Article extrait du Plein droit n° 87, décembre 2010
« Sur le front des frontières »

La bonne gouvernance des frontières ?

Antoine Pécoud

Unesco, division des sciences sociales, de la recherche et des politiques
Le rôle que joue l’Organisation internationale des migrations (OIM) pour aider les États du Sud à mieux contrôler leurs frontières est discret mais incontestable. Sous couvert d’une assistance technique, son intervention est en réalité très politique. En plaçant le renforcement des frontières dans une approche globale des migrations et en y associant protection des victimes, « bonne gouvernance » et coopération entre États, l’OIM emporte l’adhésion d’un grand nombre d’acteurs. Au détriment du droit des personnes à se déplacer.

Si aux premiers temps des débats sur la mondialisation, certains analystes évoquaient l’horizon d’un monde « sans frontières » (Borderless World) [1], il est rapidement apparu que la mondialisation transformait les frontières davantage qu’elle ne les supprimait. La mobilité des personnes, reconnue (ou célébrée) comme une caractéristique d’un monde interconnecté et interdépendant, ne concerne qu’une petite partie de la population mondiale, tandis que des frontières en pleine mutation continuent d’entraver les déplacements d’une majorité d’êtres humains.

Si la militarisation des frontières et la construction de murs apparaissent comme les exemples les plus spectaculaires [2], le contrôle de l’immigration fournit des illustrations moins visibles, mais peut-être plus significatives, de ce processus de « (re)frontiérisation » du monde : lorsque l’agence Frontex patrouille au large des côtes africaines, elle déplace les frontières de l’Europe à plusieurs milliers de kilomètres au sud. Symétriquement, lorsque des migrants sont retenus à proximité d’aéroports européens, dans des lieux extraterritorialisés de façon ad hoc par les États, ils sont sur le sol européen sans y être formellement entrés. Et lorsque les gouvernements tolèrent une importante immigration irrégulière, ils déplacent les frontières au sein même des sociétés d’accueil et créent des segments de population durablement privés de droits. À cet égard, loin d’être la simple ligne de séparation entre pays, la frontière joue un rôle social, juridique et politique de plus en plus complexe et devient un élément constitutif des sociétés « mondialisées ».

Cependant, la manière dont les frontières se transforment et perdurent, ainsi que les acteurs impliqués dans ce processus, restent souvent mal connus. Ainsi, sans qu’on le sache vraiment, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) [3] fixe des règles pour une « bonne gouvernance » internationale des frontières. Aux quatre coins du monde, en effet, l’OIM intervient auprès des gouvernements pour les « aider » à surveiller leurs frontières. Elle joue un rôle, discret mais incontestable, dans les efforts des États pour « moderniser » leurs pratiques et mieux contrôler les flux migratoires ; elle fonctionne comme un prestataire de service qui fournit aux administrations des gouvernements soucieux d’« améliorer » les dispositifs de surveillance de leurs frontières une « assistance » et une « expertise », généralement qualifiées de « techniques » mais très politiques en réalité.

Manuel du contrôle frontalier

Les exemples sont nombreux. Ainsi, dans une note pour la presse publiée en ligne par l’OIM en mai 2010, on peut lire :

« Neuf gardes-frontières afghans et cinq officiers des forces aux frontières tadjikes ont terminé une formation de dix jours sur le contrôle des frontières et de l’immigration, dans un centre de l’OIM situé dans la province de Badakhshan (Tadjikistan), à la frontière de l’Afghanistan. La formation, financée par le Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs du gouvernement américain, a eu lieu au centre pour les gardes-frontières de Khorog, créé par l’OIM en 2006. La formation […] enseignait les bases de la sécurité aux frontières, la coopération transfrontière, la politique de visa, la détection des documents frauduleux et la lutte contre la traite [4] ».

Une autre note d’août 2010 évoque un programme de formation de deux jours sur la gestion des frontières, menée par le bureau régional de l’OIM pour l’Asie du Sud-Est auprès de 21 officiers d’immigration et de 5 responsables du ministère des affaires étrangères à Vientiane (République démocratique populaire lao). Cette formation portait « sur le contrôle des passeports et l’identification des imposteurs  ». Il est précisé que l’OIM a fourni un manuel de procédure de contrôle des passeports aux officiers pour les conseiller sur la procédure à suivre en cas de doutes sur l’authenticité d’un document de voyage. Trente exemplaires supplémentaires de ce manuel ont été remis au gouvernement de la République populaire lao pour être utilisés par les responsables de l’immigration et des consulats dans leur travail quotidien [5].

