Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »
Le saturnisme tue à Paris
Pierre ne parle plus. Pierre ne marche plus. Depuis juin 1987, il partage sa vie entre son domicile et l’hôpital Bretonneau, à Paris. Ce garçonnet de deux ans et demi est gravement atteint par la maladie du plomb, le saturnisme. Les médecins ne sont pas sûrs de pouvoir le sauver.
Depuis sa plus tendre enfance, Pierre mâchonne consciencieusement les écailles de peinture qui se décollent dans le petit appartement humide de ses parents. Sans savoir que certaines de ces écailles au goût, dit-on, sucré peuvent contenir jusqu’à 300 milligrammes de plomb. À ce rythme, le seuil pathologique – 250 microgrammes par litre de sang – est rapidement dépassé. Surtout dans le cas d’un enfant : par voie digestive, ils absorbent le métal ingéré cinq fois mieux que leurs parents.
Pierre n’a rien d’un cas isolé : en 1987, près d’une centaine de cas de saturnisme ont été diagnostiqués à Paris et, depuis 1985, date des premiers dépistages à l’hôpital Trousseau, dans le dix-huitième arrondissement, deux enfants sont morts et deux restent gravement handicapés. Les moins atteints par le mal en garderont sans doute eux aussi des traces : retards scolaires, difficultés d’apprentissage…
Pierre fait partie de ces malades que l’on désigne désormais sous le nom de « population exposée ». réunit en effet les deux facteurs de risque recensés par la Direction de l’Action Sociale de l’Enfance et de la Santé (DASES) de la ville de Paris : enfant de moins de six ans, vétusté du logement. Les études épidémiologiques menées dans le onzième arrondissement ont clairement mis en évidence ces deux facteurs : sur 82 enfants de un à six ans sélectionnés sur des critères d’insalubrité, sept d’entre eux, soit 8 %, avaient une plombémie supérieure au seuil pathologique. Un seul adulte a été alors dépisté.
La Goutte d’Or
Pierre a la malchance d’avoir deux ans et demi et de vivre à la Goutte d’Or dans une petite pièce humide et mal aérée, à peine dotée d’un point d’eau. Sa sœur aînée, quatre ans, a été épargnée par le mal et sa cadette, qui est encore un bébé, ne peut avoir avalé d’écailles de peinture, mais toutes deux sont désormais soumises à une surveillance médicale étroite.
Pour Pierre, il est sans doute trop tard. Pourtant, quatre mois avant la découverte de l’intoxication, il avait
reçu la visite d’une pédiatre de la ville de Paris. À l’époque, aucune anomalie n’avait été signalée. Le garçonnet avait bien l’air un peu fatigué mais sans plus. Peut-être une petite anémie. Car le saturnisme a ceci d’insidieux qu’il reste longtemps clandestin. Sur les sept enfants diagnostiqués lors de l’enquête menée dans le onzième arrondissement, seule une fillette présentait un léger trouble du comportement. Tous les autres paraissaient en bonne santé. Les médecins ne peuvent donc se contenter d’attendre patiemment que les malades viennent les consulter. Pour freiner l’extension du mal, ils sont contraints de rechercher les victimes potentielles du saturnisme, en fonction des deux critères définis lors de l’enquête. En théorie, tous les enfants de un à six ans vivant dans des logements insalubres dont la peinture se décolle sont donc menacés.
Cette histoire laisse à beaucoup un goût de déjà vu. Les États-Unis n’ont-ils pas connu une épidémie semblable dans les années soixante et soixante-dix ? Les victimes américaines ressemblent d’ailleurs étrangement à celle de Paris : il s’agit d’enfants de moins de six ans vivant dans les logements insalubres des « inner cities » de Chicago et de Philadelphie. À en croire une étude des services de santé publique américains menée entre 1976 et 1980, plus de 600 000 enfants sont atteints. Le risque d’être intoxiqué est six fois plus élevé pour les enfants noirs que pour les enfants blancs, et neuf fois plus élevé chez les bambins issus de familles aux revenus annuels inférieurs à 6 000 dollars, que chez ceux dont les parents gagnent plus de 15 000 dollars par an. Bien sûr, à Chicago comme à Paris, les traitements existent. Grâce à des cures réalisées en hôpital, les médecins parviennent à éliminer la plupart du plomb accumulé dans l’organisme. À condition que le malade ait été dépisté à temps. Mais ces traitements « chélateurs » qui nécessitent cinq jours d’hospitalisation sous perfusion ou avec des intraveineuses régulières, doivent souvent être renouvelés plusieurs fois. De plus, ils coûtent fort cher – 10 000 francs en moyenne –. Si la plupart des familles ont été prises en charge dans le cadre de l’aide médicale hospitalière, qui peut affirmer aujourd’hui qu’il en sera toujours ainsi ?
Les cures soignent… mais rien n’est gagné pour autant. Les enfants sont alors reconduits vers leur domicile, sans que la source du mal ait été éliminée. Bien sûr, les médecins abreuvent les parents de conseils d’hygiène simples et efficaces – lavage des mains, brossage des ongles, nettoyages des sols avec une serpillière mouillée –, mais comment s’assurer avec certitude que l’enfant s’abstient de toucher aux écailles de peinture tombées sur le sol ? Il faudrait pouvoir ne pas le quitter des yeux une seconde.
Risque d’expulsion
Retour à la case départ donc : les enfants en bas âge, le logement humide et exigu, et désormais, cette menace supplémentaire : l’intoxication aux sels de plomb.
La solution est simple : il « suffirait » de rénover les appartements menacés afin de supprimer le risque : les écailles de peinture contaminées décollées par l’humidité. Mais comment faire ? Toutes ces familles louent ces logements dans des immeubles insalubres que les propriétaires laissent volontiers à l’abandon. Qui pourra les convaincre d’investir le moindre centime dans ces appartements vétustes souvent promis à la démolition ?
Les plus malchanceux sont désormais menacés par l’expulsion. La loi est sans pitié : le code de la santé publique autorise le préfet à prononcer, par arrêté, l’interdiction définitive d’habiter s’il est conclu à la « réalité de l’insalubrité ». Les enfants malades paieraient de telles expulsions fort cher : en 1986, une famille dont l’un des enfants était intoxiqué a ainsi disparu dans la nature à la suite d’une telle procédure. Le suivi médical a été brutalement interrompu. Où sont-ils désormais ? Qu’est devenu de l’enfant ? Les médecins sont bien incapables de le dire.
Paris… et ailleurs ?
Reste une énigme : pourquoi Paris ? Les cent cas recensés en 1987 ont été dépistés dans la capitale. Si les peintures sont coupables, pourquoi ne sont-elles pas dangereuses à Lyon, Marseille, ou Bobigny ? Pour le moment, ces villes ont été épargnées, mais il est probable qu’il ne s’agit que d’un répit. Le saturnisme y serait-il aussi discret si un dépistage systématique y était mis en place ? Sans doute pas. Les enfants de ces cités payent sans doute le prix de la discrétion des symptômes de l’intoxication. Certains sont peut-être atteints, mais comment le deviner lorsque les seules pistes disponibles sont la fatigue et les douleurs abdominales. Rares sont les médecins qui ordonnent alors un dosage de plomb. Il faut donc sans doute s’attendre à de nouveaux cas. Et plus seulement à Paris.
Collectifs anti-plomb : Alerte saturnisme Nos enfants sont menacés !
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