Article extrait du Plein droit n° 27, juin 1995
« Dénoncer et expulser »

Des contrôles à l’intuition

Nathalie Ferré

 
L’essence de toute démocratie repose sur le principe de la légalité. La loi définit les règles qui nous régissent. Ce faisant, elle peut parfois porter atteinte à des libertés aussi essentielles que celle d’aller et venir au nom de l’ordre public. C’est une banalité de le dire… et pourtant, les contrôles d’identité sont là pour nous le rappeler.

Le législateur a bien évidemment – non sans hésitations et reculades – organisé les procédures de contrôle et de vérification d’identité. Mais les pratiques effraient tant elles sont éloignées des cadres légaux lorsqu’elles sont pratiquées au nom d’une politique consensuelle de lutte contre l’immigration irrégulière.

L’intervention policière est censée être guidée par la nécessité de préserver l’ordre public. Cet impératif ne saurait cependant légitimer a priori toute intervention policière ; la police va donc agir soit pour mettre un terme à des agissements délictueux en identifiant le ou les présumés coupables, soit pour empêcher, grâce à des interventions ciblées dites préventives, que des infractions ne se commettent à plus ou moins long terme.

Cette présentation, certes extrêmement simplifiée, du rôle de la police permet de mettre en relief la dichotomie de ses actions : les agents interviennent dans le cadre soit de la police judiciaire, soit de la police administrative. Les contrôles d’identité, moyen mis au service des missions de la police, s’intègre dans le même schéma : aux contrôles d’identité judiciaires, pratiqués sur des individus déterminés – ils sont en train de commettre une infraction, de tenter d’en commettre une ou enfin, en amont, de se préparer à commettre un crime ou un délit – s’ajoutent les contrôles d’identité administratifs. Ces moyens d’investigation confiés à la police sont mis au service de politiques prioritaires définies par les gouvernements.

Une de ces priorités, partagées aujourd’hui par toutes les tendances politiques, est la lutte contre l’immigration irrégulière. Cet objectif comprend, outre la maîtrise des entrées sur le territoire français et le démantèlement de filières clandestines d’emploi, l’appréhension des étrangers démunis de titre de séjour, aspect le plus spectaculaire de cette politique consensuelle. Bien que les conditions d’entrée sur le territoire français, agrémentées de pratiques consulaires rigoureuses, soient devenues drastiques, et que les poursuites contre les employeurs utilisant illégalement de la main-d’œuvre étrangère aient augmenté ces dernières années, la recherche des étrangers dépourvus de titre les autorisant à séjourner en France occupe une place centrale dans la lutte contre l’immigration clandestine.

Il suffit d’ouvrir les yeux pour mesurer l’importance de la mobilisation de la police au service de cette « chasse » incessante, et acquérir la certitude que les pouvoirs publics mènent là une vraie lutte conforme aux déclarations politiques. De là à voir dans ces contrôles d’identité à destination de personnes d’apparence étrangère un moyen de séduire l’opinion publique, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Personne, aujourd’hui, n’a peur de le franchir.

Pour parvenir à l’objectif fixé, aucune force n’est de trop. La police, nourrie par les discours et encouragée par ceux qui la dirigent, se sent pousser des ailes. Les contrôles d’identité font partie du paysage urbain, certains n’en sont que les témoins, les autres, ceux que leur apparence désigne comme potentiellement étrangers, en sont les victimes. Seuls les voyages hors de France permettent de se rendre compte à quel point ces pratiques policières hantent notre quotidien et caractérisent la politique migratoire française.

Le Conseil constitutionnel a beau répéter à qui veut l’entendre, en particulier au juge non atteint d’une surdité chronique, que la pratique des contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle, on ne peut qu’être frappé par le décalage existant entre ces pratiques et les cadres légaux autorisant les interpellations.

