Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »
Quand la dénonciation s’institutionnalise
Claire Rodier
Sans qu’elle soit explicitement mentionnée, la délation est souvent sous-entendue et même induite par les textes eux-mêmes, qui subordonnent l’octroi d’un droit ou d’un avantage à la preuve d’une résidence régulière en France (alors même que ce droit ou avantage dépend de la reconnaissance d’un statut ou du versement de cotisations, mais ceci est un autre problème...). Ainsi, les caisses primaires d’assurance-maladie, l’URSSAF, l’ANPE, sont tenues de vérifier — y compris par la consultation des fichiers des services de l’État — que l’étranger dont elles ont à gérer le dossier est en situation régulière de séjour. Sur cette base légale, se greffent des dérives zélées de certaines préfectures, trop contentes de pouvoir trouver des auxiliaires dans leur traque aux clandestins. Comment interpréter autrement le courrier envoyé par une préfecture au délégué départemental d’une ANPE, à propos d’un étranger qui s’est vu refuser le bénéfice du regroupement familial pour les membres de sa famille : « Je vous serais obligé (...) de bien vouloir me signaler sans délai toute présence irrégulière sur le territoire des membres non autorisés au séjour en France de la famille de M. X. » ?
Outre le but officiellement poursuivi — la lutte contre l’immigration clandestine —, cette implication légale des fonctionnaires participe d’un climat, encouragé par un discours xénophobe omniprésent, au sein duquel tous les actes de la vie quotidienne peuvent se révéler dangereux pour celui qui est en situation administrative précaire. Une opération postale, une inscription à l’école, une hospitalisation peuvent le mener directement au centre de rétention à la suite du coup de fil d’un fonctionnaire qui aura cru « faire son devoir ». C’est probablement dans cette logique que l’adjoint au maire d’un arrondissement parisien, sollicité pour l’inscription à l’école de l’enfant d’un Haïtien, saisit le procureur de la République pour lui signaler que le père de l’enfant réside de façon irrégulière sur le territoire français, en ajoutant : « c’est à toutes fins utiles que je vous informe de cette situation »...
Incitation à la délation
Mais la délation peut aussi être suggérée indirectement par la loi à l’encontre d’étrangers régulièrement installés en France, grâce à la possibilité de remettre en cause leur statut, s’il est démontré qu’ils l’ont obtenu indûment ou sur la base d’une situation qui n’existe plus. Dans certains domaines, cette possibilité implique nécessairement une incursion de l’administration dans la vie privée des personnes.
Ainsi, en matière de droit au séjour des conjoints étrangers de Français : l’art. 15-1 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 prévoit pour eux la délivrance d’une carte de résident s’ils sont mariés depuis au moins un an « à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé ». En principe, après un an de mariage, la rupture de la communauté de vie ne devrait pas avoir d’incidences sur le droit au séjour du conjoint étranger. Cependant, la position de l’administration, confortée par le Conseil d’État est qu’un titre de séjour délivré à un conjoint de Français peut être retiré s’il apparaît que ce titre a été délivré indûment, alors que le mariage n’a été célébré que dans le but de contourner la législation sur le séjour (mariage de complaisance).
Sur la base de ce principe, il n’est pas rare que soit remis en cause le droit au séjour — y compris plusieurs années après le mariage — de conjoints étrangers, par un amalgame entre les notions de « fraude » et de « rupture de vie commune « : c’est ainsi qu’en cas de mésentente du couple, signalée à la préfecture par le conjoint français ou par des tiers (voisins, belle-famille), l’administration préfectorale entame une procédure de retrait du titre de séjour. De même, une séparation de fait ou un divorce sont suspects : la préfecture, lorsqu’elle en est saisie (à l’occasion d’une déclaration de changement d’adresse ou, là encore, par le « signalement » d’un tiers), en tire rapidement la conclusion qu’il y a fraude. On rencontre ainsi des situations absurdes, lorsqu’une femme battue demande, témoignages et certificats médicaux à l’appui, le divorce contre son époux français, et se voit menacée de ce fait du retrait de son titre de séjour pour mariage de complaisance ! On imagine aussi les risques de chantage que cette situation ne peut manquer de créer au sein d’un couple qui vit des relations conflictuelles, précarisant encore plus la position du conjoint étranger...
