Article extrait du Plein droit n° 90, octobre 2011
« Réfugiés clandestins »

Turquie : le HCR contre les réfugiés ?

Mathilde Blézat

volontaire pour Migreurop en Turquie
En Turquie, le système d’asile est double. Si le pays a bien ratifié la convention de Genève de 1951, elle ne s’applique qu’aux personnes provenant de pays membres du Conseil de l’Europe. Les ressortissants d’autres États, largement majoritaires, relèvent de la responsabilité du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de Turquie, ce qui en fait un acteur charnière du système d’asile turc. Pourtant, selon de très nombreux témoins et ONG, il n’assumerait pas pleinement ses responsabilités et violerait ses propres règles1.

La Turquie a ratifié la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et son protocole sur l’asile, mais y a apposé une réserve géographique, ce qui complique son système d’asile. Seul·e·s les ressortissant·e·s de pays membres du Conseil de l’Europe peuvent obtenir l’asile en Turquie. Au total, on compte… 44 bénéficiaires depuis 1962, année de l’adhésion turque à la convention.

En revanche, les ressortissant·e·s de pays non membres du Conseil de l’Europe – qui constituent l’écrasante majorité des personnes demandant l’asile en Turquie [1]– relèvent de la responsabilité du HCR et ne peuvent y obtenir qu’une protection temporaire. La procédure permet au ministère turc de l’intérieur et aux consulats des pays « tiers » d’intervenir. En effet, à leur arrivée en Turquie, ces personnes peuvent déposer une demande d’asile auprès du HCR mais, à l’issue de leur enregistrement, elles sont dans l’obligation de faire une demande d’asile temporaire auprès du ministère de l’intérieur et d’en obtenir l’acceptation pour pouvoir demeurer légalement sur le territoire turc. Le ministère les contraint consécutivement de résider dans l’une des 28 « villes-satellites » durant la totalité de la procédure d’asile. Les demandeurs et demandeuses d’asile et réfugié·e·s ne peuvent se déplacer hors de celle-ci, sauf autorisation délivrée par la police des étrangers [2], où obligation leur est donnée d’aller signer toutes les semaines.

Après enregistrement de la demande, le HCR mène les entretiens et les recherches qui lui permettront de prendre une décision. En cas de rejet en première instance, le demandeur ou la demandeuse d’asile peut faire appel auprès du... même HCR, ce qui correspond à un droit fictif au recours [3]. Si le HCR rejette à nouveau la demande, le dossier est clos, et la personne est menacée d’expulsion [4]. Si le HCR accorde le statut de réfugié selon la définition de la Convention de 1951 ou selon celle, étendue, prévue par son mandat [5], il est ensuite chargé de référer le dossier du ou de la réfugié·e au consulat d’un des « pays tiers » (en pratique, Canada, États-Unis, Australie, pays scandinaves) afin qu’une procédure de demande de réinstallation soit entamée. Ces consulats décident selon les quotas (par nationalité) de réfugiés acceptés par leur gouvernement et organisent le départ des celles et ceux qu’ils acceptent, après autorisation du ministère de l’intérieur turc [6]. Du fait de ces quotas, nombre de réfugié·e·s ne sont pas réinstallé·e·s dans des pays tiers dans des délais raisonnables. De plus, ces pays acceptent rarement des réfugié·e·s reconnu·e·s par le HCR selon la définition étendue prévue dans son mandat (et non selon celle de la Convention), sauf en cas d’extrême vulnérabilité. Enfin, nombreux sont celles et ceux qui n’ont presque aucun espoir d’être un jour réinstallés du fait de leur nationalité. Les pays tiers accueillent par exemple très peu d’Afghan·e·s. Si aucune option de réinstallation n’est trouvée, les réfugié·e·s restent cantonné·e·s dans les « villes-satellites » au bon vouloir des autorités, jusqu’à ce que la situation dans leur pays d’origine soit considérée comme sécurisée.

Des témoignages



« Le HCR nous traite comme des sous-hommes. Nous sommes des réfugiés mais nous sommes quand même des êtres humains. J’ai attendu un an et demi pour avoir mon premier entretien ! Puis, j’ai attendu une réponse pendant plus de deux ans sans explications du HCR. Certains reçoivent une réponse rapidement, d’autres beaucoup plus tard, sans raison apparente. Quand la réponse arrive enfin, elle n’est accompagnée d’aucune motivation. Elle dit juste (dans mon cas) que je suis refusé car ma demande ne remplit pas les critères de la Convention sur l’asile, et que le HCR n’est pas tenu de donner plus d’explications.

