Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »
Torture et mythe de la preuve
Élisabeth Didier
Médecin coordinateur au COMEDE
« Les exilés ont appris à se taire en deux langues. Ils savent qu’un passeport peut devenir la partie la plus noble de l’homme ; que cet homme n’est parfois que le véhicule matériel d’un passeport. Le réfugié sait que, sans papiers, il n’est personne ; que les papiers sont aussi importants que sa liberté et que celle-ci n’est parfois qu’une liberté de papiers ». Gomez Mango, Psychiatre au Centre Minkowska, Paris.
Selon la Convention de Genève, est considéré comme réfugié toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays... ».
C’est au demandeur d’asile de fournir les indications précises sur les mesures ou les menaces de pression dont il a fait l’objet, lui ou les membres de sa famille. La charge de la preuve incombe au requérant, comme en droit commun.
Or, en 1991, sur 82 000 demandes d’asile examinées, 16 000 ont reçu un accord de l’Ofpra ou de la Commission de recours, soit 19,4 %. En 1981, 14 586 statuts étaient accordés pour 18 767 demandes, soit 77,7 %.
Le nombre de personnes qui ont été victimes de sévices et de tortures dans leur pays d’origine représente près du tiers des demandeurs d’asile reçus au Comede (Comité médical d’aide aux exilés). Un nombre croissant viennent voir le médecin pour obtenir un « certificat médical attestant de sévices », afin d’appuyer leur demande d’asile auprès des services concernés. Cette inflation de demandes constitue une alarme pour deux raisons essentielles :
- l’exigence de la preuve devient de plus en plus prégnante pour le requérant et aboutit à des dérives majeures. Comment le demandeur d’asile peut-il faire entendre qu’il craint avec raison des représailles s’il rentre dans son pays ?
- les administrateurs et les magistrats attachent quasi instinctivement une plus grande importance aux séquelles physiques de la torture, alors que celle-ci s’inscrit dans un programme de déstructuration et de dépersonnalisation de l’individu. L’agression physique, qui est l’image la plus « populaire » de la torture, en est aussi le témoin le plus réducteur.
Faire parler pour faire taire
La torture porte atteinte à l’intégrité de la personne, intégrité physique, psychosociale et relationnelle.
Oser parler ou écrire sur la torture, c’est prendre le risque de trahir ceux qui l’ont subie. On ne peut jamais communiquer une expérience de l’horreur. Il n’est pas question ici de parler à la place de ceux qui sont passés par le creuset de la souffrance, mais, beaucoup plus modestement, de tenter de transmettre quelque chose en leur nom.
La torture se pratique de façon habituelle dans plus de la moitié des pays du monde. Soit elle est tolérée par les gouvernements qui veulent ignorer ce que fait leur police ou leur armée ; soit elle est utilisée comme technique de répression organisée. Elle devient alors l’expression d’une pathologie aiguë du pouvoir. De plus, la torture, classiquement admise pour faire parler, vise essentiellement à faire taire. Dans une contagion progressive de silence, elle finit par faire taire tous les régulateurs sociaux, journalistes, médecins, juristes... [1].
La torture ne touche pas seulement le corps que l’on va tabasser. La torture c’est la promiscuité de dix ou douze personnes dans une cellule de 3 m² ou, au contraire, l’isolement dans un cachot pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines. « Le seul bruit que j’ai entendu pendant deux mois, c’était celui des clefs du gardien qui venait m’apporter chaque soit un bol de riz et un peu d’eau », confiait un patient zaïrois. La torture, c’est aussi l’obscurité complète ou, au contraire, les feux des lampes dans les yeux pendant les séances d’interrogatoire. C’est encore l’absence d’hygiène, un même seau pour tout le monde, ou pas de seau du tout... C’est la réduction ou l’absence de nourriture, la privation d’eau. C’est aussi le refus de visite ou d’avocat, les menaces sur les membres de la famille, les simulacres d’exécution, les fouilles corporelles...
« Pendant six semaines, tous les soirs, on m’enfermait dans une pièce située à côté de la salle des interrogatoires. Et toutes les nuits, j’ai entendu les cris poussés par les gens qu’on torturait. Alors j’étais prêt à tout, pourvu que cela s’arrête », nous disait un Kurde. Cet homme, profondément apeuré, rasait les murs du dispensaire. Il suppliait les médecins du Comede de ne plus l’interroger sur ces horreurs. Il ne supportait plus la vue d’un uniforme, changeait de métro quand il apercevait un contrôleur de la RATP, alors qu’il était en France depuis plusieurs mois déjà.
