Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »
Fortifications contre la « misère du monde »
Patrick Delouvin
Le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), recense, quant à lui, environ 17 millions de « réfugiés ». Leur situation est complexe et mouvante. Ils appartiennent fréquemment à des populations en situation de fuite massive vers des pays limitrophes qui ne sont souvent ni des havres de paix ni des modèles de démocratie.
Cinq millions d’Afghans avaient ainsi fui vers le Pakistan et l’Iran ; l’Éthiopie et la Somalie se sont « échangé » des centaines de milliers de réfugiés ; plus récemment 250 000 Rohingyas musulmans ont fui la Birmanie vers des camps au Bangladesh. Parfois ces exodes sont principalement confinés à l’intérieur d’un même « État » : à différentes époques, plus d’un million de personnes ont quitté leur domicile au Sri Lanka, dans le Kurdistan irakien ou dans l’ex-Yougoslavie.
Face à ces exodes, la France est bien loin d’« accueillir toute la misère du monde » : 61 000 demandes d’asile en 1989, 55 000 en 1990, 47 000 en 1991 ; les chiffres des cinq derniers mois de 1992, à nouveau à la baisse, permettent d’estimer à 25 000 le nombre de demandes pour l’année 1992. Les pays d’origine de ces demandeurs d’asile ne sont pas des pays traditionnels d’« émigration » mais des pays où les violations des droits de l’homme sont bien connues : Zaïre, Haïti, Sri Lanka...
Le nombre de demandeurs d’asile est également ridicule par rapport aux 85 millions d’étrangers qui franchissent nos frontières chaque année, et aux 17 millions de réfugiés recensés par le HCR dans le monde !
Des départs difficiles
Quiconque cherche à échapper à une menace doit d’abord faire preuve d’une certaine volonté pour quitter sa famille, son pays, sa culture. Peu d’individus sont préparés à partir ainsi à l’aventure et à franchir les frontières, voire les océans. Et les démarches administratives se résument rarement à de simples formalités.
Un gouvernement facilite rarement la remise d’un passeport à ses opposants ; un visa de sortie est en outre parfois exigé de celui qui veut quitter son pays. Parallèlement, un visa d’entrée est fréquemment exigé à l’arrivée dans le pays de destination rêvé. S’y ajoute la multiplication des visas de transit si le voyage s’effectue en avion et si le vol fait escale dans des pays tiers. Un Somalien veut-il se rendre à Amsterdam et son avion fait-il une escale technique à Roissy, il doit se procurer un visa de transit à l’ambassade de France de Mogadiscio et un visa à l’ambassade des Pays-Bas.
Ceux qui doivent fuir de toute urgence ne peuvent attendre la délivrance de ces visas. En outre, il peut être dangereux pour eux de venir aux abords de l’ambassade du pays d’asile choisi si les bâtiments sont surveillés ou gardés par les autorités de leur pays ou que le personnel y est composé de compatriotes, pas forcément du même clan ou de la même ethnie.
Des filières censées faciliter l’obtention de ces indispensables documents de voyage augmentent le coût de la fuite dans des proportions qui nécessitent souvent l’endettement de toute la famille pour longtemps. Ce surcoût ne garantit pourtant aucunement la réussite : des Sri Lankais ont été ainsi « abandonnés » en Thaïlande, Yougoslavie ou Albanie, par des passeurs supposés les accompagner à Paris, Amsterdam ou Ottawa.
Le contrôle à l’embarquement est la dernière épreuve avant le départ. Si les contrôles de la police locale ont pu être franchis sans histoire, avec ou sans bakchich, il faut encore pouvoir être admis à bord de l’avion. Une compagnie aérienne demandait récemment à son personnel de Port-au-Prince de mieux clarifier le processus employé par les Haïtiens fuyant en plus grand nombre après le coup d’État, afin d’y mettre un arrêt ou au moins un frein.
