Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »

Réfugiés : la fin du monopole de l’Ofpra ?

La 12e chambre correctionnelle du TGI de Bobigny a rendu le 12 mars 1988 une décision d’une grande portée en matière de demande d’asile. En effet, statuant sur la légalité d’un arrêté de reconduite à la frontière pris contre un demandeur d’asile Bengali, déféré devant lui pour tentative de soustraction à une mesure d’éloignement, ce tribunal a reconnu la qualité de réfugié au prévenu et invalidé du même coup l’arrêté préfectoral incriminé.

Cette décision, contre laquelle le Parquet n’a pas intenté d’appel, consacre ainsi la compétence de l’autorité judiciaire pour constater, concurremment à l’autorité administrative, la qualité de réfugié politique.

Son caractère positif ne fait cependant pas l’unanimité dans les milieux spécialisés dans la défense des demandeurs d’asile, certains craignant que la possibilité ainsi ouverte aux tribunaux répressifs d’intervenir dans la procédure de demande d’asile ne débouche sur des effets pervers préjudiciables aux demandeurs de statut de réfugié.

Nous publions ici un premier point de vue qui sera suivi dans nos prochains numéros, d’autres appréciations sur ce jugement du TGI de Bobigny.

La décision du Tribunal de Bobigny est importante à plus d’un titre :

  • elle rappelle les importants pouvoirs des tribunaux répressifs, pour contrôler, même au tout dernier moment, la régularité des procédures dirigées contre un demandeur de statut de réfugié.
  • si cette jurisprudence n’est pas totalement nouvelle, il s’agit d’un moyen de défense un peu oublié, mais dont on peut imaginer l’efficacité, même en termes de délais.
  • elle n’a pas entraîné d’appel, ni du Parquet ni du Procureur Général (dans l’intérêt de la loi) : preuve du bien fondé de l’analyse.

Les faits

M. Solaiman, originaire du Bangladesh, ayant en 1981 fui son pays pour des raisons politiques, était marin sur un navire indonésien. En octobre 1982, lors d’une escale au Havre, le navire est bloqué par une grève de l’équipage.

En décembre 1982, refusant d’être renvoyé dans son pays, il saisit l’Ofpra. d’une demande d’admission au statut de réfugié, demande rejetée le 18 mars 1983 pour insuffisance de preuves. Le recours formé devant la Commission des recours est également rejeté en octobre 1985 au motif que l’intéressé n’a pu produire, outre sa carte d’appartenance au Parti de l’ancien président assassiné, qu’une photocopie du mandat d’arrêt délivré à son encontre, document jugé non probant par la Commission.

En fait, celle-ci ne l’a pas entendu, en raison d’une erreur manifeste du secrétariat de la Commission, le convoquant à une adresse ancienne, alors qu’il avait dûment fait connaître par lettre recommandée sa nouvelle adresse.

Il présente une nouvelle demande en 1986, sans former de pourvoi contre la décision de la Commission ni de recours contre le refus de séjour qui a normalement suivi cette, décision. Cette seconde demande est bien recevable, car fondée sur une cause juridique différente : les renseignements reçus par un ami avocat à Chittagong l’informant que l’instruction de son affaire (poursuites pour « crime contre l’État ») se pour suivait et qu’il serait immédiatement arrêté en cas de retour au pays.

Devant le silence de l’Ofpra., fin 1986, il saisit à nouveau la Commission d’un recours contre la « décision implicite de rejet » résultant du défaut de réponse.

Le 7 avril 1987, il se rend à la préfecture de Bobigny pour demander un renouvellement de son autorisation provisoire de séjour ; il est arrêté et se voit notifier le jour-même un arrêté de reconduite à la frontière.

Le 8 avril 1987, il refuse d’embarquer sur un vol à destination de Dacca (Bangladesh) et se fait donc traduire en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel de Bobigny.

Son avocat demande un délai pour préparer la défense, soulève une exception préjudicielle de nullité de l’arrêté préfectoral et saisit la Commission des recours d’une demande d’avis, sur l’annulation de l’arrêté de reconduite, laquelle a un caractère suspensif.

Il obtiendra ainsi des renvois successifs jusqu’en février 1988 dans l’attente de l’avis de la Commission des recours.

Le 17 novembre 1987, la Commission examine à la fois le recours contre la décision de rejet de l’Ofpra et la demande d’avis.

Le 8 décembre 1987, la Commission rejette le recours de M. Solaiman : elle prétend lui imposer, sans renvoyer pour lui donner le temps de répondre, et sans recourir à ses pouvoirs d’investigation, de prouver le contenu politique des articles du code pénal du Bangladesh qui fondent le jugement.