Sur une initiative conjointe de l’OIM et des pays du continent, s’est ouvert à Moshi, Tanzanie, en 2009 le Centre africain de renforcement des capacités (African Capacity Building Centre, ACBC). Le but de l’ACBC est « de promouvoir la compréhension internationale des questions migratoires et la bonne gouvernance en termes de migration en Afrique, afin de mettre en œuvre des programmes de formation sur la gestion des migrations et de renforcer la capacité de gestion des migrations des gouvernements africains  ». Cela passe notamment par une « meilleure gestion » des frontières. Un « spécialiste » de l’OIM a été détaché sur place afin de « dispenser des cours sur les compétences primordiales nécessaires aux responsables des migrations et de la gestion des frontières en Afrique  ». Selon un responsable régional de l’immigration, cette formation « est un facteur de réussite majeur dans la résolution du problème de la migration irrégulière en Tanzanie  » [6].

Une note pour la presse d’août 2010 donne un aperçu des activités de ce centre :

« Le bureau de l’OIM à Accra, en collaboration avec le Centre africain de renforcement de capacités, a organisé un atelier de formation sur la gestion des frontières pour 21 officiers de l’immigration des postes frontières aériens, marins et terrestres au Ghana. […] Le cours […] couvrait plusieurs sujets tels que la collecte et la gestion de données au sein du Service ghanéen de l’immigration (GIS), la traite et le trafic illicite de migrants, l’identification des personnes et les systèmes d’enregistrement et enfin, le contrôle approfondi des passeports. Mme Elizabeth Adjei, directrice du Service ghanéen de l’Immigration, […] a mis l’accent sur l’importance du partenariat entre l’OIM et le GIS dans le renforcement de capacités et la modernisation du GIS en vue de sécuriser au mieux les frontières ghanéennes. [7] »

On pourrait encore prendre un exemple. Dans la Corne de l’Afrique un atelier a été organisé par l’OIM à Djibouti pour former les cadres des ministères de l’Intérieur, de l’Emploi, de la Justice, des Affaires étrangères et des forces publiques, gendarmerie et police. Un article du quotidien djiboutien La Nation du 18 juin 2009 note que l’atelier portait sur les modalités d’une gestion intégrée des frontières et sur la législation internationale relative aux migrations y compris le trafic et la contrebande. « Rappelons que la tenue de cet atelier intervient dans un contexte national marqué par la détermination des autorités politiques à mettre un terme aux conséquences négatives des migrations irrégulières dont Djibouti est devenu à la fois un pays de destination et de transit. [8] »

« Bonne » gouvernance migratoire

Ces exemples récents donnent un aperçu des très nombreux projets de l’OIM relatifs à ce qu’elle appelle les « systèmes de gestion des frontières », lesquels ont deux objectifs principaux : « faciliter les formalités aux voyageurs de bonne foi en leur offrant un système d’accès accueillant et efficace dans le pays  » et « entraver l’accès des individus qui cherchent à contourner les lois relatives à la migration et les dissuader d’entrer dans le pays  » [9]. On reconnaît ici l’idéal d’une « frontière ouverte mais sous contrôle total  » (smart border) [10], qui fonctionnerait moins comme une barrière que comme un filtre, permettant de trier entre étrangers désirables et indésirables. Comme le note encore l’OIM, « la facilitation et le contrôle sont des objectifs de la même importance à atteindre parallèlement  ».

Seulement, contrairement aux pays occidentaux qui disposent des moyens humains et financiers pour atteindre cet objectif (en particulier par le biais des différentes techniques biométriques), de nombreux pays moins développés n’ont pas les ressources nécessaires, et ce, alors même que la complexité des dynamiques migratoires (et, plus largement, des enjeux sécuritaires) rend leur coopération souhaitable. D’où l’intervention d’une organisation internationale qui prend en charge le dispositif de surveillance des frontières des pays du Sud, de la même manière que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) se soucie de la santé de leurs populations. S’élabore en conséquence une véritable « science du contrôle des frontières » : les manuels de l’OIM expliquent, de façon pédagogique, la manière dont il convient de surveiller une frontière, en fonction de ses « caractéristiques physiques », de sa « perméabilité », des « relations avec les États limitrophes », de « la bonne foi des voyageurs », du « volume des passagers aux frontières et ses fluctuations », etc.

