Article extrait du Plein droit n° 87, décembre 2010
« Sur le front des frontières »

Les frontières à sens unique de la Caraïbe

Catherine Benoît

Anthropologue, Connecticut College, Department of Anthropology, New London, CT, USA
Définir aujourd’hui ce que sont les frontières dans la Caraïbe revient à analyser la manière dont les États-Unis, le Canada et l’Europe fabriquent non seulement les frontières externes de la région mais également, celles internes entre les territoires de la Caraïbe pour limiter les migrations de transit. L’image de la Caraïbe comme espace d’échanges, de communication, de brassage de populations relève désormais du passé.

La région caraïbe est généralement appréhendée comme un espace d’échanges, de communication, de syncrétismes culturels du fait des brassages de populations depuis la conquête européenne des Amériques. Aucune île ne peut se targuer d’être habitée par une population d’origine unique : l’histoire démographique de la Caraïbe est d’abord une histoire de migrations vers la région, pour la plupart violentes et forcées, de migrations intra-régionales et régionales vers l’Amérique du Nord et transatlantiques vers l’Europe. L’histoire de la Caraïbe est aussi une histoire de migrations au sein de l’archipel. Au moment de la Révolution française, de nombreuses familles de colons martiniquais migrent vers Trinidad. Pendant la Révolution haïtienne, des milliers de colons européens fuient vers Cuba, la Nouvelle- Orléans, ou tentent de recréer des plantations à Trinidad et à la Jamaïque. Toute la période qui suit les abolitions de l’esclavage est caractérisée par d’intenses mouvements migratoires vers l’Amérique centrale pour la construction du canal de Panama, puis à partir des années trente, vers les plantations de canne de la République dominicaine ou de Cuba, et les raffineries de pétrole des Antilles néerlandaises, de Trinidad et Tobago et du Venezuela. Les infrastructures des îles à fort développement touristique depuis les années soixantedix, telles Antigua, Anguilla, les Bahamas, Saint-Martin ont été bâties par des migrants maintenus en situation précaire qui, dans certains cas, constituent la majorité de la population actuelle. Dans les années cinquante et soixante, les populations ont également migré à l’extérieur de l’archipel vers les métropoles européennes à l’origine de la colonisation de la région. Avec le début de la fermeture des frontières européennes dans les années soixante-dix, les migrants prennent la direction du Canada et des États- Unis. Bien des familles caribéennes sont des familles transnationales établies sur plusieurs continents au point que l’on pourrait dire que la Caraïbe n’est pas seulement un lieu géographique mais plutôt une région articulée et vivante de par ses diasporas installées sur plusieurs continents. Les limites de la Caraïbe ne circonscrivent pas celles géographiques de la région mais s’irradient dans le monde Atlantique.

Pour autant, la circulation contemporaine des populations dans et hors de la Caraïbe ne s’effectue pas dans un espace de libre circulation où les frontières n’existeraient pas. Néanmoins, l’imaginaire européen d’un archipel tropical s’accommode mal de l’existence de frontières marines et terrestres matérialisées par une présence policière et militaire aux aéroports, par des patrouilles en mer et le long des fleuves, par des contrôles d’identité et des reconduites à la frontière des territoires les plus riches économiquement. Le nombre de personnes en situation régulière qui se déplacent est pourtant minime au regard du nombre de migrants en situation irrégulière.

Hiérarchie des frontières

Davantage qu’un espace maritime parsemé d’îles dont les populations sont en constante interaction et où il fait bon pour un touriste européen ou nord-américain d’aller goûter à une variété de musique, de danse, de cuisine et de corps, la Caraïbe est en fait un espace hiérarchisé de frontières d’échelles différentes. Ces frontières existent d’abord au sein d’un même espace insulaire, comme dans le cas de Saint-Domingue ou de Saint-Martin, puis à l’échelle régionale entre les différents territoires, et enfin à une échelle extrarégionale avec les métropoles européennes et nord-américaines.

