Article extrait du Plein droit n° 18-19, octobre 1992
« Droit d’asile : suite et... fin ? »
Duplicité de rapports de mission à l’OFPRA
Jean-Pierre Alaux
Une mission d’enquête et une seule a été organisée au Sri Lanka par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en décembre 1991, avec le concours d’un représentant du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Par un tour de passe-passe digne de Janus, le dieu romain au double visage, cette investigation a donné lieu à deux rapports qui — c’est le moins qu’on puisse dire — ne présentent pas de conclusions convergentes.
L’un, succinct (9 pages) et daté du 16 avril 1992, opte clairement en faveur d’une politique restrictive : « Le flux de la demande d’asile sri lankaise, qui reste au niveau européen l’un des flux importants de demandeurs d’asile, mêle à des degrés variables une minorité de “véritables” victimes de persécutions, au sens classique de la Convention de Genève, à une majorité de migrants qui ne réunissent que très partiellement les critères individualisés de la Convention de Genève », conclut-il. Ce document, d’usage semble-t-il interne à l’administration, est « publié » sous le sigle de l’Ofpra. Il emprunte curieusement son argumentation — une sélection très partiale d’observations choisies à dessein — à l’autre rapport, pourtant daté de mai 1992 (en raison de « différents contretemps professionnels et administratifs »), présenté comme « une tâche collective des membres de la mission ». Ce texte qui, malgré sa date postérieure, sert de « gisement » au rapport « officiel » a, de toute évidence, d’abord existé sous forme de pré-rapport. Privé, quant à lui, de l’honneur de paraître auréolé du sigle de l’Ofpra, il porte la mention « confidentiel » (voir ses conclusions dans l’article « L’absence de craintes de persécutions individualisées ne doit pas entraîner le refus du statut »).
L’ampleur (80 pages, dont 28 d’annexes), la multiplicité des notes de terrain, l’extrême attention à la complexité des témoignages recueillis en diverses régions du Sri Lanka prouvent que ce « deuxième » rapport est, sans aucun doute, le seul à rendre compte du travail de la mission. L’ennui tient, une fois de plus pour les pouvoirs publics, au fait que le contact avec la réalité induit des recommandations favorables à une attitude relativement compréhensive de la part de l’Ofpra et de la Commission des recours à l’égard des demandeurs d’asile sri lankais. Ainsi les quatre rapporteurs estiment-ils, par exemple (p. 47) que, s’« il est faux de prétendre qu’aujourd’hui les tamouls du Sri Lanka, du fait de leur seule appartenance ethnique, peuvent être en butte aux persécutions du pouvoir », « les garanties juridictionnelles et politiques qui sont offertes aux ressortissants sri lankais retournant dans leur pays sont insuffisantes et ne correspondent pas à la protection qu’ils sont en droit d’attendre de la part des autorités de leur pays ». De ce fait, ils concluent que, « s’il était donc décidé, dans des cas exceptionnels et malgré ce contexte [ c’est nous qui soulignons ], de procéder à la reconduite à la frontière de ressortissants sri lankais non documentés n’ayant pas obtenu le statut de réfugié ou une forme d’asile temporaire à titre humanitaire, il apparaît fondamental à la mission que, dans ce cas, des mesures d’accompagnement et de suivi de situation dans le pays d’origine puissent se mettre en place (...) ».
Au regard de ce souci de sécurité, l’Office ne s’embarrasse guère de scrupules (p. 9) : « On voit mal comment on pourrait généraliser une règle de non-renvoi, conseille au contraire l’Ofpra dans sa version du rapport, compte tenu des sept points précédents et du fait que la communauté tamoule représente 200 000 des 700 000 habitants de la capitale, et compte des représentants au sein du gouvernement de Colombo, etc. ». Les sept points ? Il s’agit de la totalité des articulations de l’infidèle digest taillé sur mesure dans les notes des rapporteurs. L’Office, d’ailleurs, avoue d’emblée opérer une sélection — « Les points fondamentaux du rapport retenus par l’OFPRA à l’issue de cette mission sont les suivants » (p. 2) — pot pourri de remarques secondaires éparses dans le rapport originel, qui ont toutes en commun de relativiser le bien-fondé de certaines demandes d’asile. Mais, alors que le véritable rapport de mission relève ces phénomènes comme autant de circonstances de second plan au regard des dangers réels, l’Ofpra ne retient qu’elles.
L’accumulation exclusive de ces seuls « points » négatifs permet évidemment d’utiliser l’existence de la mission au Sri Lanka comme la marque du sérieux qui préside au travail de l’Ofpra, tout en effaçant les traces de ses observations gênantes sur le terrain. D’où des conclusions diamétralement opposées sur les critères à observer pour examiner les demandes d’asile sri lankaises.
D’un côté, les auteurs du rapport préconisent la « mise en œuvre d’une conception objective ou objectivée de la crainte de persécution, conception justifiée non par des considérants personnalisés mais par des critères objectivement individualisés, tenant à la provenance géographique, l’appartenance ethnique ou politique (dans le cas du JVP [1]), d’âge et de sexe », c’est-à-dire conseillent un examen qui « n’exclurait pas par principe que la simple appartenance à un groupe serait à elle seule suffisante pour justifier, dans certaines circonstances, la qualité de réfugié ».
De l’autre côté, l’Ofpra estime qu’« on ne peut, sans méconnaître l’économie de la Convention de Genève, renoncer à l’analyse individuelle des cas allégués », même si l’emploi des critères " objectifs " « doit continuer à éclairer l’examen individuel des dossiers des demandeurs d’asile sri lankais ».
Une révision aussi radicale d’un rapport de mission rédigé par trois officiers de protection et un représentant du HCR en dit long sur l’actuelle liberté d’expression à l’Ofpra. Non seulement ce document exceptionnellement précis est maintenu au secret de peur sans doute que la société française soit informée, mais il est détourné au profit de la justification d’une politique sans rapport avec le droit d’asile, dans le souci prioritaire de servir de caution à la politique générale de restriction des flux migratoires. CQFD.
Nos précédents articles :
- « Pourquoi y a-t-il des demandeurs d’asile tamouls ? », Plein droit n° 3, avril 1988.
- « Sri Lanka : un pays à feu et à sang », Plein droit n° 10, mai 1990.
- « Dans le non-droit des aéroports, la mort d’un Sri Lankais », Plein droit n° 15-16, novembre 1991.
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