Le personnel d’une compagnie peut également être sensibilisé par sa direction aux « sanctions » encourues en cas de transport d’un étranger démuni des documents requis à l’arrivée : 10 000 francs en France, le double en Grande-Bretagne, aux États-Unis. Récemment une compagnie européenne conseillait à son personnel chargé de l’embarquement vers le Canada ou les États-Unis de vérifier avec attention les documents des passagers « qui, n’ayant pas de bagages, voyageaient très loin », qui « se rendaient au Canada en hiver ne transportant aucun vêtement chaud », qui « embarquent à la dernière minute », ou « voyagent sans famille avec d’autres jeunes hommes du même pays pauvre ».
Si un État constate que la vigilance des personnels des compagnies aériennes n’est pas suffisante pour enrayer ces flux, il peut être tenté d’envoyer sa police en renfort. Les autorités néerlandaises viennent de conclure un tel accord avec le Ghana et le Nigeria : leur police se rendra sur place pour vérifier les documents des passagers désirant se rendre aux Pays-Bas.
Autre exemple de coopération entre États : après le coup d’État contre le président Aristide en septembre 1991, quelques dizaines d’Haïtiens ont cherché à se réfugier en France, via la Suisse parce que ce pays n’exigeait pas de visa. Concertation franco-suisse immédiate, la Suisse a décidé d’instaurer un visa et la France un visa de transit. Les Haïtiens n’arrivent plus.
Au niveau de l’Europe, tous les efforts et mesures imaginés en ce sens par chaque État membre vont être étendus aux onze autres États de la Communauté européenne. Si une ambassade refuse un visa, les onze autres feront de même, les sanctions aux compagnies de transport devront être appliquées partout. Ces États ont constitué des listes de personnes indésirables sur leur territoire commun, ils envisagent d’envoyer des « experts » dans les aéroports de certains pays tiers pour conseiller les services de police locaux...
Des entrées aléatoires
Le premier contact avec les autorités du pays d’asile convoité est souvent décisif, qu’il ait lieu sur le territoire même de cet État ou, pendant le voyage, avant d’y arriver.
Tout le monde a entendu parler des « push-off » des boat people vietnamiens. Les pays de la région, qui en hébergeaient déjà tant bien que mal des milliers, cherchaient à refouler les nouveaux arrivants parfois en les ravitaillant en essence ou en effectuant quelques réparations pour que leur bateau les emmène un peu plus loin. Le Yémen, où se trouvaient déjà 50 000 Somaliens dans des camps, a cherché à refuser l’accostage à un bateau en contenant 3 000 autres attirés dans cette aventure par une annonce faite à la radio. Plus de cent passagers seraient morts de faim et de soif pendant le voyage ou de noyade en cherchant à quitter le navire.
Les boat people haïtiens ont été « triés » en haute mer pendant des années. Les garde-côtes américains arraisonnaient leurs bateaux et les faisaient monter à bord. En 10 ans, 25 000 ont ainsi été rapidement interrogés par les officiers d’immigration et seuls 28 ont été autorisés à accéder au territoire américain. Après le coup d’État en Haïti de septembre 1991, la presse s’est largement fait l’écho des 35 000 nouveaux départs. À situation nouvelle, organisation renforcée. Les boat people arrêtés en mer furent conduits à Guantanamo Bay, camp militaire américain sur le territoire de Cuba. Les entretiens, impossibles à bord des garde-côtes, furent organisés à terre, mais toujours assez loin de la Floride. Puis il n’y eut plus d’entretien du tout ; les Haïtiens sont aujourd’hui refoulés sans aucune procédure. Les Cubains moins nombreux (2 200 en 1991) sont mieux traités par les Américains, mais le plus dur pour eux est de quitter leur île.
Dans les aéroports internationaux, les situations sont très diverses d’un pays à un autre. Un colloque de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) a réuni à Paris, en avril dernier, des participants de seize pays pour comparer les statuts des zones dites internationales où sont maintenus les étrangers. Qu’elle soit désignée « zone de transit », « d’attente », « neutre » ou « stérile », elle est utilisée, en général, en dehors de toute règle de droit, pour permettre la privation de liberté à l’encontre de personnes considérées par les autorités comme ne remplissant pas les conditions d’accès au territoire.
