Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »
Comment « les » reconnaître ?
Sylvia Laussinotte
De tous les ministères concernés, c’est bien évidemment celui de l’Intérieur qui a permis de débloquer les décisions et donc les crédits nécessaires à la construction de centres de rétention dits « judiciaires », qui permettront une augmentation globale d’hébergement de 74 % par rapport aux capacités actuelles des centres existants. Ces centres seront adaptés (théoriquement) à une durée de rétention beaucoup plus longue (trois mois renouvelables) et devraient permettre à l’administration de disposer du temps nécessaire à la fameuse identification des étrangers sans papiers. C’est du moins l’objectif affiché par le ministère de l’Intérieur.
Le rapport de la commission des affaires étrangères de Jean Yves Le Déaut, chargée de donner un avis sur le budget immigration (loi de finances 1994) estime pourtant que « ce grand enfermement » n’assurera pas l’exécution de la mesure d’éloignement. « La raison majeure de l’échec des mesures d’éloignement est la grande difficulté à obtenir un document transfrontière. Les intéressés cachent leur identité et les consulats étrangers établissent rarement le sauf-conduit par lequel un État accepte de réadmettre un de ses ressortissants sur son territoire. De plus, les pays tiers ne sont pas enthousiastes à (l’idée de) récupérer un étranger si une preuve formelle n’est pas apportée qu’il est passé sur leur territoire ». Rien n’indique qu’un délai supplémentaire permettra d’établir cette identité : ainsi, il est clair que les étrangers détenus dans les centres pénitentiaires pour des durées de détention relativement longues ne sont pas plus identifiés que les autres.
Des recettes de plus en plus douteuses
Le ministre de l’Intérieur donne régulièrement des instructions pour parvenir à déterminer l’identité de l’étranger qui, lors de son interpellation, ne peut ou ne veut donner son nom, attitude qui, non seulement rend l’éloignement plus difficile, mais a de plus des effets négatifs sur le moral de ses services. Ne dit-il pas lui-même, dans une circulaire du 10 mars 1994, constatant le peu de succès des reconduites après détention parce qu’on n’est pas parvenu à identifier les étrangers : « La prise en charge à l’issue de la peine pour l’exécution de la reconduite est loin d’être systématique (…) ce qui accroît le découragement des fonctionnaires ».
Supérieur attentif à ses subordonnés, navré de devoir déceler de tels signes, peut-être précurseurs d’une grosse dépression, le ministre accumule les instructions détaillées pour aider les fonctionnaires à surmonter ce passage difficile : celui de se trouver face à un étranger silencieux, ou qui ne donne qu’une identité approximative sans preuve. Comment le reconnaître ? Le problème ne semble pourtant pas insurmontable puisqu’on ne demande pas au fonctionnaire d’établir une identité avec raison sociale complète, telle que nom, prénom, adresse, numéro matricule…
Il s’agit d’identifier seulement, mais nécessairement, une seule qualité de l’individu étranger à reconnaître : « son origine »…
N’y a-t-il pas là soudain comme une sensation désagréable, un vieux grincement réticent du côté de l’« origine », terme bien surprenant. C’est pourtant le seul qui soit utile dans une procédure d’« identification » : car le processus pour éloigner un étranger n’est pas trop complexe. Il se fait en deux temps lorsqu’il ne dispose pas de documents officiels : il faut le mettre en règle avec la sortie, ce qui dépend de l’État français, prêt à faire de tels laissez-passer de sortie du territoire à la demande, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Là où tout se complique, c’est du côté du lieu de destination : l’autre pays où l’on renvoie l’étranger non identifié formellement, sans papier de surcroît. Il faut que cet État-là accepte de recevoir ce sans papier-ci, donc que cet État lui fasse aussi un laissez-passer d’entrée sur son territoire.
C’est la raison pour laquelle le ministre de l’Intérieur donne toute une série de pistes, de recettes et d’indices pour que ses fonctionnaires puissent déterminer « l’origine » de l’étranger qu’ils ont devant eux, selon sa nationalité présumée. Si on sait l’« origine », on téléphone au consulat du pays en question. S’il y a beaucoup d’incertitudes, on prie le consul de bien vouloir passer et confirmer (ou non) l’« origine » de l’étranger. Sans doute, dans certaines circulaires publiées, ce mot est pudiquement remplacé par celui de « nationalité »….
Les recettes en question sont un ensemble d’indices, d’éléments matériels, de présomptions établis par le ministre, véritable Sherlock Holmes de l’origine des étrangers : on citera des indices matériels divers, non limitatifs (dossiers remplis, photocopies, déclarations de l’intéressé lors de l’interrogatoire après l’interpellation, etc.), chaque petit indice étant suffisant pour mettre le fonctionnaire vigilant sur la bonne piste, pour faire fonctionner son imagination.