Les gardes-frontières du monde entier se voient ainsi dispenser un enseignement presque complètement uniforme : détection de faux documents, lutte contre la traite, conciliation de la facilitation et du contrôle, collecte de données, coopération transfrontalière, etc. Cet enseignement s’insère dans un projet plus vaste relatif à la gestion des migrations (migration management), qui propose une vision globale de ce que devrait être une « bonne gouvernance » des migrations : renforcement des liens entre migrations et développement ; amélioration de l’impact des transferts de fonds ; association des diasporas au développement ; lutte contre la traite et le trafic d’êtres humains ; prévention des migrations irrégulières ; gestion des « flux mixtes » qui combinent migrants et demandeurs d’asile ; facilitation de l’intégration ; respect des droits humains des migrants ; prise en compte des rapports entre migrations et sécurité ; collecte de données et de statistiques, etc. [11].

Ces initiatives soulèvent une question délicate : celle des rapports de pouvoir entre États et la plus ou moins grande autonomie de certains d’entre eux, au sein des programmes de l’OIM. Comme l’indiquent certains exemples ci-dessus, l’OIM reçoit des financements occidentaux pour déployer son « assistance technique » aux pays concernés ; les États-Unis, en particulier, jouent un rôle central dans cette organisation, sur le plan financier et stratégique. Ce qui pourrait laisser penser que les pays d’immigration, en Europe et en Amérique du Nord, utilisent l’OIM pour façonner à distance les politiques des pays de départ et de transit. Certaines études montrent comment l’Union européenne, par exemple, finance des programmes de l’OIM en Bosnie ou en Mauritanie afin de s’assurer que ces pays incorporent ses préoccupations dans leurs stratégies migratoires. L’OIM assumerait donc une fonction néo-impérialiste et permettrait aux grandes puissances, sous couvert d’« aide » et d’« assistance » aux pays moins développés, de s’immiscer dans leurs choix politiques et de les contraindre à la coopération.

Mais cette interprétation est probablement trop unilatérale. D’abord, les pays concernés sont aptes à monnayer leur coopération et à tirer leur épingle du jeu. Après tout, disposer de moyens financiers et techniques aux frontières permet, outre la surveillance des migrations, un meilleur contrôle d’autres types de flux (contrebande, armes, etc.), ce qui n’est pas pour déplaire à de nombreux gouvernements. De plus, les programmes de l’OIM s’insèrent souvent dans des stratégies plus vastes, comme dans les pays à l’est de l’Europe où la perspective de partenariats avec l’Union européenne (voire d’adhésion) sert de carotte à ces initiatives. Mais surtout, l’hypothèse néo-impériale ne parvient pas à rendre compte de ce qui fait en grande partie la force de l’OIM : l’adhésion de pays aux intérêts migratoires divergents [12]. Cette organisation inscrit en effet son action dans un cadre consensuel et fédérateur qui aspire à rendre les migrations bénéfiques pour les pays de destination et de départ, ainsi que pour les migrants eux-mêmes. Comme l’indiquent les références fréquentes à la traite et au trafic, le registre humanitaire est omniprésent et permet de présenter le contrôle des frontières comme nécessaire à la protection des personnes vulnérables.

Des droits à migrer différenciés

À propos du centre récemment ouvert en Tanzanie, on peut lire par exemple que « la Tanzanie désire mettre en place des politiques qui renforceront la gestion et la sécurité des frontières avec ses huit pays voisins. La Tanzanie reconnaît qu’elle ne peut rester isolée si elle veut atteindre ses objectifs  ». Les affirmations de ce type, qui soulignent l’adhésion des pays concernés aux programmes de l’OIM, participent certes d’une banale stratégie de communication ; mais elles correspondent également à la logique intergouvernementale de l’OIM, selon laquelle des États souverains font appel de leur propre initiative à une institution internationale pour réaliser leurs objectifs. On mesure là le rôle crucial joué par le cadre discursif qui entoure ces initiatives : en plaçant le renforcement des frontières dans une approche globale des migrations et en y associant la protection des victimes, la bonne gouvernance, la simplification des migrations légales ou encore la coopération entre États, l’OIM crée un registre alliant rhétorique et pratique auquel un grand nombre d’acteurs peuvent adhérer : on observe ainsi non seulement une coopération entre États, mais également la participation de la société civile (c’est-à-dire essentiellement des ONG en charge de la protection humanitaire des migrants).