Dans plusieurs textes consacrés aux frontières, l’historien Lucien Febvre soulignait déjà, au début du xxe siècle, que la frontière n’est en rien une ligne de démarcation naturelle et linéaire – tels une montagne ou un rivage – mais un projet politique. Les frontières doivent être analysées en partant non pas de la limite elle-même mais du projet politique interne au pays qui les construit. Cette analyse vaut particulièrement pour la région Caraïbe dont les frontières ont été établies, renégociées et renforcées entre les îles elles-mêmes en fonction des relations politiques des pays de la région, mais également selon les intérêts économiques et politiques de l’Europe, des États-Unis ou du Canada. Les frontières sont donc mouvantes, au gré d’intérêts extérieurs à la région.

En réalité, définir aujourd’hui ce que sont les frontières dans la Caraïbe revient à analyser la manière dont les États-Unis, le Canada et l’Europe fabriquent et renforcent non seulement les frontières externes de la région, mais également les frontières internes entre les territoires de la Caraïbe pour limiter les migrations de transit.

Depuis le début du xixe siècle, la doctrine Monroe définit les intérêts politiques et économiques des États-Unis dans la Caraïbe. Lors du Troisième Sommet des Amériques qui s’est tenu à Québec en 2001, le président George Bush a précisé comment la Caraïbe constitue la troisième frontière des États-Unis, après celles du Canada et du Mexique. Sur cette frontière, le trafic de la drogue, la contrebande, les migrations irrégulières et la délinquance financière menacent les intérêts et la sécurité américains. Une nouvelle politique de relations avec la Caraïbe, la Third Border Initiative (TBI), est alors mise en place. Elle consiste en des programmes de coopération dans les domaines de la diplomatie, de l’économie, de la santé, de l’environnement, de l’éducation et de la sécurité. Après le 11 septembre 2001, la TBI a été renforcée dans les domaines de la justice et de la sécurité directement liés à la sécurité intérieure des États-Unis. Il s’agit de prévenir des agressions terroristes en empêchant toute infiltration de potentiels agresseurs via les voies aériennes ou maritimes de la « troisième frontière ». Cette politique sécuritaire vise donc, en premier lieu, le contrôle des migrations, en particulier celles de personnes en situation irrégulière.

Les frontières créées par les États-Unis sont des délimitations concentriques qui se déclinent depuis les frontières géographiques terrestres et maritimes jusqu’à une politique d’octroi du statut de réfugié, dépendante de la nationalité des migrants.

La première frontière est constituée d’une part par la frontière terrestre mexicaine et, d’autre part, par celle maritime des détroits de Floride et du passage de Mona (entre la République dominicaine et Porto Rico). Les États-Unis, premier pays de destination des migrants de la Caraïbe – francophone avec Haïti, hispanophone avec la République dominicaine, Porto Rico et Cuba, et anglophone avec la Jamaïque – ont installé une barrière maritime faite d’intenses patrouilles en mer et de moyens technologiques renforcés. En 2007, le premier système biométrique utilisable en mer a été développé pour les contrôles et arrestations dans le détroit de Mona. Un scanner électronique relié par satellite à la base de données américaine sur les entrées permet d’enregistrer les empreintes digitales des passagers. À la deuxième tentative migratoire, les migrants encourent des poursuites judiciaires. Des campagnes d’information sur les dangers de la migration ont été développées en République dominicaine, avec l’accord du gouvernement, pour tenter de dissuader les Dominicains de partir. Depuis la mise en place du système biométrique, les migrations via le passage de Mona ont diminué de 40% [1]. La TBI a généré une aide financière aux pays de la Caraïbe pour l’harmonisation de la législation dans les aéroports en fonction des normes américaines.

La seconde frontière est constituée des incursions des garde-côtes américains dans les eaux territoriales d’États tiers. À l’image des accords permettant à des patrouilles binationales d’intervenir sur les frontières européennes, des accords bilatéraux, les shiprider agreements autorisent les gardes-côtes à patrouiller sur les bateaux d’États tiers dans les eaux territoriales de ces États, et à arraisonner les bateaux soupçonnés de transporter des migrants. Les îles Turques et Caïques (territoire associé à la Grande-Bretagne) et les Bahamas (État indépendant) viennent d’accepter de signer de tels accords.

