Édito extrait du Plein droit n° 87, décembre 2010
« Sur le front des frontières »

La « frontière Besson »

ÉDITO

Rappelons-nous. Le 22 janvier 2010, un groupe composé de 123 Kurdes venant de Syrie arrive sur les plages corses. Ils sont placés sous le régime de la détention administrative, empêchés ainsi d’aller et de venir – ils sont retenus initialement dans un gymnase puis répartis dans plusieurs centres de rétention du continent — et notamment de déposer librement leur demande d’asile. Les juges des libertés et de la détention, appelés à statuer sur la prolongation de leur placement en rétention administrative, vont les remettre en liberté pour de nombreuses illégalités de procédures. Moins de trois semaines après cet épisode, le ministre de l’immigration annonce une nouvelle réforme du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Celle-ci aurait pu consister en la « simple » transposition de textes communautaires, en particulier la directive dite « retour ». Mais ce désaveu judiciaire – le fait pour les magistrats d’avoir considéré comme irrégulière la procédure menée à l’égard des exilés kurdes – conduit le ministre à ajouter quelques dispositions de son cru.

À un journaliste parlant de « failles dans l’arsenal juridique français », Éric Besson répond : « Notre législation nationale n’est pas adaptée à l’arrivée brutale et massive sur nos côtes d’un grand nombre d’étrangers en situation irrégulière. Il n’est pas possible de réunir, dans les délais fixés par la loi et dans un endroit aussi reculé, un nombre suffisant d’avocats et d’interprètes dans des langues peu répandues. Il n’est pas possible de trouver des lieux de rétention respectant les normes en vigueur à proximité du lieu de l’interpellation. Je présenterai donc d’ici la fin du premier semestre 2010 un projet de loi qui créera une "zone d’attente spéciale" ». Pour chasser les indésirables, il est donc envisagé de bâtir une nouvelle fiction juridique consistant à dire qu’ils ne sont pas entrés en France. La frontière s’est ainsi déplacée avec eux. L’objectif est d’alléger le contrôle des juges et de faciliter le travail de l’administration dans son entreprise d’éloignement forcé.

De l’idée à sa réalisation il n’y a qu’un pas que les membres de ce gouvernement font souvent à grande vitesse. Le projet de loi consacre donc, dans son article 6, l’existence d’une zone d’attente spéciale, qui est un bout de territoire français temporairement reconverti (pour une durée au plus de 20 jours) : « Lorsqu’il est manifeste qu’un groupe d’étrangers vient d’arriver en France en dehors d’un point de passage frontalier, la zone d’attente s’étend du lieu de découverte des intéressés jusqu’au point de passage frontalier le plus proche. » Il est aisé, indépendamment du bien-fondé du dispositif lui-même, de pointer les imprécisions du texte originel : de la notion de « groupe » à cette définition illimitée de l’espace pouvant devenir zone d’attente.

Le texte va être revu dans le cadre de la commission des lois. Le rapporteur propose en particulier de considérer qu’un groupe commence à partir de dix personnes et de fixer à 10 kilomètres la distance séparant les lieux de découverte des étrangers. Lors des débats parlementaires, Thierry Mariani n’éprouve aucune gêne à dire que ces limites étaient réclamées par les associations… et qu’il n’a fait que les écouter. Pourquoi dix ? Parce que c’est le nombre de personnes pouvant tenir dans une barque, comme le dira sur le ton de la plaisanterie celui qui « rapporte » sur tous les projets de loi sur l’immigration depuis 2003.

Les dangers du dispositif sont manifestes : il s’agit de rendre toujours plus difficile le dépôt des demandes d’asile, à tout le moins d’empêcher qu’elles se fassent dans un cadre normal, selon une procédure normale laissant le temps aux personnes de raconter leur histoire, de choisir un conseil. Ce dispositif réduira donc davantage les droits des étrangers, candidats à l’entrée sur le territoire français. Rappelons en effet qu’en zone d’attente, la demande d’admission au titre de l’asile sur le territoire français est examinée très sommairement. Et bien que la consultation de l’Ofpra soit obligatoire, le refus d’entrée demeure du ressort du ministre de l’immigration. Avec le nouveau dispositif, le moment où les demandeurs d’asile pourront être informés de leurs droits (de ce qu’il en reste) et accéder à un interprète sera retardé.

Devant les députés, le ministre de l’immigration insiste : « Il n’y a pas de crainte à avoir : nous respectons scrupuleusement les droits des étrangers en situation irrégulière, d’une part, et des demandeurs d’asile potentiels, d’autre part. Mais nous transportons la zone d’attente là où nous trouvons des étrangers arrivant de façon inopinée et groupée. » Juste avant, il avait précisé, à propos des procédures ayant visé les réfugiés de Corse, que « nous savions que les procédures seraient cassées ». Il y a de quoi effectivement être rassuré sur l’attachement à la loi du ministre et à son respect en toute circonstance…



Article extrait du n°87

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 18:20
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