On peut sans doute parler d’une « développementisation » des enjeux migratoires, au sens ou les interventions de l’OIM (comme celles d’autres organisations internationales) révèlent de nombreuses similitudes avec les efforts destinés au « développement » des pays du Sud : prégnance d’un ensemble de présupposés et de représentations normatives qui déterminent à la fois les problèmes et les solutions à y apporter ; poids d’acteurs internationaux (comme le Pnud), combiné à des financements largement occidentaux et à des appels à la coopération avec des acteurs locaux ; émergence d’un milieu professionnel avec ses experts, ses institutions, sa production intellectuelle, ses réseaux, ses conférences (et son jargon) ; et finalement, prépondérance d’une approche technocratique des problèmes politiques [13]. Cette dépolitisation est en effet inhérente aux initiatives de l’OIM : la gestion des frontières est présentée comme une affaire de technique, d’expertise, ou d’échange d’informations ; elle prend la forme d’activités d’apparence aussi innocente que la formation de fonctionnaires, l’organisation de séminaires et d’ateliers, l’établissement de partenariats, ou encore la diffusion de manuels.

Mais derrière ce langage technocratique ou managérial se profile un enjeu politique fondamental, à savoir l’accès à la mobilité et la distribution extrêmement inégale du droit de migrer.




Notes

[1K. Ohmae, The Borderless World. Power and Strategy in the Interlinked Economy, HarperBusiness, New York, 1990.

[2M. Foucher, L’obsession des frontières, Perrin, Paris, 2007.

[3Organisation intergouvernementale créée en 1951 pour permettre que « les migrations s’effectuent en bon ordre et dans le respect de la dignité humaine ». Elle compte aujourd’hui 127 Etats membres et 460 représentations dans une centaine de pays.

[4« Formation des gardes-frontières afghans et tadjiks dans un centre de l’OIM », OIM, Notes pour la presse, Asie Océanie : www.iom.int

[5« l’OIM forme des officiers à la détection des documents frauduleux », Notes pour la presse, Asie Océanie, www.iom.int

[6« Mettre fin au trafic illicite d’êtres humains en Afrique de l’est : nouvel espoir », Migrations, automne 2009.

[7« Atelier de formation sur la gestion des frontières pour les officiers de l’immigration », Notes pour la presse, Afrique et Moyen-Orient, www.iom.int

[10D. Bigo, « Contrôle migratoire et libre circulation en Europe », in C. Jaffrelot et C. Lequesne (dir.), L’enjeu mondial. Les migrations, Presses de Sciences-Po, Paris, 2009.

[11Voir notamment le manuel Essentials of migration management. A guide for policy makers and practitioners (trois volumes, publiés par l’OIM et traduits en plusieurs langues), qui constitue un guide pour tous les aspects des politiques migratoires.

[12Martin Geiger, « Mobility, Development, Protection, EU-Integration ! The IOM’s National Migration Strategy for Albania », in Martin Geiger et Antoine Pécoud (dir.), The Politics of International Migration Management, Palgrave, Basingstoke, 2010. Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart, « Migration Policy Development in Mauritania : Process, Issues and Actors », in M. Geiger et A. Pécoud (dir.), op. cit.

[13Selon cet objectif (souvent qualifié de « gagnant-gagnant-gagnant », ou de triple win), les régions de départ « exporteraient » leurs travailleurs en échange de transferts de fonds ; les pays de destination auraient accès à la main-d’œuvre étrangère dont ils ont besoin pour des raisons à la fois économiques et démographiques ; et les migrants eux-mêmes bénéficieraient de meilleures de conditions de vie et de travail (voir Bertrand Badie, Rony Brauman, Emmanuel Decaux, Guillaume Devin et Catherine Wihtol de Wenden, Pour un autre regard sur les migrations, La Découverte, 2008).


Article extrait du n°87

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Dernier ajout : vendredi 8 juin 2018, 12:38
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