La troisième frontière est d’autant plus politique qu’elle est mise en oeuvre différemment suivant la citoyenneté, en particulier dans le cas des demandeurs d’asile. Les ressortissants haïtiens arrêtés en mer sont reconduits systématiquement et en quelques jours dans leur pays d’origine. Ils ne peuvent pas demander l’asile politique au prétexte qu’ils quittent leur pays pour des raisons économiques. Les Cubains quant à eux se voient systématiquement accorder l’asile politique même si, depuis 1995, suite à leur arrivée massive, l’administration Clinton a redéfini le Cuban Adjustement Act de 1966 qui régissait l’accueil de ces exilés. Est mise en place la politique appelée Wet foot/Dry foot policy : s’ils sont arrêtés en mer, les migrants cubains sont renvoyés chez eux, sauf s’ils peuvent justifier de risques de persécution, ce qui est le plus souvent le cas ; s’ils sont arrêtés sur terre, ils sont autorisés à rester un an aux États-Unis avant d’éventuellement demander la citoyenneté.

Cependant les succès américains dans les contrôles et les arrestations conduisent à l’émergence de nouvelles routes de migrations et de nouvelles frontières. La multiplication des contrôles et des arrestations en mer dans le détroit de Floride a amené les ressortissants cubains à se rendre en République dominicaine pour gagner les États- Unis via Porto Rico ou à passer par la péninsule du Yucatan pour franchir la frontière mexicano-américaine. Cette dernière route est ironiquement appelée la Dusty foot road.

La première frontière de l’Europe

À l’instar des États-Unis, mais pour des raisons dites économiques, la France a le souci de limiter les migrations en provenance de la Caraïbe sur le territoire métropolitain et dans les départementsrégions d’outre-mer (DROM) de Guadeloupe, Martinique, et Guyane. Les frontières y sont également concentriques et on peut repérer trois emboîtements qui partent du territoire européen, fermés aux ressortissants caraïbéens, vers l’archipel.

Une première frontière politique entre l’Europe, l’hexagone et les territoires ultramarins consiste en la non-inclusion des DROM dans l’espace Schengen. Les ressortissants d’un pays tiers, autorisés à entrer dans un DROM, avec ou sans visa, ne peuvent pas se rendre en France sans un visa spécifique pour l’hexagone. Inversement, une autorisation d’entrée dans l’hexagone ne vaut pas pour les DROM. De surcroît, pour certaines nationalités, les exigences en termes de visa sont différentes suivant s’il s’agit d’entrer sur le territoire métropolitain ou dans un DROM. Par exemple, les ressortissants brésiliens peuvent se rendre en France métropolitaine sans visa mais doivent en avoir un pour se rendre dans les DROM ; les Brésiliens sont les ressortissants les plus nombreux à se rendre de manière irrégulière en Guyane pour exploiter des sites aurifères clandestins et constituent le premier groupe d’étrangers à être reconduits à la frontière. Un visa de travail qui vaut pour un DROM ne vaut pas pour un autre [2].

Une deuxième frontière sépare les DROM de leur environnement régional. Elle opère de trois manières. La première consiste en la multiplication de projets d’accords de réadmission des étrangers en situation irrégulière. Il existe des accords avec le Brésil depuis 2001 pour la Guyane, et avec Sainte-Lucie depuis 2005 pour la Martinique. Ces accords peuvent être négociés en échange de protocoles de circulation de très courts séjours comme dans le cas de la Dominique depuis 2006. Deuxièmement, il existe des accords de coopération policière et douanière avec les pays limitrophes tels l’accord de coopération avec le Surinam signé en 2006, le protocole de coopération policière entre la Guyane et le Brésil en 2009 dans l’attente d’un accord plus systématique. Troisièmement, le droit des étrangers, spécifique à chaque DROM, présente des dérogations au regard du code de l’entrée et du séjour des étrangers et des demandeurs d’asile (Ceseda). Les lois votées par le Parlement français sont applicables dans les DROM, sauf si des spécificités locales justifient des dérogations au droit commun, telles les questions migratoires. Le droit des étrangers en outre-mer se distingue par des conditions plus restrictives d’entrée, des modalités de contrôle d’identité plus étendues, une mise en oeuvre plus facile et rapide des reconduites à la frontière, et un accès plus difficile à la nationalité [3].