Tous les jours, des demandeurs d’asile campent et entament des grèves de la faim devant le HCR. Au bout de quelques de jours, on vient les voir pour leur demander d’être patients. Parfois tu attends pendant des heures pour ton entretien, après avoir attendu des années, et là les employés du HCR viennent te dire qu’ils partent déjeuner. Ils se fichent d’avoir un impact considérable sur notre vie. Pour eux, ce sont juste des horaires de boulot et une paye à la fin du mois. Certains d’entre eux s’adressent à nous comme des flics, d’un ton méprisant et accusateur.

L’an dernier, ils ont organisé une fête pour la Journée mondiale des réfugiés, avec de la musique, à manger et, en prime, une lettre nous disant de garder espoir ! Mais on s’en fiche, on veut être libres et partir d’ici. Cela fait sept ans que je suis là, je ne suis jamais sorti de Van. Je hais vraiment les murs du HCR, tu sais. Depuis la porte d’entrée jusqu’au plafond, je déteste tout là-bas. Parfois, j’ai envie d’aller tout casser. »

Débouté du droit d’asile de Van

« Je ne comprends pas pourquoi les employés du HCR nous traitent si mal. Ils ont trouvé du travail grâce à des gens comme moi qui ont fui leur pays. Ils s’ennuient à écouter tous les jours des histoires semblables mais ils sont payés pour cela, et l’ennui est le propre de la plupart des métiers. Cela ne veut pas dire que l’on peut maltraiter les « clients ».

L’autre jour, je suis arrivé au HCR à 8h du matin avec un ami. La fenêtre ouvre à 8h30. L’interprète nous fait entrer dans la salle d’attente, nous ne sommes que tous les deux. (…) Une fois-là, il ne nous est pas permis de ressortir. Vers midi, l’interprète et le legal officer viennent et nous disent qu’ils vont déjeuner sans même nous demander si nous avons faim. Cela m’a vraiment choqué. Ils ont enfin daigné me recevoir à 16h30 pour effectuer mon enregistrement. Depuis 8h du matin, j’étais là, je n’avais pas bougé de ma chaise, rien bu ni avalé. »

Demandeur d’asile de Van

Lente, inégalitaire et incertaine

L’action du HCR en Turquie est certes limitée par les décisions du ministère turc de l’intérieur et des pays tiers, mais cette dépendance est toute relative. En ce qui concerne le ministère, il valide généralement les décisions du HCR, libre mais très lent, dans la détermination du statut de réfugié. Dans le meilleur des cas, il faut compter 4 à 8 mois après enregistrement pour le premier entretien, et 4 à 6 autres mois pour obtenir la décision. En cas d’appel d’un rejet, la réponse est rendue environ 8 mois plus tard. Le HCR traite en fait les dossiers de façon inégalitaire. Le pays d’origine, le niveau d’éducation, l’appartenance à des réseaux sociaux internationaux, et la nature de la persécution subie ont une incidence non négligeable sur la durée et sur l’issue de la procédure. De nombreuses personnes, notamment d’origine afghane ou de certains pays d’Afrique, reçoivent la première décision au bout de deux ans. Dans une lettre ouverte adressée au HCR de Turquie le 25 juin 2011 [7], des demandeurs d’asile et réfugiés afghans ont ainsi exprimé leur colère face à son mépris pour leurs demandes d’asile et de réinstallation. Ils l’y accusent de ne pas honorer son mandat à leur égard et de les pousser à abandonner leur demande et à risquer leur vie en partant clandestinement pour l’Europe. Cette lettre enjoint le HCR de se montrer plus efficace, juste et transparent dans la détermination du statut de réfugié et d’expliquer pourquoi celle-ci prend beaucoup plus de temps pour les Afghan·e·s. Il est vrai que les inégalités de traitement se sont récemment accrues à la suite de la médiatique mobilisation des demandeurs et demandeuses d’asile iranien·ne·s en hiver 2010 [8], auxquels le statut de réfugié a été accordé en masse.