La torture c’est la honte sur le visage, qui vient définitivement souiller la mémoire. L’aveu symbolise le non-retour de la victime, acculée à vivre le fait de parler comme la seule issue possible. L’aveu renforce l’emprise du tortionnaire sur la victime.
« Après avoir été battue, mouillée, quand tu es totalement sans recours, sans résistance et terriblement seule, ils t’emmènent à la salle des officiers, ils te donnent une couverture, ils t’offrent du café, ils te permettent de voir d’autres personnes. C’est là qu’il y a le maximum de chantage car, dans cet état de détresse, la première main qui apparaît est bonne. Ils t’ont tellement infantilisée et tu signes n’importe quoi », témoigne Irma [2].
La victime peut garder pendant des années le sentiment de culpabilité qui va jusqu’à la perte de l’estime de soi, liée au sentiment angoissant d’avoir collaboré avec le tortionnaire et l’expérience d’avoir cédé et trahi. C’est dans cet indicible que va se situer la pratique de la certification médicale. Le médecin se base sur l’existence de séquelles physiques, comme les cicatrices, les séquelles de fracture, la perte de l’audition, par exemple, pour transmettre les éléments objectifs du constat. Et ces séquelles cachent la véritable dimension de la torture non perçue du fait de l’inaccessibilité de la preuve.
Le demandeur d’asile est une personne étrangère par son origine ethnique, sa langue, sa culture. Son histoire est jalonnée de conflits, de ruptures multiples qui ont entraîné son exil. Parce qu’il est écartelé entre son désir de vivre et la culpabilité d’avoir quitté les siens, son insertion est rendue difficile. Son étrangeté nous dit aussi sa manière particulière d’aborder la maladie, la souffrance..., ou tout simplement sa propre histoire.
Quelle réhabilitation ?
Quand il arrive en France, il se heurte à la complexité des démarches administratives. Bien des services sociaux n’en connaissent pas tous les écueils. La possibilité d’accès aux soins n’est effective qu’au bout de six à huit mois, alors que c’est le plus souvent dans les premiers mois qui suivent son arrivée en France qu’il a le plus besoin de soins et d’écoute.
Le certificat a une double fonction : thérapeutique et sociale. Réhabiliter la parole de la victime signifie que le médecin va transcrire quelque chose de l’histoire de l’exilé. Prendre au sérieux cette parole a déjà une fonction thérapeutique. En adressant le certificat aux administrations concernées, le requérant transmet son histoire au corps social.
Le certificat n’est jamais neutre. La relation thérapeutique déjà établie avec le médecin permet une émergence de la parole du patient. La tâche d’expertise s’en trouve donc influencée. Le médecin « militant » perd son rôle de témoin. Le requérant, lui, est soumis aux effets manipulateurs qu’induisent les contraintes administratives, les conseils du groupe ethnique ou d’associations.
À l’inverse, le demandeur d’asile peut faire pression sur le médecin quand il vient en urgence pour obtenir « une preuve ». C’est monnaie courante depuis l’accélération des procédures. À l’angoisse du requérant peut répondre celle du médecin, qui sera dans l’impossibilité de prendre le temps, nécessairement long. Le médecin risque alors de reproduire dans la précipitation un interrogatoire « policier », réactivant la souffrance de la victime.
Le certificat médical est une « trahison » et une « réduction ». Quelles que soient les modalités et le temps de procédure, qui dit traduction dit trahison, de la mémoire, de l’histoire, de la parole... Outre les problèmes posés par les sévices physiques, c’est surtout la mise en rupture de l’identité de la victime qu’il faut apprendre à repérer et à évaluer. Et le risque de réduire la torture aux séquelles physiques est constant. La tâche du médecin se situe entre les écarts extrêmes : la banalisation ou la stigmatisation, la fixation ou le déni. Entre les deux, toutes les nuances sont possibles.
Le certificat se situe dans un hiatus juridique. L’Ofpra, organisme administratif sensé appliquer la loi en demandant au requérant de produire un certificat, fait entrer le médecin et, par delà, le Comede, dans une procédure ni prévue ni évaluée.