En modifiant la procédure du regroupement familial, la loi du 24 août 1993 a introduit la faculté de remettre en cause l’autorisation d’admission en France de membres de famille étrangers après l’arrivée de ceux-ci si les conditions qui l’ont permise ne sont plus remplies. La vérification de la permanence de ces conditions, effectuée par l’administration, porte sur deux aspects : d’une part, lorsqu’il y a rupture de la vie commune ; d’autre part, lorsque les critères de ressources et de logement ne sont plus réunis.
Dans ce domaine encore, la lecture des consignes données à l’administration pour cette vérification est éclairante : il est ainsi spécifié, dans la circulaire du 9 novembre 1994, que la rupture de la vie commune peut être caractérisée par l’engagement d’une procédure de divorce, mais aussi « résulter d’une simple constatation du fait que les intéressés ne vivent plus ensemble ». On voit mal comment cette « simple constatation » pourrait avoir une autre origine qu’une dénonciation, et l’on devine, dans ce contexte, les effets possibles de la malveillance, voire de la diffamation.
La même circulaire prévoit que l’administration peut être amenée à remettre en cause les justificatifs de ressources et de logement produits par l’étranger qui a fait venir sa famille, « lorsque des informations ou des éléments nouveaux conduisent à douter de (leur) permanence ». Si elle donne quelques exemples (changement d’adresse...), la formule laisse planer une grande ambiguïté sur la source de ces informations ou éléments nouveaux, et laisse une nouvelle fois libre cours à la délation.
Les pièges du « signalement humanitaire »
Au-delà de ces cas de délation délibérée, apparaît un autre phénomène, celui de la dénonciation involontaire. Elle touche, paradoxalement, ceux parmi les étrangers sans papiers dont la situation est la plus « digne d’intérêt », pour reprendre les termes de l’administration elle-même. Ce sont ceux pour lesquels certains fonctionnaires apitoyés ou des travailleurs sociaux consciencieux effectuent des interventions auprès de la préfecture dans le but de débloquer le dossier. Ce soutien va bien souvent produire le contraire de l’effet souhaité : en appelant la préfecture pour se renseigner sur la situation administrative de la personne dont ils s’occupent, ces intervenants bien intentionnés ne se doutent pas que leur démarche peut déclencher une procédure d’éloignement ; l’étranger démuni de titre de séjour est repéré, l’arrêté de reconduite est préparé, et le rendez-vous accordé pour « examen de situation administrative » se termine parfois par une arrestation au guichet de la préfecture.
Les associations qui défendent les étrangers, victimes elles aussi de telles mésaventures, commencent à mesurer les dangers de leurs interventions. Les pratiques préfectorales, favorisées par le système de gestion informatisée des dossiers d’étrangers, les ont d’ailleurs amenées à mettre en balance, pour chaque cas qui leur est soumis, le risque encouru par l’étranger d’être arrêté avec ses chances de régularisation. Une balance qui a tendance à pencher souvent du même côté... Lorsqu’on ajoute à ceci la possibilité de poursuivre les associations pour « aide à l’entrée, au séjour ou à la circulation des étrangers en situation irrégulière », prévue par l’article 21 du 2 novembre 1945, on constate à quel point la marge de manoeuvre dont elles disposent pour faire respecter les principes qu’elles défendent est étroite.
Quelques pièces à conviction
Le Maire du 18ème arrondissement
à Monsieur le Procureur de la République près du Tribunal de Grande Instance de Paris 6e Section
L’Inspecteur d’Académie
à Mesdames et Messieurs les chefs d’établissement du second degré
Le Secrétaire Général
de la Mairie du 20ème arrondissement à Monsieur le Procureur de la République près du Tribunal de Grande Instance de Paris 6ème Section
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