Ce rejet est déféré devant le Conseil d’État.

Le 17 mars 1988, le TGI de Bobigny reconnaît la qualité de réfugié politique à M. Solaiman et constate que l’arrêté de reconduite est entaché d’illégalité.

En revanche, il déclare non fondé le caractère suspensif de la demande d’avis.

Les commentaires

Sur le caractère non exécutoire de l’arrêté préfectoral

Le tribunal a rejeté le moyen, par une motivation à notre avis très succincte : pour lui, la demande d’avis n’est suspensive qu’à compter de son envoi, ici postérieur au refus d’exécuter l’arrêté de reconduite.

Nous restons en désaccord : l’administration tente toujours d’exécuter un arrêté de reconduite dès sa notification ; la demande d’avis ne peut donc intervenir qu’après ; elle devrait à notre sens, quant à son caractère suspensif, rétroagir à la date de l’arrêté.

Que signifie, sinon, le caractère suspensif de droit, que lui reconnaît la loi ? sauf à considérer (par circulaire du ministre de l’Intérieur ?) que des instructions devraient être données pour ne tenter d’exécuter qu’après expiration du délai d’une semaine…

Sur l’illégalité de l’arrêté en raison du caractère recognitif de l’admission au statut

L’art. 384 du C.P.P. donne mission au tribunal correctionnel de statuer « sur toutes les exceptions opposées par le prévenu pour sa défense ».

Il devait donc bien – comme il l’a fait – dire si l’arrêté n’était pas contraire à la Convention de Genève – même dans la mesure où il serait exécutoire – et plus spécialement à ses articles 31 à 33.

Or à la date où il a été pris, le recours de M. Solaiman contre le rejet de sa deuxième demande n’avait même pas été examiné, ni a fortiori rejeté par la Commission des recours, qui n’a statué que le 8 décembre 1987, et lorsque le tribunal a statué, la décision de la Commission n’était pas plus définitive, parce que frappée d’un recours en Conseil d’État.

Et la décision d’admission au statut ayant (jurisprudence constante du Conseil d’État) un caractère recognitif, elle rétroagit à la date d’entrée en France, le réfugié étant considéré comme ayant eu cette qualité dès son entrée (ici, dès octobre 1982).

Aucune décision d’éloignement du territoire français, « sous quelque forme que ce soit », ne pouvait donc être prise contre M. Solaiman avant que sa demande ne soit définitivement rejetée.

L’arrêté préfectoral était donc bien nul, et M. Solaiman, ne pouvant par conséquent être poursuivi pour avoir refusé d’exécuter une décision nulle, devait bien être relaxé.

Sur l’illégalité de l’arrêté par reconnaissance de la qualité de réfugié par le tribunal

Celui-ci pouvait bien – comme la Commission – reconnaître lui-même la qualité de réfugié à M. Solaiman, puisque celui-ci lui demandait formellement, par voie d’exception, de trancher ce point.

Or la Commission n’a rejeté le recours que parce qu’elle a cru pouvoir considérer que bien que M. Solaiman produise, en original et avec sa traduction officielle, le jugement qui le condamnait, elle n’avait pas la preuve du contenu de ces articles, pour vérifier le caractère politique des poursuites et de la condamnation.

Devant le tribunal, M. Solaiman a pu produire le texte intégral des dispositions de ces articles, que par l’intermédiaire de son Conseil il avait fini par obtenir, grâce à Amnesty International, et qui visaient des infractions dont le caractère uniquement politique est indiscutable.

La décision rapportée est dès lors absolument normale, et le défaut d’appel du Parquet le confirme.

Certes, elle pourra entraîner des effets pervers : les tribunaux répressifs n’étant pas tenus par les décisions non définitives des autorités administratives, pourraient, malgré un recours contre une décision de l’Ofpra, examiner, pour la rejeter, la qualité de réfugié.

Mais une situation identique existe en matière d’extradition ; tout dépendra, en fait, de la solidité du dossier du demandeur de statut.

Pour prolonger cette jurisprudence, nous tentons actuellement de demander – dans un cas où le Parquet a recouru, plutôt qu’à la comparution immédiate, à une instruction dans le cadre de laquelle l’intéressé a été placé sous contrôle judiciaire – au juge d’instruction de statuer dans le même sens, en fondant par la reconnaissance de la qualité de réfugié une ordonnance de non-lieu, sur des poursuites pour « entrée et séjour irrégulier » en France.



Article extrait du n°4

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 19:10
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