Édito extrait du Plein droit n° 44, décembre 1999
« Asile(s) degré zéro »

Service public ou ennemi public ?

ÉDITO

Dès son arrivée en France, au tout début de 1999, T.B., un jeune Algérien, a déposé une demande d’asile territorial à la préfecture de police de Paris. A l’appui de sa requête, il a versé le rapport du médecin légiste qui avait constaté que son grand père avait bel et bien été décapité par des terroristes. Il a aussi produit une attestation du maire de sa commune attestant que ce crime avait bien eu lieu. Voilà qui devait suffire, pensait T.B., qui a donc joint à ces documents une lettre manuscrite toute simple expliquant qu’il souhaitait se voir reconnaître l’asile territorial. En août, la réponse intervint : négative.

Là comme en des milliers d’autres situations comparables, la machinerie administrative française a produit ce qu’on lui demande de fabriquer à la chaîne : un refus.

La machine dira pour sa défense que le dossier était mal ficelé. C’est évidemment totalement imbécile. C’est surtout de mauvaise foi. La question pertinente qu’il faudrait se poser est plutôt la suivante : pourquoi l’appareil préfectoral croit-il de son devoir d’être systématiquement hostile aux étrangers qui lui adressent une demande de titre de séjour, et pourquoi se sent-il obligé d’examiner ces demandes avec un a priori systématiquement négatif ?

Compte tenu de la réglementation en vigueur, on n’attend évidemment pas de l’administration qu’elle réponde positivement à tout le monde : elle doit appliquer la loi, et la loi est restrictive. Encore faut-il rappeler que la loi n’interdit pas d’aller au-delà des critères stricts qu’elle fixe. Mais, en tout état de cause, même dans un contexte de fermeture des frontières, il n’est pas acceptable que l’administration témoigne de l’hostilité à l’égard de ceux - étrangers ou Français - qui s’adressent à elle.

Y compris quand, à première vue, elle peut prévoir une fin de non-recevoir, l’ administration doit se considérer d’abord comme un service public, au service du public. A ce titre, il lui appartient de placer les usagers dans des conditions qui leur permettent de formuler des requêtes documentées et donc de les aider à constituer leur dossier.

Or, les préfectures font figure de véritables machines de guerre contre les étrangers (ceci, hélas, en vertu d’une tradition qui remonte bien plus loin que la fermeture des frontières : dans l’entre-deux guerres, pour ne pas parler de Vichy, les services des étrangers des préfectures étaient déjà bien connus pour leur inhumanité). Elles multiplient, en toute illégalité, les refus d’examen aux guichets. Elles prennent comme un malin plaisir à rejeter des demandes qui, faute d’une expérience du droit et des arcanes administratives de la part des requérants, sont souvent insuffisamment argumentées. Elles s’amusent à contourner les règles de procédure (T.B. n’a, par exemple, pas eu droit à l’entretien obligatoire pour les demandeurs d’asile territorial). En revanche, dès qu’il s’agit de défendre leur position devant un juge, ces mêmes préfectures font soudain assaut d’un tel légalisme qu’il en devient suspect : « plus légaliste que moi, tu meurs », telle semble alors leur devise. Elles sont d’ailleurs fort bien armées dans cette perspective par l’administration centrale [1].

Il faut dire que le mauvais exemple vient de haut. Sous le prétexte de commenter et d’expliquer les lois, les ministères ont multiplié à souhait des circulaires dites d’application qui verrouillent les dispositions les plus favorables des lois. De ce point de vue, le torpillage des chapitres un peu novateurs de la loi Chevènement - nouvel art. 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée (onze situations permettant une régularisation), article 12 ter de la même loi (asile territorial) - par voie de circulaires constitue un modèle du genre [2].

Soumises à une influence aussi négative, tombée du sommet, il n’est pas étonnant que les préfectures se sentent tenues de chanter dans le registre de leurs tutelles et de se faire ainsi la voix amplifiée de leurs maîtres.

Si ce n’était tragique, on pourrait rire de l’indignation de pure forme d’un baron de l’administration préfectorale, Jean-Pierre Duport, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement et actuel président de l’Association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur, contre ce qu’il appelle un « procès en racisme administratif [...] intenté aux membres du corps préfectoral et aux personnels des préfectures » [3]. On savait la haute administration assez souvent coupée des réalités par la tour d’ivoire qui lui tient lieu d’expérience de la réalité. On ne savait pas que c’était à ce point. Que le signataire (entre autres) de la circulaire qui paralyse l’asile territorial n’ait, pour défendre son administration, qu’une langue de bois qu’on croyait morte depuis l’effondrement du rideau de fer laisse mal augurer de l’avenir.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin peut-être se cassera-t-elle. A la suite d’un audit sur l’accueil des étrangers dans les préfectures, l’Inspection générale de l’administration (IGA) et la Direction générale de l’administration (DGA) viennent de remettre au ministre de l’intérieur un rapport critique qui constate moult dysfonctionnements [4]. Espérons que ce rapport ne restera pas lettre morte ou qu’il n’enclenchera pas un simple rafraîchissement des peintures préfectorales, d’autant qu’il incrimine à son tour « l’empilement de réglementations complexes » comme l’une des causes du malaise.

Au risque de se répéter, on ne guérira pas le mal sans changer de politique. Derrière les pratiques, il y a l’esprit des lois. Et tant que cet esprit demeurera xénophobe, il y a peu de chances que les pratiques administratives s’améliorent.


[1] La circulaire du 22 mai 1998 du directeur des libertés publiques (ministère de l’intérieur) recensant « les principaux moyens de défense qui pourront être opposés aux étrangers contestant devant le juge administratif les décisions par lesquelles les préfets ont refusé la régularisation de leur situation », est un bon exemple de cet « armement » juridique à sens unique. On attend toujours une circulaire sur l’aide que les préfectures pourraient apporter aux candidats à un titre de séjour.

[2] Voir la circulaire NOR/INT/D/98/00138/C du 25 juin 1998 sur l’asile territorial et la circulaire NOR/INT/D/98/00108/C (non datée) pour la loi du 11 mai 1998 (loi Chevènement).

[3] Jean-Pierre Duport, Un procès aberrant, Le Monde daté du 23 septembre 1999. Il répondait à Stéphane Hessel qui, dans Le Monde du 31 août, avait justement dénoncé les pratiques de l’administration face aux étrangers.

[4] Voir la synthèse du rapport rédigée par le Ministère de l’intérieur ; Le Monde daté du 9 décembre 1999 a fait un compte-rendu du rapport de synthèse.



Article extrait du n°44

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Dernier ajout : vendredi 20 juillet 2018, 18:42
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