L’insaisissable « ordre public »

Revenons à des considérations plus juridiques en présentant les hypothèses légales de contrôle. Les contrôles d’identité administratifs sont ceux qui ont fait couler le plus d’encre. On comprend aisément pourquoi, puisque c’est au nom de l’ordre public, notion aux contours ô combien incertains, que les agents de police vont intervenir, sans avoir besoin de relever l’existence d’un lien entre la personne contrôlée et la commission d’une infraction. Le caractère fluctuant de la notion d’ordre public implique intrinsèquement une atteinte non justifiée à la liberté d’aller et venir. Atteinte d’autant moins légitime que les policiers agissent non pour guérir mais pour prévenir une atteinte à l’ordre public. Si un risque d’atteinte à l’ordre public appelle un remède, un contrôle d’identité ne saurait être le médicament adéquat pour le faire disparaître. Peu importe, les contrôles d’identité administratifs ont acquis une légitimité qu’aucun politique n’osera remettre en question.

Le cadre légal, tel qu’il résulte de la loi du 10 août 1993, offre à la police une grande liberté d’action : « l’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut être également contrôlée (…) pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens ». La Cour de cassation avait voulu jouer son rôle de gardienne des libertés publiques en tentant de circonscrire l’expression « pour prévenir une atteinte à l’ordre public… » et en exigeant que toute interpellation effectuée dans cette hypothèse soit rattachée au comportement de la personne interpellée. La loi de 93 n’a pas voulu retenir cette interprétation et a préféré maintenir la notion brute d’ordre public qui, sans autoriser tous les contrôles d’identité, justifie bon nombre d’entre eux.

Car enfin, soyons clair. La plupart des contrôles d’identité sont opérés alors qu’il ne pèse aucune menace sur l’ordre public, et sont par conséquent illégaux. Au nom des risques potentiels pesant sur la sécurité des personnes et des biens, la police dépêche des agents sur la voie publique pour procéder à des actions de ce type. En vérité, beaucoup de ces opérations ont une seule et même finalité : appréhender des étrangers dépourvus de titre de séjour. Si les opérations permettent de mettre la main sur un « irrégulier », il faudra justifier, dans le procès-verbal, les conditions de l’interpellation.

Et alors l’imagination est reine ! Le rapport de police doit faire référence, pour échapper le cas échéant à une censure des juges correctionnels, à une des hypothèses prévues par le Code de procédure pénale. La formule présidant à la légitimité des contrôles préventifs est tentante parce que la notion d’ordre public est floue. Mais ce « flou » constitue en même temps une gêne pour les agents de police, car il faut parler du lieu où les opérations ont été menées, de l’heure nécessairement tardive, intrinsèquement révélatrice d’une dangerosité…

Des juges pas très exigeants

Les juges qui acceptent de se pencher sérieusement sur les conditions de l’interpellation, ne se contentent pas de la désignation d’un lieu, les quartiers de La Chapelle ou de Barbès à Paris, les alentours d’une gare… pour considérer le contrôle administratif comme légal. L’admettre équivaudrait à désigner ces lieux comme des espaces où l’ordre public est menacé en permanence. Pourquoi ? Parce que ce sont des quartiers connaissant une forte population étrangère ? Alors la police, tout en mentionnant le lieu et l’horaire de l’interpellation, va préférer se référer au comportement de celui qui a été contrôlé… faisant incidemment appel à cette intuition qui guide souvent ses actions. La personne qui se révélera être en situation administrative irrégulière avait l’air suspect : elle a tenté de se dissimuler, d’échapper au contrôle, en accélérant le pas, en changeant brusquement sa route, en détournant le regard… Ces éléments se rattachant au comportement de l’intéressé, et figurant formellement dans le procès-verbal, suffisent pour justifier les contrôles.

