Article extrait du Plein droit n° 90, octobre 2011
« Réfugiés clandestins »
Révolutions arabes : des héros, mais de loin
Claire Rodier
Juriste, Gisti, Migreurop
Le choix de Plein Droit de revenir sur la question de l’asile, douze ans après un numéro intitulé « Asile(s) degré zéro » [1], est bien antérieur au cas d’école qui nous est fourni en 2011 avec l’explosion qui a secoué le sud de la Méditerranée. À portée de jumelles, pour une fois presque sous nos yeux, se déroulent des scènes qui incarnent ce que l’imaginaire veut voir des « vrais » réfugiés : exodes massifs fuyant des bombardements, entassements dans des camps de toile, organisations internationales en ordre de marche, humanitaires débordés. L’occasion de vérifier que, si le contexte a en apparence changé depuis 1999, avec l’adoption par l’Union européenne d’une série de normes législatives supposées organiser, à court terme, un régime d’asile européen commun, l’Europe n’est ni plus accueillante ni plus généreuse qu’alors avec les réfugiés. À l’instar du monde riche en général, qui préfère gérer à distance les indésirables, en les cantonnant, comme le rappelle Michel Agier (cf. p. 21), dans des « hors-lieux » afin de préserver une injuste « paix humanitaire ».
De fait, rarement comme en ce début d’année 2011, dans l’histoire récente de la gestion par l’Europe de la question des réfugiés, on n’aura assisté à une telle démonstration de cynisme. Tout en se félicitant des « bouleversements porteurs d’espoir » qui se sont produits dans le voisinage méridional de l’Union européenne, et en saluant le « courage des citoyens de cette région » [2] prenant en main leur destin pour rejeter l’oppression et la dictature, les gouvernements de l’UE se sont empressés de décourager celles et ceux qui, parmi ces « héros », auraient pu vouloir approcher de trop près le phare de la démocratie. Les jeunes Tunisiens qui ont pris la mer pour rejoindre l’île italienne de Lampedusa dans les semaines ayant suivi la révolution en ont fait l’amère expérience [3]. Mais c’est surtout à l’égard des personnes fuyant le conflit en Libye que s’est illustrée, grandeur nature, l’hypocrisie d’une Europe qui empile déclarations et textes en faveur de la protection des réfugiées et des réfugiés mais détourne le regard et ferme ses portes lorsqu’il s’agit de les mettre en application.
Les Subsahariens doublement réfugiés, doublement rejetés
En Libye, l’exode a débuté dès la fin février, lorsque le gouvernement a commencé à réprimer par la force les manifestations de rue qui, à l’instar de ce qui s’était passé en Tunisie et en Égypte, menaçaient le régime de Muammar Kadhafi. En quelques jours, des dizaines de milliers d’étrangers ont cherché à quitter le pays. Pour certains, ce fut vite fait : les gouvernements de tous les pays industrialisés qui avaient des intérêts en Libye ont su organiser sans délai l’évacuation de leurs expatriés par voie aérienne. D’autres, originaires du Bangladesh, du Ghana, du Maroc, d’Égypte, du Mali et d’autres pays qui fournissaient en masse de la main-d’oeuvre immigrée à Tripoli ont pris la route de la Tunisie (début mars, 100 000 personnes avaient franchi la frontière) avant d’être rapatriés, parfois par l’Organisation internationale des migrations (OIM) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Mais pour une troisième catégorie, aucun retour n’était envisageable : ayant fui depuis plusieurs mois ou plusieurs années le Darfour, l’Érythrée, la Somalie, l’Éthiopie, l’Irak, la Côte d’Ivoire et d’autres pays en guerre, ils se sont trouvés comme pris dans une nasse dans une Libye devenue dangereuse pour eux. Parce que le colonel Kadhafi s’est constitué de longue date une armée de mercenaires africains, les nombreux Subsahariens travaillant dans le pays, soupçonnés d’appartenir à cette milice redoutée, ont été la cible d’agressions qui ont contraint un bon nombre à rester terrés chez eux. Ceux qui ont réussi à fuir n’ont pas toujours été accueillis à bras ouverts à la frontière tunisienne. Mieux, pourtant, qu’en Égypte où, en général, on ne les a pas laissés entrer. Pour la plupart, ces « doubles réfugiés » se trouvaient encore dans des camps surpeuplés au sud de la Tunisie au début de l’été.
La situation n’a fait que s’aggraver lorsqu’en application de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, les avions de la coalition internationale ont commencé à bombarder Tripoli, à la mi-mars. Des Libyens ont à leur tour rejoint les cohortes d’exilés en partance. Selon l’OIM, près de 346 000 personnes avaient quitté la Libye à la fin mars, pas loin du double fin juillet. Si la majorité a été accueillie en Tunisie, trois pays parmi les plus pauvres de la planète, le Soudan, le Tchad et le Niger, ont également fait face, par milliers, aux arrivées de réfugiés.