Dans quelques aéroports, pour des provenances déterminées, des policiers ou officiers d’immigration contrôlent les documents des passagers à la sortie immédiate de l’avion et empêchent les « intrus » de débarquer, l’avion repartant immédiatement vers son point de départ ou continuant sa route vers un autre pays. Ces contrôles ont parfois été institués à bord même de l’avion. Encore plus efficace : la Belgique et les Pays-Bas ont refusé en juin l’atterrissage d’un avion en provenance de Bulgarie qui contenait des Yougoslaves fuyant les combats.
De nombreux témoignages ont été rapportés d’étrangers arrivant dans un aéroport européen et s’efforçant de faire comprendre que, certes, ils étaient démunis d’un visa, mais qu’ils seraient en danger s’ils étaient renvoyés dans le pays qu’ils venaient de fuir. Un minimum d’écoute leur est dû, les textes internationaux l’affirment. Ils n’ont pourtant pas toujours droit à tant d’égard : manque de personnel (officiers d’immigration ou police des frontières) ou manque de formation de ce personnel, manque de bonne volonté ou instructions strictes...
Certains pays européens sont allés jusqu’à installer leur armée aux frontières terrestres pour refouler chez leur voisin ceux qui frappent à leur porte, mais des « verrous » plus administratifs existent également.
Pays de premier accueil
Vous êtes passés par Rome et Paris ou Brazzaville avant d’arriver à Amsterdam, vous auriez pu y demander l’asile. Peu importe si votre avion n’y a fait escale que quelques heures. Tant pis si vous avez rêvé d’un pays d’asile déterminé parce que vous en parlez la langue ou que votre famille ou communauté vous y attend ! Nous vous renvoyons vers ce premier pays traversé, jugé pays d’accueil « sûr ». Les services d’immigration américains ont même installé des représentants dans quatre aéroports londoniens pour intercepter les immigrants illégaux avant leur arrivée aux États-Unis. Des postes similaires pourraient être installés prochainement dans d’autres capitales, par les États-Unis ou d’autres États.
Des accords de réadmission peuvent être signés entre deux États ou plus pour formaliser ces renvois. La France en a signé avec nombre de ses voisins ; l’Autriche vient de franchir le pas avec la Hongrie et la Roumanie. La signature de tels accords a été également envisagée favorablement par les ministres de l’Intérieur de vingt-sept États européens lors d’une rencontre à Berlin, les 30 et 31 octobre 1991.
Avec l’Europe qui se construit, ce type d’accords se généralise. La Convention de Dublin, signée en juin 1990, établit des critères pour déterminer lequel des douze États sera responsable de l’étude d’une demande d’asile. Si un Zaïrois, arrivé à Rome, muni d’un visa pour l’Allemagne, demande l’asile en France alors que sa femme réside aux Pays-Bas, un de ces États sera désigné. Le choix personnel de l’intéressé ne comptera pas.
Le Canada est intéressé par un tel accord à douze qui empêche un demandeur d’asile de s’adresser simultanément ou successivement à plusieurs États. Il envisage de s’y associer, car un fort pourcentage de « ses » demandeurs d’asile pourraient alors être retournés en Europe du simple fait qu’ils y ont transité. Une « convention parallèle » permettra une coopération avec les autres États intéressés.
Il s’est pourtant avéré délicat de parvenir à un accord à douze. La France, l’Allemagne et le Benelux l’ont bien compris et se sont organisés pour envisager à cinq la suppression des contrôles à leurs frontières internes. Le Groupe de Schengen est né ainsi, rejoint plus tard par l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Ce groupe de huit pays prévoit également la désignation d’un seul État pour l’étude d’une demande d’asile. Mais cela ne suffit pas. Un accord a été signé entre les huit et la Pologne : si un Somalien ou un Kirghize arrive sur leur territoire commun via la Pologne, il y sera renvoyé. À n’en pas douter, de tels accords vont se généraliser à la Hongrie, la Tchécoslovaquie..., une ceinture de protection renforçant nos défenses à l’Est.