Les juges se retranchent généralement derrière les allégations des auteurs de l’interpellation pour rejeter toute contestation relative à sa légalité. Seules les absurdités ou les incohérences les plus évidentes soulèvent des questions et peuvent permettre au prévenu de se faire entendre : « dans le cadre d’une ronde, nous (gardiens de la paix) apercevons un individu qui, à notre vue, tente de se dissimuler derrière un arbre… ». La motivation eut été satisfaisante, au regard de la loi et des pratiques judiciaires, si dans la rue désignée dans le rapport de police des arbres avaient un jour poussé…

Est-ce à dire pour autant que les policiers ne rapportent jamais les vrais motifs qui les ont conduits à contrôler cet individu plutôt qu’un autre ? Sans doute que non car il leur suffirait alors de maîtriser parfaitement les dispositions légales et d’adopter une interprétation raisonnable pour que l’exception d’illégalité du contrôle d’identité soulevée par le prévenu et son avocat ne soit jamais retenue par le juge correctionnel. Toutefois, à la lumière des procès-verbaux d’interpellation et de la généralisation des contrôles effectués dans certaines zones urbaines, il est évident que ce n’est pas la menace pesant sur l’ordre public qui a été l’élément déclenchant leur intervention.

« Un indice faisant présumer que… »

Bien que les hypothèses de contrôles d’identité judiciaires n’aient pas suscité autant de commentaires et de critiques que les « interpellations préventives », elles offrent à la police judiciaire plus de confort. Ce sont des contrôles personnalisés, les policiers devant relever l’existence d’un lien entre la personne interpellée et la commission d’une infraction. Il n’est pas nécessaire que l’infraction soit consommée pour justifier le contrôle. L’identité de toute personne peut également être contrôlée si elle se prépare à commettre un crime ou un délit ou tente de commettre une infraction.

La loi ne laisse pas toute latitude aux agents qui se placent dans une hypothèse de contrôle d’identité judiciaire ; elle exige l’invocation d’« un indice faisant présumer que… » l’individu envisage de commettre ou est en train de commettre un acte délictueux. Qu’est-ce qu’un « indice » ? Est-ce un sentiment purement subjectif fondé sur l’intuition ? Si la circulaire du 21 octobre 1993 (1) considère que la notion d’indice inclut certaines données objectives, intrinsèquement elle laisse la porte ouverte à la subjectivité. Un comportement est plus ou moins suspect selon la personnalité de l’agent qui est présent sur la voie publique. Mais au-delà de l’interprétation du texte de loi et de cette notion, la lecture des procès-verbaux montre combien il est aisé de satisfaire – fictivement ou non – aux exigences légales.

Les policiers parlent, dans les procès-verbaux, d’objet jeté brusquement à terre, de comportements suspects comme le fait de rôder dans un parking, d’errer sans raison apparente dans les couloirs du métro, de regarder avec insistance en direction d’une jeune fille… La motivation ne souffre aucune contestation lorsque la personne contrôlée a traversé la rue en dehors des passages pour piétons ou a fumé dans un lieu où cela est interdit. Celui qui est d’« emballage suspect » – en vérité parce qu’il est d’apparence étrangère – doit avoir un comportement irréprochable, être un citoyen hors pair respectant toutes les petites interdictions qui gouvernent notre quotidien…

L’invocation de ces motifs, qu’ils correspondent ou non à la réalité, permet de se préserver de tout risque d’annulation de la procédure par le tribunal correctionnel. Car il est bien évident que ce ne sont pas de tels comportements qui conduisent généralement les policiers à effectuer des contrôles, mais la tête des clients. N’oublions pas, en effet, la finalité de ces contrôles : appréhender des étrangers en situation irrégulière.

Les agents de police n’interviennent pas parce qu’ils repèrent un lien entre les individus d’apparence étrangère et la commission d’une infraction quelconque. Compte tenu des forces de police présentes sur la voie publique et du nombre de passants correspondant aux normes de l’extranéité, ils procèdent soit à des interpellations quasi-systématiques, soit à des sélections guidées par le hasard. S’ils parviennent à interpeller une personne démunie de titre de séjour, ce n’est pas dû à leur talent ou à leur intuition mais au choix du lieu des contrôles.