Et l’Europe ? Après force tergiversations, la Belgique a accepté, dans le cadre d’un programme de réinstallation conclu avec le HCR, de prendre en charge 25 Érythréens et Congolais parmi les 6 000 personnes se trouvant encore au mois de juillet au camp de Choucha, en Tunisie. Six autres pays de l’UE ont, de leur côté, fait des offres d’accueil pour un total de 238 places [4]. En réalité, le nombre de réfugiés effectivement arrivés en Europe est bien supérieur : de l’ordre de 21 000 ont gagné les côtes italiennes depuis la Libye, et près de 1 500 l’île de Malte. Mais on ne peut, les concernant, parler d’« accueil », car ces réfugiés ont débarqué sans autorisation dans les deux pays, à l’issue d’une traversée pénible et souvent périlleuse, et malgré les dispositifs dissuasifs mis en travers de leur chemin. Encore ces rescapés ont-ils la chance d’avoir la vie sauve. Si une des premières mesures prises par l’UE pour accompagner le « printemps arabe » fut le déploiement des navires de l’agence Frontex pour surveiller les côtes tunisienne et libyenne, ce n’était visiblement pas pour prévenir les naufrages : d’après le HCR, 2 000 personnes se sont noyées en Méditerranée entre février et juin 2011 en tentant de rejoindre l’Europe. Le décalage entre les 250 places de réinstallation offertes par les Européens et les milliers de réfugiés entassés dans des conditions dramatiques dans les camps de Tunisie [5] et bloqués à la frontière égyptienne [6] serait risible s’il n’était pas tragique, et surtout symptomatique de la façon dont l’UE bafoue ses propres principes, et les lois dont elle s’est dotée en matière d’asile depuis la fin des années 1990.
Déjà en 1999, les Kosovars
Car si elle est caricaturale, l’attitude de l’Europe face aux réfugiés de Libye n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé en 1999, quand, à la suite de l’intervention de l’Otan dans les Balkans, l’opinion occidentale assista à l’exode massif des Albanais du Kosovo fuyant l’épuration ethnique vers des camps de réfugiés installés à la hâte dans les pays les plus proches (Albanie, Monténégro, Macédoine). Difficile de ne pas établir de parallèle entre les propos du premier ministre français de l’époque – Lionel Jospin – expliquant, pour justifier le refus de son gouvernement d’accueillir en nombre les Albanais du Kosovo, qu’il ne fallait pas donner l’impression d’accepter « le fait accompli des déportations perpétrées par les Serbes » et qu’il était bien préférable qu’ils restent dans les pays limitrophes, et ceux du pouvoir actuel face à la crise libyenne. En réponse à la commissaire européenne Cecilia Malström qui a lancé, en avril, un appel à la solidarité des Vingt-Sept pour réinstaller dans l’UE des Érythréens et Soudanais, le président de la République française indiquait que cette solution n’était pas pertinente, car « il y a tout lieu de penser que, par l’effet d’appel qu’elle comporte nécessairement, [la réinstallation] serait en fait de nature à aggraver la situation ». Quant à son ministre de l’intérieur, il se dit favorable à « des solutions régionales de protection » en Tunisie et en Égypte afin de « permettre à moyen terme de créer les conditions d’accueil » dans ces pays [7].
Protection temporaire refusée
Outre le sinistre sentiment de déjà-vu (cf. article de Luc Legoux p. 9), l’épisode kosovar est aussi à l’origine du premier texte conclu dans le cadre de la « communautarisation » de la politique d’asile. C’était pour être, désormais, en mesure de faire face à des événements comme ceux qui venaient de se dérouler en ex-Yougoslavie que l’UE a adopté en 2001 la directive sur la protection temporaire [8]. Cette directive vise à offrir « en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine » une protection immédiate, sans procédure individuelle de détermination. Temporaire (d’une durée d’un an), cette protection n’empêche pas que ses bénéficiaires puissent déposer et voir instruire une demande d’asile dans le pays d’accueil. L’afflux « massif » est défini comme « un nombre important de personnes, venant d’un pays ou d’une zone déterminée, que leur arrivée soit spontanée ou organisée, par exemple dans le cadre d’un programme d’évacuation ». Une description qui semble bien cadrer avec la situation provoquée par la crise libyenne. C’est d’ailleurs l’avis, non seulement de nombre d’ONG [9], mais aussi du HCR, du Parlement européen et de la Commission européenne qui plaident pour que le dispositif soit déclenché.
