Norvège au conjoint, à l’enfant mineur, au parent d’enfant mineur, aux ascendants de plus de soixante ans ou à tout autre parent ayant de graves problèmes de santé ; au Danemark, il bénéficie aux conjoints, partenaires vivant en relation stable (homosexuels compris), enfants mineurs et autre parent ayant un lien étroit avec le réfugié (ascendant, personne vivant sous le même toit dans le pays d’origine).

En Finlande, le droit commun des étrangers s’applique et les réfugiés albanais du Kosovo sont exemptés des conditions de ressources et de durée de résidence. Mais le regroupement familial n’est prévu ni en Espagne ni en Allemagne et n’est possible qu’après trois ans de séjour aux Pays-Bas si les conditions prévues par le droit commun sont remplies.

En Grande-Bretagne, les réfugiés kosovars bénéficiaires de l’admission exceptionnelle au séjour ne peuvent solliciter le regroupement familial qu’après quatre ans de séjour régulier et sous réserve qu’ils remplissent les conditions de ressources et de logement. Soulignons, en Italie, le système dual aux termes duquel les Kosovars arrivés irrégulièrement et bénéficiant du statut humanitaire doivent attester d’un an de séjour en Italie à ce titre, de ressources minimales et d’un logement approprié alors que ceux arrivés dans le cadre de l’accueil gouvernemental relèvent du régime applicable aux réfugiés (exemption des conditions de ressources et de logement).

L’accès effectif à la protection de la Convention de Genève, quand il n’est pas purement et simplement exclu par l’application d’un régime de protection subsidiaire (Allemagne, Grande-Bretagne) est compromis lorsque les pays suspendent l’examen des demandes d’asile (Belgique, Danemark, Autriche, notamment).

Certes, le gel de l’examen des demandes d’asile est inhérent au régime de protection temporaire qui se justifie par un « mouvement massif de personnes » . Mais l’expérience des réfugiés du Kosovo montre qu’il est essentiel que les demandes de statut puissent être enregistrées et qu’en tout état de cause, si leur examen doit être différé pour des raisons pratiques, elles puissent être examinées dans un délai raisonnable.

A défaut, le régime de protection temporaire se transforme subrepticement en un régime de protection subsidiaire, peut-être plus favorable sur le plan de l’accueil social que celui du demandeur d’asile mais beaucoup plus précaire puisqu’il peut y être mis fin à tout moment par décision gouvernementale, ouvrant la voie à des retours massifs et éventuellement forcés. Dans les pays comme le Danemark où les Albanais du Kosovo se voyaient généralement reconnaître la qualité de réfugié, la protection temporaire assortie d’un gel de l’examen de la demande d’asile s’avère être un obstacle à l’accès au statut plus protecteur de la Convention de Genève.

Un manque évident de volonté politique

Par ailleurs, lorsque l’instruction des demandes d’asile se poursuit (France, Finlande, Italie, Grande-Bretagne, Suède, notamment), le dépôt d’une demande d’asile ne devrait pas impliquer la renonciation aux droits afférents au régime de protection temporaire ou subsidiaire, ce qui reviendrait à dissuader les personnes de déposer une demande d’asile au titre de la Convention de Genève. Soulignons ici encore le glissement perceptible dans les propositions de la Commission.

La présidence allemande a précisé, en février 1999, la proposition ambiguë sur ce point de la présidence autrichienne et stipulé que « les États membres peuvent prévoir que les bénéficiaires du régime de protection temporaire dont la demande d’asile est en cours d’examen perdent le bénéfice des droits prévus aux article 7 et 9 de la présente Action commune ». Les articles 7 et 9 concernent le regroupement familial, le logement, les droits sociaux et l’éducation. A contrario, ils conserveraient donc l’accès au marché de l’emploi prévu à l’article 8 du même texte.

C’est le principe retenu dans l’accueil des réfugiés du Kosovo en France, où, en pratique, la question du cumul des droits ne s’est pas posée puisque le régime de protection temporaire a été appliqué de manière indifférenciée, et que très peu d’Albanais du Kosovo ont déposé une demande d’asile.

L’arrivée des réfugiés du Kosovo était l’occasion pour les États membres de l’Union européenne de confronter à la pratique leur projet de protection temporaire et de solidarité dans l’accueil des bénéficiaires de ce régime. Elle a été le révélateur d’un manque évident de volonté politique des États, et de leur incapacité à surmonter les divergences entre les États porteurs du projet (Allemagne, Danemark et Pays-Bas en tête) et les États plus réticents (France et Royaume-Uni notamment), conscients du risque qu’il y avait à créer un précédent.

Pourtant, la mise en place d’un régime commun de protection temporaire permettrait de garantir l’égalité de traitement dont devraient faire l’objet les demandeurs d’asile s’ils n’ont pas le choix de leur pays de destination, de faciliter les transferts de statut et le regroupement familial, et d’assurer les garanties juridiques de l’accès à la Convention de Genève dont les réfugiés du Kosovo n’auraient, en fait ou en droit, jamais dû être privés. La confusion soigneusement orchestrée entre protection temporaire et formes subsidiaires de protection révèle – au même titre que les mesures dissuasives à l’entrée sur le territoire, les théories de l’agent de persécution, des demandes manifestement infondées, des pays sûrs d’origine et tiers d’accueil et les autres composants de l’arsenal défensif de l’Union européenne – la crainte omniprésente de l’« afflux massif » et la volonté de privilégier les statuts précaires auxquels il peut être mis fin à tout moment par décision gouvernementale.

Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne réunis en sommet extraordinaire à Tampere (Finlande) les 15 et 16 octobre dernier ont réaffirmé leur engagement à appliquer de manière « intégrale et globale » la Convention de Genève et à respecter le principe du non refoulement. Dans le cadre de la création d’un « régime d’asile européen commun », ils ont rappelé leur volonté d’« intensifier les efforts en vue d’arriver, sur la question de la protection temporaire des personnes déplacées, à un accord qui repose sur la solidarité entre les Etats membres », et envisagent, à cet effet, de constituer une réserve financière. S’il est rappelé que l’asile et les migrations sont des domaines « distincts mais étroitement liés », soulignons que toute mesure de prévention des flux migratoires comporte potentiellement des mesures dissuasives à l’encontre des demandeurs d’asile.


(1) 14 689 en Allemagne, 6 339 en France, 5 829 en Italie, 5 080 en Autriche, 4 253 en Grande-Bretagne, 4 060 au Pays-Bas, 3 696 en Suède, 2 823 au Danemark, 1 426 en Espagne, 1 271 au Portugal, 1 223 en Belgique, 1 033 en Irlande, 960 en Finlande, 101 au Luxembourg.

(2) Aux termes de la Résolution adoptée le 10 février 1999 par le Parlement européen, relèvent de la protection subsidiaire des personnes n’entrant pas dans le cadre de la Convention de Genève mais « qui ont fui leur pays d’origine et/ou ne peuvent y retourner car leur vie, leur sécurité ou leur liberté sont menacées par des violences généralisées, des agressions étrangères, des conflits internes, de graves violations des droits de l’homme ou des circonstances qui ont sérieusement perturbé l’ordre public ; sont également concernées les personnes qui ont fui leur pays d’origine et/ou ne peuvent y retourner du fait de craintes fondées de tortures, de violences sexuelles ou de violences dues à leur orientation sexuelle, de traitements dégradants, de peines capitales ou de toute autre violation de leurs droits fondamentaux ».



Article extrait du n°44

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 18:59
URL de cette page : www.gisti.org/article3999