En cas de rejet en première instance [9], la personne peut faire appel, en écrivant elle-même une lettre ou avec l’aide de l’ONG de soutien juridique HCA/RASP qui a accès aux motivations détaillées des rejets. Quant aux demandeurs d’asile, ils ne reçoivent qu’une lettre notifiant le rejet ou l’acceptation, sans les raisons, en manquement aux standards procéduraux établis par le HCR [10]. Il leur est impossible de savoir si le HCR a fait des erreurs de procédure, des recherches adéquates ou bien retranscrit leur histoire. Le HCR ne leur donne ainsi pas les moyens de construire correctement leur appel.

En cas de réponse positive, le HCR est tenu d’envoyer immédiatement le dossier au consulat d’un pays tiers, mais des témoignages de mineurs isolés par exemple font part d’un retard de près d’un an alors que ces enfants et adolescents entrent dans la catégorie des personnesparticulièrement « vulnérables ». Quant aux lenteurs et inégalités résultant des quotas, le HCR rétorque aux réfugié·e·s mécontent·e·s qu’il n’a pas de pouvoir à ce stade de la procédure. Or, en n’exerçant aucune pression sur les pays tiers, il se dédouane de ses responsabilités de protection des réfugié·e·s. En outre, c’est surtout son manque d’honnêteté qui est mis en cause par ces dernier·e·s : le HCR leur donne de faux espoirs en leur répétant qu’une option de réinstallation se présentera bientôt. Il ne leur fournit pas d’informations claires sur ses propres limites et ses responsabilités, et les maintient dans un espoir peu probable. Nombre de réfugié·e·s afghan·e·s rencontré·e·s à Van sont bloqué·e·s dans la ville depuis 4, 8, 12 ans même. Ils souffrent psychologiquement de ce temporaire interminable, dans un contexte de privation de liberté de mouvement, de droits et d’opportunités de travail très limitées [11], de conditions matérielles difficiles [12] et de fortes discriminations.

Méprisant et déshumanisant

Pendant ces mois et années d’attente, le HCR ne donne pas d’indication quant aux délais. Les demandeurs d’asile soulignent en permanence l’absence de communication, de partage d’informations et d’assistance de sa part. Il est rare qu’ils ou elles puissent joindre l’agence principale d’Ankara par téléphone : répondeur automatique, numéro auquel personne ne répond, attente interminable, problème de langue. Les lettres, fax et e-mails restent sans réponse. L’accès aux locaux est très restreint. À l’agence de Van, les demandeurs et demandeuses d’asile attendent dans la rue. Les interprètes filtrent les entrées en leur demandant, depuis l’intérieur, les raisons de leur visite. Difficile d’obtenir un rendez-vous. Par conséquent, nombreuses sont les personnes qui ont recours à des actions radicales afin d’être écoutées : tentatives de suicide, grèves de la faim et campements devant l’agence sont fréquents. « Quand je veux que le HCR me reçoive et m’écoute, je vais m’ouvrir les veines au couteau devant sa porte. Je l’ai fait plusieurs fois », explique une réfugiée.

Tant les personnes en demande d’asile que celles ayant obtenu le statut de réfugié dénoncent aussi l’incompétence du HCR à agir dans des domaines de son ressort (santé, réinstallation, police) au prétexte d’un manque de pouvoir et de moyens. Certains legal officer [13] sont détestés pour leur ton agressif, accusateur, leur insensibilité aux traumatismes et situations vécues par celles et ceux dont ils sont en charge. Des demandeurs et demandeuses d’asile témoignent d’entretiens violents, avec tapage de poings sur la table, cris, indifférence, menaces de rejet immédiat, accusations de mensonge de la part du legal officer [14]. Les interprètes du HCR d’Ankara ou de Van ont aussi très mauvaise réputation. Mauvaise connaissance des différents accents et dialectes, impatience, manque de professionnalisme et préjugés sont pointés du doigt alors que les associations ont des interprètes beaucoup plus à l’écoute et compétents. Enfin, jusqu’au printemps 2011, les deux interprètes et le legal officer du HCR de Van étaient des hommes alors que c’est une ville dans laquelle les femmes sont constamment confrontées au harcèlement des hommes. Les standards du HCR prescrivent pourtant l’emploi d’interprètes compétents et des deux sexes, et des entretiens dans un environnement apaisé [15]. L’écrasante majorité des demandeurs et demandeuses d’asile, réfugié·e·s et débouté·e·s rencontré·e·s à Van témoigne de traitements humiliants et déshumanisants infligés par certaines personnes du HCR. Les plaintes, y compris celles des associations, ne provoquent pas de changements de personnel ou d’attitude.

