Article extrait du Plein droit n° 87, décembre 2010
« Sur le front des frontières »

La frontière définie par les policiers

Sara Casella-Colombeau

doctorante, Centre d’études européennes, Science Po, Paris
Depuis le début des années 1980, les dirigeants européens ont eu à cœur de redéfinir les limites des espaces nationaux des États membres. L’accord de Schengen établit une distinction claire entre les frontières internes et externes. Les premières relèvent d’accords bilatéraux et la libre circulation doit y être assurée. Les secondes, décrites comme les derniers « remparts » de l’UE, sont régies par des normes adoptées au niveau communautaire qui mettent l’accent sur un contrôle très strict. Mais une observation de l’activité de la police aux frontières1 montre que cette distinction est brouillée et que la « frontière à risque » n’est pas celle que l’on croit.

La première étape de la construction de l’espace européen de libres circulations date de la signature de l’accord de Schengen le 14 juin 1985 par la France, l’Allemagne et le Benelux. L’accord prévoit la disparition du contrôle aux frontières internes de l’espace ainsi défini, associée à des mesures dites « compensatoires ». La convention d’application de cet accord [1] est adoptée le 19 juin 1990 après cinq ans de négociation. La date de mise en œuvre des accords, plusieurs fois repoussée, est finalement fixée au 26 mars 1995 [2]. Les mesures « compensatoires » sont précisées dans la convention d’application : création d’un visa « Schengen », mesures relatives à l’asile ou à la coopération policière et judiciaire. Est également prévue la possibilité pour les États membres qui partageraient des frontières internes de signer des accords bilatéraux précisant les modalités d’organisation de la coopération policière dans les zones frontalières et surtout les procédures de réadmission.

Le 3 octobre 1997, l’accord de Chambéry [3] est signé entre la France et l’Italie [4]. Cet accord prévoit la mise en place de patrouilles mixtes (effectuées par les forces de l’ordre des deux États à la frontière de l’un des deux) et de centres de coopération policière et douanière (CCPD) [5], mais surtout il fixe les conditions de mise en œuvre de la procédure de réadmission. Chaque État signataire d’un accord bilatéral [6] a ainsi la possibilité de remettre aux autorités du pays cosignataire tout étranger en situation irrégulière interpellé sur son territoire et pour lequel il peut prouver qu’il a séjourné ou qu’il provient de ce pays voisin.

L’accord de Schengen et le principe de libre circulation des biens et des personnes qu’il met en place impliquent une distinction forte entre les frontières internes et les frontières externes de l’espace Schengen. La coopération concernant les frontières externes est prise en charge par les institutions communautaires comme le montre la création en 2004 de l’agence européenne de la gestion de coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, Frontex (voir l’article dans ce numéro). Au contraire, la coopération aux frontières internesest régie par des accords bilatéraux des pays membres de l’espace Schengen partageant de telles frontières [7].

Le principe de l’accord de Schengen et de l’ensemble des politiques migratoires mises en place depuis au niveau européen répond donc à une double nécessité : limiter le contrôle aux frontières internes et renforcer par une coopération accrue les frontières externes de l’UE. Cette nouvelle distinction entre deux types de frontières entre fortement en contradiction avec le principe de souveraineté des États qui prévalait jusqu’à présent.

Pourtant, en examinant les choses de plus près, il apparaît que, contrairement aux principes édictés par l’accord de Schengen en 1985, la mise en place de l’espace de libre circulation n’a pas empêché le maintien de mécanismes de contrôle aux frontières nationales internes et, plus encore, a permis de modifier le sens de ce contrôle : d’exercice du pouvoir souverain de l’État-nation, il est devenu l’instrument policier des politiques migratoires nationales et européennes. Le cas du département des Alpes-Maritimes paraît, de ce point de vue, assez emblématique.

Peu de risques, peu de contrôles

L’aéroport de Nice est le troisième de France en termes de passagers après les aéroports parisiens de Roissy-Charles-de-Gaulle et d’Orly. En 2009, 9,8 millions de passagers ont transité par cet aéroport. Des liaisons directes sont effectuées avec la plupart des aéroports européens, avec le Maghreb, les Émirats Arabes Unis, les États-Unis, le Canada et la Russie.