La troisième frontière est née de la matérialisation de frontières politiques jusque-là inexistantes. La France ne contrôlait pas l’arrivée des étrangers sur le territoire de Saint-Martin jusqu’à la ratification en 2007 d’un traité de contrôle commun franco-néerlandais des frontières à l’aéroport international situé dans la partie hollandaise de l’île. Les étrangers arrivaient du côté hollandais où les exigences de passeport et de visa étaient moindres puis passaient du côté français sans difficulté en l’absence de postes-frontières. Depuis 2007, il existe une harmonisation des exigences de visa, et la police française présente à l’aéroport procède à des contrôles des papiers et conduit des contrôles d’identité le long de la frontière où n’existe toujours pas cependant de poste-frontière.

Moins spectaculaires mais tout aussi redoutables sont les frontières institutionnelles [4]. Déterritorialisées de la limite géographique des États, ces frontières sont constituées par toute une série de mécanismes de dissuasion et de contrôle de l’immigration. Dans le cas de la France, l’accès aux droits sociaux, aux soins et à l’éducation est beaucoup plus restreint pour les étrangers en situation irrégulière malgré son inscription dans le droit français et, dans le cas de l’accès à l’éducation, dans la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention internationale sur les droits de l’enfant. Aux États- Unis, entre 1987 et 2009, certaines nationalités ont été soumises à des tests VIH dès leur demande de visa de tourisme ou de titre de séjour dans les ambassades américaines. Le rejet systématique des séropositifs a particulièrement visé les ressortissants haïtiens considérés par les Centers for Disease Control (CDC) comme étant à l’origine de l’épidémie de sida dans les pays occidentaux.

Ceux qui circulent

Les frontières établies par les États-Unis ou la France ne valent pas pour les ressortissants américains ou français qui peuvent se rendre dans la plupart des pays de la Caraïbe sans même avoir à demander un visa de tourisme ; ils peuvent parfois s’y installer, dans le cas d’Haïti, sans autorisation de séjour. Les frontières sont établies pour les populations caraïbéennes alors qu’elles-mêmes vivent sur plusieurs territoires nationaux au-delà des frontières des États-nations. C’est le cas par exemple des Noirs marrons installés sur le fleuve Maroni qui sépare la Guyane du Surinam, des populations amérindiennes le long de l’Oyapock entre Brésil et Guyane, des Saint-Martinois installés des deux côtés français et hollandais de l’île et dont la langue maternelle est l’anglais avant même le français ou le néerlandais. Au sein de l’archipel, le projet de libre circulation des ressortissants du Caribbean Community (Caricom) tel qu’il fut posé lors du traité de Chaguaramas en 1973, est, après sa révision de 2001, limité à la circulation des personnes dites qualifiées (skilled labor) à savoir les personnes qui possèdent au moins un diplôme d’enseignement supérieur, les artistes, les musiciens, les sportifs de haut niveau et les professionnels du monde des medias. Et encore, cette libre circulation n’existe-t-elle qu’entre certains États. Si les populations de la Caraïbe ne peuvent se déplacer que de manière irrégulière, le développement économique de la région repose en revanche sur la circulation des capitaux dans les centres off-shore et les zones franches, et celle des touristes étrangers à l’archipel.




Notes

[1Robert B. Watts, « Caribbean Maritime Migration : Challenges for the New Millenium », Homeland Security Affairs, suppl. n° 2, 2008.

[2Pour plus de détails voir Marie Duflo, « Où est la France », Plein Droit, n° 74, pages 3-6, 2007.

[3Pour plus de détails voir « Un domaine de dérogation : les outre mers », in Cette France-là, Paris, La Découverte, pp. 211-221, 2009.

[4Sur la notion de frontière institutionnelle, voir John Crowley, « Where does the State actually start ? The contemporary governance of work and migration », in D. Bigo et E. Guild, eds. Hants, Controlling Frontiers : Free Movement Into and Within Europe, Ashgate, UK, 2005.


Article extrait du n°87

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Dernier ajout : vendredi 8 juin 2018, 12:39
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