Qui d’ailleurs serait capable, au milieu d’une foule, de repérer un étranger en situation irrégulière ? Personne n’ignore que beaucoup d’entre eux, tout en faisant attention, ont traversé des opérations policières de grande envergure sans jamais faire l’objet d’une interpellation. Peut-être ceux-là ont-ils une tête à séjourner régulièrement en France… parce qu’ils ne baissent pas les yeux à la vue d’un agent de police, savent faire demi-tour discrètement, parce qu’ils sont des femmes ou sont entourés d’enfants ? D’autres ont moins de chance et ne passent jamais au travers des contrôles.

La « présomption d’extranéité »

En dehors de tout contrôle d’identité, les policiers peuvent demander à des personnes dont la qualité d’étranger est présumée, de présenter les titres et documents les autorisant à séjourner régulièrement sur le territoire français. Cette possibilité – que la jurisprudence, dans ses fameux arrêts Bogdan et Vuckovic (2), avait consacrée en 1985 – constitue une des innovations majeures de la loi du 24 août 1993. Les agents du contrôle n’ont alors plus besoin de motiver l’interpellation en usant d’une des hypothèses légales issues du Code de procédure pénale. Il suffit que des éléments fondant la présomption d’extranéité soient invoqués. C’est alors le règne de l’hypocrisie. Certes, la jurisprudence, le Conseil constitutionnel et les instructions ministérielles exigent que ces signes ne soient pas liés à l’apparence physique de la personne, mais dans la pratique, ce n’est évidemment pas la lecture d’un journal écrit en langue étrangère, le fait de jouer d’instruments de musique folkloriques (sic) sur la voie publique ou de circuler dans une voiture immatriculée à l’étranger – indices prévus par les textes – qui conduisent à interpeller. Si les policiers respectaient ces indications, les chances d’interpeller un étranger démuni de carte de séjour seraient infimes… et la nouvelle disposition légale offrirait bien peu d’intérêt. Les policiers, s’ils fondent leur intervention sur ce texte, doivent être vigilants en rédigeant le procès-verbal d’interpellation, voilà tout.

Au lieu de motiver leur interpellation à partir des vrais éléments qui les ont conduits à contrôler, couleur de la peau ou autre signe morphologique, c’est l’intuition qui occupe la première place dans le procès-verbal, autrement dit, ils invoquent une des hypothèses de contrôle d’identité judiciaire.

L’art de bien motiver, tel est le seul cadeau que la démocratie concède à ceux que leur peau désigne comme étrangers, potentiellement en situation irrégulière. Une motivation manifestement insuffisante ou non conforme aux dispositions légales peut conduire les juges à retenir l’exception d’illégalité soulevée par l’avocat du prévenu, et alors ce dernier profite d’une relaxe… Parce que les policiers ont commis une erreur dans la rédaction du procès-verbal et que les magistrats ont bien voulu entendre ce jour-là les griefs formulés à l’encontre de la procédure d’interpellation, le principe de légalité retrouve son application.

Combien d’interpellations irrégulières pour une nullité de procédure qui n’intervient, hélas, qu’au hasard des procédures et des hommes qui les diligentent ? L’addition est lourde pour les libertés individuelles. Car aux contrôles d’identité effectués, nous l’avons vu, en marge des textes qui les organisent, s’ajoutent l’obsession des titres de séjour falsifiés qui allonge la procédure de vérification et les « palpations » de sécurité vexatoires.


Notes

(1) Circulaire n° INT/D/93/00235/C du ministre de l’Intérieur relative aux contrôles et aux vérifications d’identité et aux vérifications de situation des étrangers, Bull. du ministère de l’Intérieur 4/93.

(2) Crim. 25 avril 1985



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Dernier ajout : mardi 3 novembre 2015, 12:41
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