Pourtant le nombre de personnes placées en zone d’attente à leur arrivée à Nice est bien inférieur à celui d’aéroports où le trafic passager est moins important, Marseille par exemple. D’ailleurs, cette différence se matérialise dans la taille même de la zone d’attente : 34 places (pour le port et l’aéroport) à Marseille, 2 à Nice. À Marseille, « 300 à 350 personnes par an sont placées en zone d’attente, 85 % en provenance du port et 15 % en provenance de l’aéroport » [8]. À Nice, lors des visites des membres de l’Anafé, la zone d’attente est souvent vide [9].

Les policiers travaillant au contrôle transfrontalier sur l’aéroport de Nice expliquent cet apparent paradoxe par les caractéristiques sociologiques des passagers se rendant sur la côte d’Azur. Il s’agit d’une clientèle relativement aisée provenant en majorité d’Europe (53 % des passagers en 2009) et du territoire national. La plupart des vols extra-Schengen sont donc à destination ou en provenance du Royaume-Uni et de l’Irlande. Les vols en provenance et à destination du Maghreb ne représentaient que 2,8 % des passagers en 2009 et ceux en provenance d’Afrique hors Afrique du Nord, 0,01 %.

Les policiers expliquent que les réseaux de passeurs préfèrent éviter l’aéroport de Nice par peur que les migrants à qui ils fournissent de faux documents ne se fassent trop facilement repérer parmi la clientèle habituelle de l’aéroport. La frontière externe aéroportuaire n’est donc pas définie comme une frontière à risque.

Par ailleurs, la plupart des étrangers interpellés pour défaut de documentation, documentation falsifiée ou contrefaite, le sont lors de leur embarquement [10]. L’aéroport de Nice est utilisé comme porte d’entrée pour d’autres destinations, surtout hors espace Schengen. On peut citer l’exemple de 5 ressortissants chinois avec des passeports coréens et hongkongais, interpellés alors qu’ils voulaient embarquer sur un vol à destination de l’Irlande. C’est le profil de ces migrants qui a déterminé les policiers à effectuer des recherches approfondies sur leurs documents de voyage pour détecter des traces de falsification ou de contrefaçon.

C’est donc la présence ou l’absence de certains voyageurs dont le profil a été défini selon des critères policiers, qui détermine le risque associé à une frontière. À Nice, les passagers au départ et à l’arrivé de vols extra-Schengen y sont contrôlés comme à n’importe quelle frontière externe Schengen, c’est-à-dire de manière systématique, mais le risque associé à ces voyageurs aisés n’est pas important.

Alors que la notion de risque migratoire est intimement liée à la surveillance et au contrôle des frontières extérieures dans le jargon européen, dans le département des Alpes-Maritimes, la frontière extérieure aérienne n’est pas considérée comme risquée. Le caractère « externe » de cette frontière aérienne extra-Schengen s’efface. Elle n’est perçue comme risquée que lorsque les migrants tentent de quitter l’espace Schengen. C’est donc bien l’activité policière qui détermine la nature de la frontière.

De la ligne à la zone frontière

Pour la police, depuis la fin des années 1990, la libre circulation prévue par la Convention d’application de l’accord de Schengen se traduit concrètement par la suppression du contrôle transfrontalier « fixe et systématique » aux frontières internes. Le contrôle aux frontières physiques du territoire effectué sur toute personne traversant la frontière et matérialisé par la présence d’aubettes [11] est déclaré contraire aux principes de la libre circulation. Au cours de la décennie 1990, on assiste donc à une reconfiguration de l’implantation de la police aux frontières (PAF) sur le territoire national. De nombreux postes-frontières sont supprimés aux nouvelles frontières internes de l’espace Schengen. À partir du 1er avril 1998, les aubettes de contrôle placées à la frontière terrestre franco-italienne ont ainsi été détruites. Pour un agent de la police aux frontières (PAF) exerçant à Menton depuis cette époque : « Schengen c’est une révolution culturelle ».

