Article extrait du Plein droit n° 4, juillet 1988
« L’emploi immigré dans la crise »

Comment transformer des Turcs en « Allemagneux »

Bien que la population allemande compte aujourd’hui 7 % d’étrangers, il a toujours été dit, officiellement, que l’Allemagne n’était pas un pays d’immigration. D’où l’acceptation relativement facile de l’idée d’une aide au retour. Mais le bilan est loin d’être entièrement positif.

Le 1er septembre 1983, sous l’impulsion du chancelier Kohl, le Bundestag a voté une loi instaurant une aide au retour, qui pouvait être attribuée aux travailleurs immigrés au chômage – total ou partiel – ou employés dans une entreprise en difficulté.

Le bilan de cette aide atteste les difficultés rencontrées par les familles turques et les obstacles au retour résultant notamment de ce que les enfants, pour la plupart, ne connaissent même pas la langue turque.

L’opération s’est limitée au premier semestre 1984. 16 900 personnes ont effectué une demande, 13 700 ont finalement bénéficié de l’aide, dont 12 000 Turcs, 500 Yougoslaves et 500 Portugais. Le montant de l’aide s’élevait à 10 500 DM (environ 32 500 F), auxquels s’ajoutaient 1 500 DM par enfant à charge de moins de 18 ans partant avec sa famille. La loi prévoyait également qu’à partir de 1984 la prime serait diminuée de 1 500 DM par mois, si le « travailleur ne quittait pas la R.F.A. immédiatement après être tombé au chômage. Précaution supplémentaire : la moitié, de la prime était versée lors du départ, l’autre moitié une fois que toute la famille avait traversé la frontière…

Même si quelques dérogations étaient accordées pour permettre aux enfants de terminer l’année scolaire, il apparaît clairement que le gouvernement misait sur un départ massif et rapide des immigrés, considéré comme un élément de relance dans la lutte contre le chômage. En fait, ce n’est pas tant cette aide de l’État que les rallonges accordées par les patrons qui ont incité les immigrés qui l’on fait à partir. Certains, parmi ceux qui travaillaient depuis longtemps en Allemagne, ont pu repartir avec des pécules allant jusqu’à 40 000 DM (120 000 F).

Une réadaptation difficile

Le bilan de cette opération ? Dans l’immédiat, elle s’est soldée par 300 000 départs, étalés sur deux ans. Mais au-delà de ce chiffre, on peut se demander si les aspects négatifs ne l’emportent pas sur les aspects positifs, non seulement pour les travailleurs turcs repartis dans leur pays mais aussi pour l’Allemagne elle-même.

– Pour les travailleurs rentrés en Turquie – on les appelle là-bas les « Allemagneux » la réadaptation a été difficile. Et cela, même pour les plus âgés, même pour ceux qui avaient gardé des liens étroits avec leur pays d’origine : après avoir vécu dix, quinze, parfois vingt ans en République fédérale, ils se sont occidentalisés, et ils quittent un pays où ils étaient en situation d’exclusion pour se retrouver dans la même situation dans leur propre pays. Le malaise est plus aigu encore pour leurs enfants : élevés dans un système scolaire assez souple, basé sur la participation active et la liberté d’expression, ils ont du mal à s’adapter à un système à bien des égards d’un autre temps. Se pose aussi pour eux le délicat problème de la langue, que souvent ils ne maîtrisent que de façon approximative.

Enfin, s’il est trop tôt pour faire un bilan de la réinsertion économique des « Allemagne « », on constate que plusieurs facteurs ont, pour certaines familles, transformé le rêve de retour en cauchemar. La forte inflation qui sévit en Turquie, les rigidités du système bancaire, l’inexpérience des anciens immigrés, qui ont pu commettre des erreurs dans le choix d’une activité ou dans sa gestion, ont fait fondre rapidement le pécule initial.

– Pour l’Allemagne elle-même, il n’est pas non plus certain que le départ des immigrés ait été une bonne affaire. Dans l’immédiat, on a pu en constater localement les retombées économiques négatives : de nombreux quartiers où vivaient les immigrés tombent à l’abandon, des écoles ferment, les centres commerciaux et les magasins périclitent, on voit apparaître des cités fantômes où l’on commence à regretter les Turcs… On avait en somme oublié que ces immigrés, devenus avec la crise économique des producteurs indésirables, étaient aussi des consommateurs.

Mais à plus long terme, également, compte tenu de la situation démographique de l’Allemagne, où le seuil de reproduction n’est plus atteint depuis longtemps, il n’est pas sûr que le renvoi des immigrés chez eux soit un si bon calcul. Le pays risque en effet d’avoir à nouveau besoin de bras dans quelques années. Les réticences du parti libéral, les virulentes critiques du S.P.D. et des syndicats montrent bien que beaucoup, en Allemagne, sont conscients de ce que l’aide au retour pose à moyen terme plus de problèmes qu’elle n’en résout.

En dehors de la loi de 1983, d’autres mesures ont été prises pour inciter au retour les Turcs vivants en R.F.A.

  • Par l’accord d’Ankara du 7 décembre 1972, les deux pays se sont engagés à « favoriser le progrès social et économique en Turquie en valorisant les connaissances et capacités acquises par les travailleurs turcs en R.F.A. ». Ce programme concerne les Turcs ayant travaillé au moins deux ans en Allemagne et décidés à rentrer définitivement en Turquie après avoir terminé avec succès une formation. Un prêt leur est également accordé pour la création ou l’agrandissement d’une entreprise à caractère industriel. Ces projets doivent être jugés rentables, les critères de sélection étant établis par les autorités turques.

    Il ne s’agit pas à proprement parler d’une aide financière au retour, mais d’une aide technique (formation-conseil) à la création d’entreprise, accompagnée d’un prêt remboursable pour l’investissement initial.



  • En 1986, à la demande du gouvernement turc, a été élaborée une loi d’assistance à la réintégration dans le secteur du logement. Ce texte, qui ne concerne pas seulement les Turcs, permet aux immigrés ayant contracté en Allemagne un compte-épargne logement, de transférer dans leur pays d’origine la somme épargnée et le montant du prêt correspondant, dans une limite de 60 000 DM. Les bénéficiaires de cette mesure s’engagent à retourner dans leurs pays d’origine dans un délai de quatre ans après que les premiers transferts aient été opérés. En cas de non retour, le montant du prêt et les intérêts sont immédiatement remboursables. Ce dispositif est valable jusqu’au 31 décembre 1993.



Article extrait du n°4

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 18:42
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