L’expertise médico-légale déclenchée par les magistrats est prévue dans la procédure française. La Commission des recours est, par son statut juridique, habilitée à prescrire cette mesure d’instruction. Dans les faits, elle ne l’utilise jamais.
Si les ambiguïtés sont incontournables, elles sont fortement aggravées par certaines attitudes des administrations. Elles reflètent une atteinte au respect des droits de l’homme et sont en contradiction avec la Convention de Genève :
- Plus de la moitié des demandeurs d’asile ne sont pas entendus à l’Ofpra. La Commission des recours convoque 35 personnes pour quatre heures d’audition. Le requérant n’a pas le droit au travail et ce ne sont pas les 1 300 F par mois de l’allocation d’insertion qui peuvent lui permettre de payer un interprète compétent ou un avocat.
Manipulations
- L’utilisation des certificats par ces mêmes services peut être manipulée : dans certains cas, le certificat constitue un argument positif pour le requérant. Mais il n’est pas mentionné dans la décision : « Considérant que Madame M., de nationalité zaïroise, a subi elle-même de mauvais traitements après chacune des deux arrestations de son mari, et qu’elle a lieu de craindre avec raison d’être persécutée en cas de retour dans son pays, (... ) la qualité de réfugié lui est reconnue ».
Par contre, le certificat est expressément cité comme argument de rejet : « Considérant toutefois que ni les pièces du dossier (...) qu’en particulier le certificat établi par le Comede ne permet pas d’attribuer l’origine des cicatrices et des séquelles constatées à la détention invoquée par le requérant, (...) qu’ainsi le requérant ne peut être accueilli... ».
Ou encore, c’est la définition même du certificat qui est utilisé comme argument de rejet : « Considérant toutefois (...) qu’en particulier le certificat médical établi par le Comede se basant sur les allégations du requérant... ».
- De nombreux demandeurs d’asile joignent à leur dossier un certificat établi par un médecin libéral ou hospitalier. Par exemple : « Je soussigné, Docteur J., certifie avoir pris en charge Monsieur D. pour une importante séquelle d’un traumatisme de la région maxillo-faciale droite. Il existait : ...(descriptif des lésions majeures). Ce genre de lésions nécessite des interventions nombreuses sur plusieurs mois ». Ce Guinéen, dont le visage était défiguré et qui s’exprimait bien en français, arrivait de Nantes pour être entendu par un officier de protection. Celui-ci l’adresse au Comede exigeant un certificat, celui du chirurgien étant jugé non valide parce que ne mentionnant pas la compatibilité des séquelles avec les allégations.
De la suspicion à la négation
Le terme de compatibilité, utilisé habituellement par les médecins, entre dans le cadre d’une démarche probabiliste. Elle ne correspond en rien à la démarche juridique qui consiste à évaluer l’établissement du lien de causalité (preuve). Le médecin éclaire le magistrat, en aucun cas il ne fait le droit. Ce n’est pas parce que le médecin établit une compatibilité entre les séquelles et les allégations que le requérant dit vrai, et ce n’est pas parce que le médecin n’en établit pas que le requérant dit faux.
- De la suspicion à la négation, le pas est vite franchi... Un membre du jury de la Commission des recours téléphone au Comede. Elle explique au directeur du dispensaire qu’une femme zaïroise s’est effondrée pendant l’audition en parlant des viols subis en prison :
« — Comme cette jeune femme dit qu’elle est suivie au Comede, je voudrais m’assurer auprès du médecin que c’est bien noté dans son dossier médical.
« — Pour quelles raisons, madame ?
« — Si le médecin le confirme, alors nous en tiendrons compte au cours de la délibération, sinon... ».
Lorsqu’un patient est suivi au Comede, et qu’il ne peut se rendre à la convocation pour des raisons de santé, le médecin lui rédige un certificat pour demander de surseoir à l’audience. Il n’est pas rare que la Commission s’assure par téléphone que le requérant est « vraiment » malade...
Ces exemples révèlent combien la parole du demandeur d’asile est d’emblée suspectée, voire de plus en plus niée. La parole du médecin est opposée à celle de l’exilé. Celle du sujet-supposé-savoir est retenue contre la parole de celui qui sait parce qu’il a souffert. L’obligation de l’accumulation des preuves à fournir ne fait qu’en renforcer le mythe.
