Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »

Une identification particulière : l’expertise médicale des mineurs

L’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ne définit qu’une seule catégorie d’étrangers protégés de manière absolue contre l’éloignement : celle des mineurs. Une seule. Et pourtant, aux yeux de certains, c’est encore trop. D’où l’apparition d’une nouvelle technique permettant de lever l’obstacle de l’âge et donc de renvoyer le soi-disant mineur : il suffit de le transformer en majeur et de soutenir qu’il a au moins 18 ans, quel que soit l’âge qu’il indique lui-même ou qui figure sur ses papiers.

Pour cela, l’administration dispose d’une procédure d’identification simple et fort intéressante : l’expertise médicale. Se présentant sous des allures scientifiques, puisqu’elle s’établit à partir de « critères » d’ordre médical, elle ne semble susciter aucune interrogation. Et sans le moindre état d’âme, les juges entérinent les résultats des expertises médicales qui ont conclu à un âge estimé supérieur ou inférieur à 18 ans, et l’on condamne ou éloigne le jeune étranger estimé médicalement majeur.

Pour évaluer l’âge, le médecin dispose d’une méthode figurant dans l’atlas dit de « Greulich et Pyle » et des tables de Sempé et Pedron. Or, l’atlas de Greulich et Pyle a été établi en 1930, à partir d’une étude que les auteurs avaient effectuée sur des enfants blancs nord-américains, issus d’une même région et d’une même classe sociale aisée, c’est-à-dire sur un échantillon on ne peut plus homogène.

La prudence des spécialistes

Aujourd’hui, de nombreux spécialistes radiologistes s’entendent pour considérer qu’il est dans tous les cas impossible de conclure en si peu de temps à un âge certain. Pour qu’une analyse scientifique de ce type ait une quelconque validité, de nombreux paramètres doivent être introduits, et de surcroît avec beaucoup de prudence. Ces examens ne sont jamais effectués seuls, et jamais aussi rapidement. Il faut tenir compte notamment des facteurs génétiques, des facteurs d’environnement, de la taille des parents, de la fratrie, etc. La surveillance de la croissance – car tel est le but de ces tables – doit de plus se dérouler sur une certaine durée.

Un article récent paru dans une revue américaine [1] fait observer que très peu d’études ont été faites dans ce domaine, mais qu’il est clair que les standards de Greulich et Pyle doivent être révisés du fait de la trop grande homogénéité de la population choisie. Et ils concluent qu’entre 13 et 18 ans, on ne peut évaluer l’âge qu’en le pondérant, c’est-à-dire en introduisant une marge d’erreur d’environ 1,8 ans… Les spécialistes consultés estiment, eux, qu’on ne peut évaluer l’âge de cette manière sans introduire une marge d’incertitude d’environ deux ans.

Comment, dans ces conditions, des médecins non spécialistes peuvent-ils, en si peu de temps, conclure à un âge supérieur ou inférieur à 18 ans sans introduire cette marge d’incertitude ? Comment peuvent-ils sans sourciller indiquer qu’un jeune Congolais, dont les papiers indiquent qu’il a 16 ans et demi, a plus de 18 ans ?

Un dangereux commencement

Comment, au moins, ne pas avoir un petit sursaut de conscience, une petite gêne du côté de la mémoire, et ne pas s’interroger sur ce que signifient de tels recours à des « critères médicaux d’identification » ? Car il s’agit là d’un basculement dans un domaine bien dangereux. Faut-il rappeler en préliminaire que les expertises portant sur l’âge et la croissance ont été établies dans un but de diagnostic médical et d’aide thérapeutique ; accompagnées d’autres examens, elles doivent aider à déceler certaines pathologies, certains retards de croissance. En aucun cas elles n’ont eu pour but de permettre l’identification d’une personne.

La procédure utilisée dans le cadre des rétentions ou des gardes à vue devrait pourtant attirer l’attention des magistrats sur la curieuse philosophie qui sous-tend de tels examens. Elle est d’une terrible et parlante simplicité : un jeune étranger est arrêté. Il soutient avoir moins de 18 ans. On l’interpelle, malgré la présomption de minorité, on le conduit au commissariat en garde à vue, car il n’a pas de titre de séjour. Or, s’il est mineur, il n’a aucun besoin d’en posséder… On le conduit alors au service de l’Hôtel-Dieu chargé, à Paris, d’examiner les personnes arrêtées. Et on demande au médecin de garde (généraliste) de conclure, après examen des caractères sexuels et osseux, à l’appréciation de sa minorité ou non. Ce que fait le médecin sans état d’âme.

Pour le moment, les critères d’identification de nature physique et médicale ne sont cantonnés qu’au problème de l’âge. On est pourtant entré là, silencieusement, dans un domaine particulièrement inquiétant et dangereux. Comment certains de ceux à qui il est destiné interpréteront-ils demain le texte du protocole franco-algérien portant sur les « critères de reconnaissance », énumérant les différentes situations permettant d’identifier un Algérien sans papier : « 5° situation : Si vous ne détenez pas les documents cités ci-dessus, vous pouvez aussi recourir à une expertise [souligné dans le texte] effectuée par un expert indépendant auprès des cours et tribunaux, concluant à l’origine algérienne de l’intéressé. »


M X., jeune Congolais, jouait du tambour dans le métro. La police le contrôle : il lui présente une carte d’identité congolaise où sa date de naissance est clairement indiquée : 1978. Il a seize ans et demi. Mais une petite tache sur le 7 fait conclure aux policiers que la carte a été falsifiée. On l’arrête, on le garde à vue, et on considère que cette tache visait à substituer un 7 à un 6. Selon les policiers, le jeune Congolais a donc dix ans de plus, soit 26 ans et demi. On le conduit à l’Hôtel-Dieu où un médecin conclut qu’il a plus de 18 ans, malgré les dénégations de l’intéressé. Mis en rétention avec un arrêté de reconduite à la frontière, il dépose un recours administratif. Devant le juge administratif, l’avocat tente de démontrer l’absurdité de ces affirmations : à l’évidence, en quelque sorte à l’œil nu, le joueur de tambour a un physique de jeune adolescent. Il est impossible qu’il ait 26 ans. Donc la police se trompe. L’examen médical ne saurait être fiable. Conclusion : « Il résulte de l’instruction qu’à la demande de l’administration, le service des urgences médico-judiciaires de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris avait examiné le requérant… que le docteur commis à cet effet a conclu que l’âge dentaire et l’âge osseux du requérant sont supérieurs à 18 ans et que compte tenu du développement morphologique de l’intéressé… son âge physiologique est supérieur à 18 ans ; qu’il s’ensuit que la simple allégation de M. X quant à sa minorité doit être écartée… ». La reconduite à la frontière est confirmée.




Notes

[1« Applicability of the Greulich and Pyle Skeletal Age standards to black and white children of today » par Randall T. Loder, MD ; David T. Estle, MD ; Kenneth Morrison, MD ; Daniel Eggleston, MD ; Daniel M. Fish, MD ; Mary Lou Greenfield, MPH, RN ; Kenneth E. Guire, MS - AJDC, Vol. 147, décembre 1993.


Article extrait du n°27

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mardi 24 juin 2014, 18:51
URL de cette page : www.gisti.org/article3601