Pour autant, les contrôles transfrontaliers n’ont pas disparu. Les contrôles « fixes et systématiques » sont remplacés par des contrôles « aléatoires et mobiles », circonscrits à une zone précise, la « zone Schengen », délimitée par une bande de 20 km de part et d’autre de chaque frontière interne de l’espace Schengen. Dans cette zone, le travail de contrôle des policiers de la PAF repose sur l’article 78-2 du code de procédure pénale (CPP) qui encadre les contrôles d’identité. L’alinéa 4 prévoit que, dans cette zone, « ainsi que dans les zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international et désignés par arrêté […], l’identité de toute personne peut également être contrôlée, […], en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévues par la loi  ». Les contrôles d’identité dans l’espace frontalier des frontières internes sont donc facilités.

Cette disposition, introduite par la loi 93-992 adoptée le 11 août 1993 [12], est proposée par Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur. Il justifie la création de cette zone comme la simple adaptation de la législation française à la Convention d’application de l’accord de Schengen. Pourtant, aucune mention n’est faite de cette « zone Schengen » dans la Convention. Ainsi, sous prétexte de s’aligner sur la législation européenne, la loi proposée introduit une exception géographique aux règles régissant le contrôle d’identité sur le territoire. Par ailleurs, le caractère aléatoire de ces contrôles peut être questionné au regard des objectifs assignés à ces policiers : le contrôle migratoire.

Ces dispositions, fortement liées à la transformation des frontières nationales en frontières internes de l’espace Schengen et sur lesquelles la PAF s’appuie quotidiennement pour assurer le contrôle transfrontalier, ont été remises en cause le 22 juin 2010 quand la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a condamné la France dans les affaires, Aziz Melki et Sélim Abdeli. Selon ces deux arrêts, l’alinéa 4 de l’article 78-2 du code de procédure pénale est contraire aux législations européennes [13] puisqu’il ne prévoit pas « l’encadrement nécessaire  » qui garantisse que ce contrôle d’identité ne « puisse […] revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières ». La décision encourage donc la France à préciser les raisons pour lesquelles des contrôles d’identité dans la bande des 20 km sont effectués et exige que soit spécifié le caractère non permanent de ces contrôles.

Le flou entretenu par la législation et les pratiques policières françaises entre contrôle d’identité et contrôle frontalier n’a pas convaincu la CJUE. Dans ce cas, les juges ont estimé que l’instrument, la technique policière du contrôle d’identité, avait pour but véritable le contrôle des frontières ou la vérification aux frontières [14].

Depuis le mois de juin 2010, ces deux arrêts ont été mobilisés devant quelques tribunaux administratifs pour invalider des placements en rétention d’étrangers sans titre, en arguant d’une interpellation irrégulière dans la zone Schengen [15].

En réaction aux deux arrêts de la CJUE, un amendement a été déposé lors des débats au Sénat qui ont précédé l’adoption de la loi d’orientation et programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2). L’amendement 394 rectifié introduit une restriction à l’article du code de procédure pénale : il prévoit que « le contrôle des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi ne peut être pratiqué que pour une durée n’excédant pas six heures consécutives dans un même lieu et ne peut consister en un contrôle systématique des personnes présentes ou circulant dans les zones ou lieux mentionnés au même alinéa ». Cet amendement a été adopté.

L’application de la Convention d’application de l’accord de Schengen et des accords bilatéraux associés ont conduit à des changements radicaux dans l’organisation du travail de contrôle transfrontalier de la police aux frontières. L’activité policière a été reconfigurée avec le passage de la « ligne frontière » à un « espace frontalier ». Au-delà de l’adaptation du travail policier à l’ouverture des frontières fondée sur une décision – la création de la zone Schengen – en contradiction avec la création d’un espace de libre circulation, c’est la réappropriation par les policiers des règles du contrôle transfrontalier dans un espace de libre circulation qui est déterminante dans la reconfiguration des frontières.

L’activité policière tend à maintenir le rôle des frontières internes comme limites de l’espace national. Cela est particulièrement manifeste lors des procédures de réadmission, une des principales activités des policiers sur la frontière interne italo-française. Elle consiste principalement à faire réadmettre des migrants en transit (souvent originaires d’Irak ou d’Afghanistan) qui souhaitent poursuivre leur trajet jusqu’en France et souvent en Angleterre ou vers le Nord de l’Europe. Les migrants sont conduits au poste du Pont Saint-Louis (l’ancien poste frontière datant de la période pré-Schengen) où les policiers italiens viennent chercher ceux dont ils ont accepté la réadmission. Les personnes remises aux autorités italiennes sont très souvent relâchées rapidement après leur transfert en raison de l’impossibilité de les renvoyer dans leur pays d’origine. Par ailleurs, l’absence de centre de rétention près de la frontière rend très coûteux tout placement en rétention. Selon les policiers français, les policiers italiens ont donc pris l’habitude de relâcher les migrants une fois leur identité relevée. Cette activité policière n’a donc qu’un effet « ralentisseur de flux » des migrants transitant vers le Nord de la France.