Une jeune réfugiée de Van raconte : « Tu vas dénoncer un problème comme un harcèlement ou un refus de paiement de salaire, ils se contentent d’écrire une lettre et tu n’en entends plus jamais parler. La dernière fois qu’un homme m’a agressée, je suis aussi allée au HCR car ils sont censés protéger nos droits. J’ai raconté l’agression au legal officer et la seule chose qu’il a réussi à me dire fut ‘‘Pourquoi tu ne te trouves pas un mari turc, tu auras moins de problèmes’’. Je suis révoltée.  »

Le HCR de Turquie transgresse ses propres règles, traite les demandes d’asile de façon inégalitaire, incompétente et irrespectueuse. Il n’assume pas non plus correctement ses responsabilités, se cachant derrière les interdépendances d’un système dont il est la charnière. Ce faisant, pour beaucoup de celles et ceux qui attendent sa protection, il se mue en véritable agent de harcèlement voire de persécution psychique et morale.




Notes

[1En juillet 2010, 14 751 personnes originaires de pays non-membres du Conseil de l’Europe étaient enregistrées au HCR Turquie. 8 707 d’entre elles étaient des réfugiés statutaires et 6 044 demandaient l’asile. UNHCR in Turkey : Facts and Figures, août 2010, p. 11.

[2Les permissions de quitter la ville, de 15 jours renouvelables, ne sont bien souvent en pratique accordées que dans les cas où un traitement médical indispensable n’est pas possible dans la ville-satellite et pour se rendre à un entretien au HCR d’Ankara ou dans un consulat.

[3« Toute personne déclarée coupable d’une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi  » précise l’article 14, paragraphe 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, énonçant ainsi un principe général qui vaut au-delà des auteurs de délits.

[4Il est possible de demander la réouverture du dossier par le HCR, une procédure longue et rarement fructueuse, sauf erreur grave dans le traitement de la demande ou changement de la situation dans le pays d’origine.

[5Le HCR de Turquie ne semble plus attribuer le statut de protection spécifique depuis le printemps 2011, afin que les personnes ayant obtenu ce statut ne risquent pas d’être expulsées par la Turquie. Les deux types de décisions rendues par le sont actuellement le rejet ou la reconnaissance comme réfugié selon les critères de la Convention.

[6Le refus de laisser partir un·e réfugié·e peut être dû au défaut de paiement du permis de résident durant la durée de l’asile temporaire.

[7An open letter from Afghan refugees in Turkey to UNHCR, 25 juin 2011. http://www.kabulpress.org/ my/spip.php ?article71113

[8Au moment de cette mobilisation, le HCR a sommé l’ONG HCA/RASP, qui aide les débouté·e·s à faire appel, à produire en hâte des appels sur ces cas afin qu’il puisse rapidement leur octroyer le statut. D’autres Iranien·ne·s ont soudain reçu une réponse positive après plus d’un an d’attente.

[9Le HCR Turquie déclare que 50% des demandes d’asile reçoivent une réponse positive.

[10UNHCR, Improving Asylum Procedures : Comparative Analysis and Recommendations for Law and Practice, mars 2010, p. 13. Le HCR affirme qu’il commencera bientôt à envoyer des lettres de rejet détaillées aux personnes débouté·e·s (HCA/RASP).

[11Pour avoir accès aux soins, à la scolarisation ou à un permis de travail, il faut demander un numéro de résident étranger à la police, que l’on ne peut obtenir que si l’on a le permis de résident. Tout cela prend beaucoup de temps.

[12L’aide sociale du HCR étant très faible, il faut surtout compter sur les associations caritatives et de soutien, la communauté et la débrouille.

[13Témoignages d’Afghan·e·s de Van.

[14UNHCR, ibid., p.32 ; 37-39.

[15La personne qui mène les entretiens, prend les décisions et assiste les demandeurs et demandeuses d’asile dans leurs problèmes quotidiens.


Article extrait du n°90

→ Commander la publication papier ou l'ebook
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : mardi 17 août 2021, 17:43
URL de cette page : www.gisti.org/article4502