Certes, dans le cas libyen, l’afflux n’est peut-être pas « massif » à nos portes – encore que lorsqu’un bateau débarque ses 800 passagers sur la petite île de Lampedusa, qui compte 5 000 habitants, on puisse se poser la question – mais il l’est sans conteste dans une Tunisie très fragilisée depuis la révolution. Rien n’empêcherait a priori les pays européens d’organiser l’évacuation des réfugiés depuis les camps installés dans le sud du pays, afin de soulager tant les autorités que la population locale. Rien… sauf la volonté des États membres, car pour être mis en oeuvre, le mécanisme prévu par la directive sur la protection temporaire doit être décidé par les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Sept à l’unanimité. Or pas un seul ne s’y est déclaré favorable, pas plus en 2011 que depuis que le texte a été adopté. Quelques extraits d’une déclaration du Conseil « sur la situation en Méditerranée » (avril 2011), qui se passent de commentaires, résument leur approche : « L’urgence humanitaire en Libye et à ses frontières atteint des proportions inquiétantes […] L’Union européenne et les États membres ont mobilisé de l’aide humanitaire et sont résolus à continuer d’aider la population en Libye ainsi que les personnes qui franchissent ses frontières, en étroite coopération avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [et les autres organisations concernées]. […] L’Union européenne se concertera avec les pays concernés de la région à propos de l’aide financière et technique permettant d’améliorer le contrôle et la gestion des frontières. »
Deux mois plus tard, alors que la tension due à la surpopulation et à l’exaspération ne faisait que s’accroître dans les camps de Tunisie, les conclusions d’un sommet européen consacré aux migrations se contentaient de noter que « les événements récents ont mis à l’épreuve la politique d’asile européenne », ajoutant que face à « la situation difficile à laquelle font actuellement face certains États membres, le Conseil européen réaffirme la nécessité d’une réelle solidarité pratique à l’égard des États membres les plus touchés par les flux migratoires ». Il est aussi question, dans ces conclusions, de partenariats avec les pays du voisinage méridional et oriental pour « gérer la mobilité dans un environnement sûr afin de traiter les causes premières des migrations » [10]. Autrement dit, les dirigeants de l’UE n’analysent la crise libyenne et ses conséquences en matière de déplacements de réfugiés qu’en termes de difficultés pour les États européens et de gestion des migrations. Et écartent d’un revers de manche les instruments classiques de protection des réfugiés qui sont à leur portée, qu’il s’agisse de mesures d’urgence (évacuation des zones en crise vers des lieux sûrs) ou de dispositifs durables (réinstallation des réfugiés).
En 1999, Plein Droit comparait la convention de Genève sur les réfugiés à l’argenterie de famille qu’on ne sort que dans les grandes occasions pour ne pas l’user [11]. C’est aujourd’hui le dispositif de protection dans son ensemble, national comme européen, qui a rejoint la convention dans son écrin. Tout semble organisé, tant à l’intérieur de l’UE (cf. article de Jean-François Dubost p. 25) qu’au-delà de ses frontières, pour éloigner celles et ceux pour qui il a été officiellement conçu. Dans un point de vue récent [12], Michel Agier évoque la nécessité de changer non le droit, mais la politique. Une invitation, à la lumière de la nouvelle donne méditerranéenne, de penser le droit d’asile au prisme de la liberté de circulation des personnes. Le Gisti disait déjà en 2004[[Gisti, « Réhabiliter le droit d’asile par la liberté de circulation », septembre 2004. : « La défense du droit d’asile passe nécessairement par la revendication d’une autre politique d’immigration, fondée sur la fluidité de la circulation des personnes. Contrairement à ce que l’on entend dire parfois, cette revendication ne nuit pas à la cause des réfugiés. La fermeture des frontières, qui réduit, pour les étrangers, les possibilités légales d’entrer, et qui prétend interdire les entrées illégales, ne parvient à cet objectif qu’au prix de la violation de principes fondamentaux. Aujourd’hui, l’obsession de la lutte contre l’immigration clandestine conduit les pays développés à ériger de plus en plus d’obstacles à l’arrivée sur leur sol d’étrangers qui pourraient légitimement prétendre s’y installer. » Les événements récents n’ont fait que confirmer notre conviction que la réhabilitation du droit d’asile ne peut se faire sans liberté de circulation.
Notes
[1] Plein Droit n° 44, décembre 1999.
[2] Déclaration du Conseil européen sur la situation en Méditerranée, 11 mars 2011.
[3] voir l’édito de Plein droit n° 89, « Pacte de solidarité ? », juin 2011.
[4] Ce n’est pas le cas de la France, qui invoque notamment la saturation de ses capacités d’accueil.
[5] Cimade, Gadem, Défis aux frontières de la Tunisie, rapport de mission, mai 2011.
[6] FIDH, Fuite en Égypte des exilés de Libye : « Double drame pour les Africains subsahariens », rapport de mission, juin 2011.
[7] Amnesty International France, « La France dit non aux réfugiés de Libye ! », communiqué de presse 22 juin 2011.
[8] Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil.
[9] Pas toutes : en France, plusieurs associations membres de la Coordination française pour le droit d’asile se sont opposées à une interpellation officielle par la CFDA des autorités françaises et européennes pour l’application de la directive, arguant qu’on ne peut réclamer un statut précaire pour des personnes ayant droit au statut de réfugié. Lesquelles, bloquées de l’autre côté de la Méditerranée, auront sans doute apprécié cette sollicitude.
[10] Conclusions du Conseil européen des 23 et 24 juin 2011.
[11] « Du provisoire par circulaire », Plein Droit n° 44, décembre 1999 ».
[12] « Soixante ans après la Convention de Genève, que faire du droit d’asile ? » lemonde.fr, 28 juillet 2011.
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