La volonté politique et économique de la réduction des flux migratoires a des conséquences perverses. La majorité des demandeurs d’asile arrivant en France sont d’emblée considérés comme de faux réfugiés.
Parce qu’une juste évaluation des critères en vue de l’octroi du statut de réfugié est une tâche difficile, complexe et risquée, elle exige vigilance et démarche éthique. Dans la certification médicale, les ambiguïtés sont réelles et les dérapages malheureusement fréquents.
Quelques repères
Quelques repères pourraient baliser la réflexion :
- Le droit humanitaire doit trouver lui-même ses repères. La demande d’asile s’appuie, au plan juridique, sur le droit commun. C’est-à-dire que c’est au plaignant d’apporter les éléments de preuve. On pourrait envisager que le droit humanitaire s’appuie sur le droit social où la présomption est au bénéfice du plaignant. L’ordre de la preuve inversé permettrait d’éviter de trop nombreuses erreurs de jugement par défaut.
- La véritable audition demeure un impératif éthique. La torture fait peur et fait taire jusqu’au corps social. Le demandeur d’asile, qu’il ait été ou non victime de sévices, a le droit minimum d’être entendu dans sa langue et écouté. Aucune association, aucun médecin, aucun juriste ne peut se substituer à l’Ofpra ni à la Commission des recours.
- La restitution et la réhabilitation de la parole du demandeur d’asile est une tâche très difficile. Elles demandent des professionnels formés à l’accueil des exilés, qu’il s’agisse des agents de la police de l’air et des frontières, des officiers de protection, des juristes, des médecins, des services sociaux ou du personnel des associations. À vouloir faire parler pour faire du bien ou pour prendre la décision la plus juste possible, le risque de jouer à l’apprenti-sorcier ou de transformer un entretien en « interrogatoire inquisiteur » est toujours possible.
La formation interdisciplinaire de tous les partenaires est indispensable. Elle sera porteuse de sens et d’efficacité quand on aura rétabli la demande d’asile dans ses droits. Alors seulement, la mission d’expertise, confiée à des médecins formés, pourrait trouver sa juste fonction. Parfois nécessaire, elle ne viendrait qu’en complément de la parole du requérant, et jamais à sa place.
Enfin, ces propositions n’ont de sens que si la volonté expresse d’aborder la réalité de la frontière, autrement que sous le seul angle économique, s’exprime dans les faits.
Éléments bibliographiques
- Laurent Auclerc, « Le comité médical pour les exilés », in Éthique médicale et droits de l’homme, Ed. S.E.L., Lyon, 1983.
- Gabrielle Buisson-Touboul : « L’action du COMEDE contre la torture » in Colloque d’Amnesty International, Milan, 1985.
- Élisabeth Didier, « Silence et Parole », transcription de l’émission « Santexil » du 10 octobre 1991 sur Radio Aligre, 93.1 FM.
- Pierre Galimard, Réalités de la torture, documents ACAT, N° 27, décembre 1984.
- Nicole Lery, J. Sabatini, J. Vedrinne, Éthique médicale et droits de l’homme, Ed. S.E.L., Lyon, janvier 1983.
- Nicole Lery, « Le médecin légiste confronté à la torture », in Pratique et répression judiciaire de la torture ; l’actualité à la lumière de l’histoire.
- Gomez Mango, Exil et psychopathologie, Colloque 1986.
- Miguel Olcese, « Psychothérapeute de la torture ? », in Colloque d’Amnesty International, Milan, 1985.
- Pour toute documentation sur la torture : S.E.L., Centre de droit éthique et santé, Hôpital Herriot, Pavillon N4, 5, place d’Arsonval, 69437 Lyon Cedex.
- Medical Foundation for the Care of Victims of Torture, Protection of Torture Victims by the European Community : The Medical Foundation’s Concerns, rapport, juin 1992 (96, Grafton Road, Londres NW5 3EJ).
Une femme parmi tant d’autres
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Le Comede
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Notes
[1] N. Léry, Le médecin légiste confronté à la torture, p. 318.
[2] P. Galimard, Réalités de la torture, Doc. ACAT n° 27, décembre 1984, p. 18.
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