Pays d’origine « sûr »
Divers pays « d’asile » estiment que certains pays sont « sûrs ». Les demandes d’asile des ressortissants de ces pays ne mériteraient donc qu’une étude accélérée. La Suisse a reconnu ce brevet de « sûreté » à l’Algérie, à l’Inde et à la Roumanie. En Belgique, c’est un peu plus compliqué : un tel pays sera homologué si, au cours de l’année précédente, plus de 5 % du nombre total des demandeurs d’asile sont originaires de ce pays, et si 5 % au moins de ces 5 % ont été reconnus réfugiés.
D’autres types d’obstacles peuvent encore être institués. Les Haïtiens, déjà triés sur le volet en mer ou sur la base américaine de Guantanamo Bay, doivent encore passer avec succès le test de dépistage du sida pour être accueillis aux États-Unis. Les Palestiniens chassés du Koweït cherchent en vain un accueil décent. La Jordanie en a accueilli 300 000 mais ils ont dû payer une forte taxe d’importation de leurs meubles, voiture..., ainsi qu’une somme de 6 000 dollars pour être exemptés du service militaire.
La détention est également le lot des demandeurs d’asile à leur arrivée dans certains pays. Le régime des centres ou camps est plus ou moins strict. Aux États-Unis, l’un des buts d’une telle détention semblait être de dissuader des étrangers de déposer leur demande d’asile. À Hong-Kong, les conditions dans certains camps sont très dures et le séjour très long la plupart du temps.
Des renvois à haut risque
Ceux à qui l’accès au territoire est refusé sont généralement renvoyés d’où ils viennent, par le même moyen de transport qu’ils ont utilisé. S’ils refusent une première fois d’embarquer, ils courent le risque d’être accompagnés d’une escorte policière la deuxième fois. Un jeune Sri Lankais a récemment payé de sa vie sa résistance à un tel renvoi de Paris vers Colombo : menotté dans l’avion, il a cherché à convaincre de sa crainte en se débattant contre les deux policiers. Il en est mort (voir Plein Droit, n°15-16, novembre 1991).
Lorsqu’un étranger est refoulé à la frontière, il est presque impossible d’être rassuré sur son sort de manière certaine. Parfois, il aura réussi à descendre en profitant d’une escale et tenté sa chance ailleurs. Certains, refoulés sur le bateau qui les a amenés, ont tenté de rejoindre une rive à la nage et se sont noyés. Si la personne est arrêtée à son retour dans son pays, elle ne pourra alerter qui que ce soit : si elle passe sans histoire le premier contrôle policier, elle aura généralement suffisamment de soucis à se réinsérer, après sa tentative avortée de fuite, pour penser à rassurer ceux qui s’inquiètent peut-être à quelques milliers de kilomètres.
Les Britanniques ont bien du mal à convaincre qu’il leur est possible de surveiller le bon déroulement de la réinstallation des Vietnamiens renvoyés de Hong-Kong ; un accord récent prévoit le renvoi de 50 000 d’entre eux en trois ans, contre leur gré s’il le faut. Les autorités américaines, elles, se sont aperçues que 54 Haïtiens avaient été refoulés par erreur... du fait d’une mauvaise saisie informatique ! En outre, un retour peut être « sûr » lorsqu’il a lieu sous les feux des projecteurs, mais il est essentiel d’assurer la protection des personnes à long terme, lorsque l’actualité s’éloigne d’eux. Cette préoccupation a conduit la communauté internationale à dénoncer en mai l’accord de rapatriement de 250 000 musulmans Rohingyas, conclu entre les autorités du Myanmar et du Bangladesh alors que plus de 1 000 réfugiés continuaient à fuir chaque jour. C’est aussi parce que le HCR n’est pas convaincu du caractère « volontaire » du retour des Sri Lankais à partir de l’Inde qu’il hésite à s’associer au processus. En Afghanistan, le manque cruel d’argent se fait sentir pour 500 000 exilés rentrés parmi plusieurs millions qui avaient représenté 30 % du nombre total de réfugiés recensés dans le monde.
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