La réadmission tend donc à réaffirmer l’importance des frontières internes à l’espace Schengen comme véritables frontières nationales puisqu’elle consiste à accompagner les personnes réadmises jusqu’aux « limites physiques du territoire » (car les policiers italiens refusent de venir les chercher au poste de frontière terrestre). Le travail effectué par les policiers à la frontière franco-italienne conduit par de nombreux aspects à effacer la distinction entre contrôle transfrontalier interne/externe à l’espace Schengen. Cette activité qui consiste à ralentir artificiellement le flux de migrants est souvent jugée inutile par les policiers eux-mêmes, puisque des migrants, parfois réadmis dans la journée en Italie, tentent de passer de nouveau la frontière sous leurs yeux.

L’absurdité du travail policier ici manifeste, n’est justifiée par les policiers que par des objectifs de contrôle migratoire.

Ainsi, malgré une distinction formelle très importante entre frontières internes et externes de l’espace Schengen, c’est l’activité policière qui définit en dernier lieu la nature des frontières. De ce fait, la frontière terrestre censée s’effacer avec la construction de l’espace Schengen est bel et bien maintenue.




Notes

[1Convention d’application de l’accord de Schengen (CCAS).

[2Pour les premiers signataires de l’accord (France, l’Allemagne et le Benelux) mais aussi pour l’Espagne et le Portugal.

[3Loi n° 99-472 du 8 juin 1999 autorisant la ratification d’un accord entre la République française et la République italienne relatif à la réadmission des personnes en situation irrégulière. JO Du 9 juin 1999, page 8439 (Accord signé le 3 octobre 1997 à Chambéry).

[4Approuvé par la loi n° 99-994 du 1er décembre 1999, cet accord n’entre en vigueur que le 1er avril 2000.

[5Les centres de coopération policière et douanière regroupent dans un même centre différents corps de sécurité des pays voisins signataires d’accords bilatéraux. Les CCPD servent principalement à échanger des informations opérationnelles contenues dans les différentes bases de données des forces de sécurité présentes, qu’elles rendent accessible à tout policier, gendarme ou douanier sur le territoire. La France partage un CCPD avec l’Allemagne à Kehl, deux avec l’Italie à Vintimille et Modane, quatre avec l’Espagne à Canfranc, Le Perthus, la Jonquera et Irun, un avec la Belgique à Tournai, un avec le Luxembourg, et un avec la Suisse à l’aéroport de Genève.

[6La France a passé un accord bilatéral avec l’Italie le 3 octobre 1997, avec l’Espagne le 7 juillet 1998, avec l’Allemagne le 9 octobre 1997, avec la Suisse le 11 mai 1998, avec le Luxembourg le 15 octobre 2001 et avec la Belgique le 5 mai 2001.

[7Malgré les tentatives de la Commission de convaincre le Conseil de légiférer sur ces questions, cf. COM (2005) 317 du 18 juillet 2005 qui n’a pas été suivie d’effet.

[8Anafé, Visiter les zones d’attente de province et d’Outre-mer en 2007 et 2008, juillet 2009, p. 17.

[9C’était aussi le cas durant mon enquête de terrain.

[10Sur les 15 personnes arrêtées en novembre 2008, 14 l’ont été lors de leur embarquement.

[11Abri des fonctionnaires de la PAF lors des contrôles aux frontières externes du territoire.

[12La proposition de loi faisant mention de 40 km, cette mesure a été déclarée inconstitutionnelle par la décision n° 93-323 DC du 5 août 1993 du Conseil constitutionnel.

[13Particulièrement l’article 67 (§ 3) du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) en tant qu’il prévoit l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

[14Arrêt de la CJUE dans les affaires C-188/10 et C-189/10, Aziz Melki et Sélim Abdeli.


Article extrait du n°87

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Dernier ajout : vendredi 8 juin 2018, 12:38
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