La coopération franco-algérienne : un modèle fluctuant
La France est particulièrement préoccupée par le problème algérien, et a tenté d’obtenir la coopération la plus entière de l’État algérien et de ses services consulaires pour renvoyer efficacement le plus grand nombre d’Algériens en situation irrégulière. Cette collaboration était effective depuis quelques années déjà, ainsi que le confirme une circulaire du ministre de l’Intérieur, qui se félicitait, le 11 septembre 1992, de ce que « les autorités algériennes viennent de nous assurer de leur volonté de coopérer activement avec les préfectures pour la délivrance… des laissez-passer valant titre de voyage ».
Les deux pays ont donc conclu un protocole confidentiel en matière de délivrance de laissez-passer consulaires : y sont détaillées les différentes situations permettant d’obtenir la délivrance d’un laissez-passer, où l’on relèvera plus particulièrement l’un des moyens d’identification préconisés amenant à en délivrer « sur la base d’une expertise effectuée par un expert indépendant auprès des cours ou tribunaux concluant à l’origine algérienne de l’intéressé ». Ce passage est intégralement reproduit dans la circulaire du 18 juillet 1994, donnant ainsi les moyens aux préfets de débusquer les Algériens qui prétendraient échapper à un retour forcé vers un pays dont personne n’ignore aujourd’hui la situation idyllique [1].
Et s’ils se trompent ? Comment être sûr qu’on a bien renvoyé en Algérie une personne dont « l’origine algérienne » soit certaine ?
Soyons là aussi rassurés, tout est prévu, y compris le pourcentage d’erreur autorisée : s’il apparaît ultérieurement que la personne n’était pas de nationalité algérienne, la France la reprendra sans autre formalité, et paiera même les frais de retour à sa charge. Ouf ! Un tour pour rien.
Cette situation n’a apparemment rien d’exceptionnel, puisque les deux pays ont pris le soin d’envisager une future consultation « lorsque les autorités algériennes estimeront que le nombre des personnes ayant effectivement été éloignées, alors qu’elles n’avaient pas effectivement la nationalité algérienne, est anormalement élevé ». L’Algérie n’aurait-elle qu’une confiance limitée dans les experts français en origine ?
Soyons encore plus rassurés : il semble qu’après l’affaire du détournement de l’Airbus, le consulat algérien soit nettement moins enthousiaste pour « collaborer » et pour se déplacer dans les inhospitaliers centres de rétention et détention, encore moins pour reconnaître comme siens d’hypothétiques Algériens…
Le manque d’enthousiasme des pays d’origine
Les accords de réadmission sont particulièrement nombreux. Certains, négociés entre les partenaires européens, permettent de se débarrasser rapidement de l’étranger sans s’interroger sur son origine, parce qu’on a la preuve qu’il a mis le pied dans l’un des pays de l’Union avant de pénétrer en France.
Il arrive cependant que ce pays d’« accueil » ne soit pas très chaud pour reprendre l’étranger renvoyé comme un paquet par la France. Celui-ci risque ainsi d’attendre longtemps, de ne pas pouvoir déposer de demande d’asile, et d’errer sans papiers, constamment menacé, en cas de contrôle, d’être mis en rétention.
La France a également conclu de très nombreux accords de réadmission, avec l’ensemble des pays dits d’immigration. Ainsi, un accord de réadmission a été signé avec la Roumanie (qui vise en réalité, pour la France, à se donner les moyens de renvoyer rapidement les tziganes roumains).
Dans les faits, aucun des pays signataires de ces accords de réadmission n’accepte facilement d’accueillir ou de reprendre ces étrangers dont personne ne veut vraiment, pas même les pays d’origine. Si les États concluent assez facilement ce type d’accords – leurs contreparties de type « aides au développement » (financières) étant un argument auquel un État résiste difficilement – dans la pratique, les pays traînent les pieds du côté des identifications, des laissez-passer et des réadmissions.
Malgré ces difficultés d’application, les signatures se multiplient. L’accord multilatéral de réadmission conclu par les « pays Schengen » avec la Pologne va faire des émules. D’autres pays proches de l’Union européenne piaffent à la frontière et souhaitent eux aussi signer cet accord, dont les contreparties financières sont évidentes et qui leur permettra également de se montrer sous leur bon jour auprès des pays communautaires : eux aussi sont prêts à lutter contre l’immigration clandestine ! Et peut-être pourront-ils avec de telles marques de bonne volonté approcher de la cour des grands ?
Notes
[1] Lire Nouvelles modifications de l’accord franco-algérien du Collectif pour l’accueil en France des demandeurs d’asile et exilés d’Algérie, novembre 1994 (à commander au Gisti, 50 F). Voir aussi le Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, troisième trimestre 1994, p. 23-40.
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