Article extrait du Plein droit n° 50, juillet 2001
« L’enfermement des étrangers »

Étrangers incarcérés, étrangers délinquants ?

Emmanuel Blanchard

Enseignant en sciences économiques et sociales.
Les étrangers représentent 6 % de la population métropolitaine mais plus de 24 % de la population pénitentiaire. Des chiffres difficiles à comparer – les statistiques pénitentiaires intègrent des touristes, des travailleurs saisonniers ou des irréguliers non pris en compte par le recensement...–, mais dont la confrontation alimente une idée reçue : les étrangers seraient plus souvent délinquants que les Français. Pourtant les statistiques pénitentiaires ne disent rien de la délinquance des étrangers, elles nous parlent plutôt du fonctionnement des institutions policières et judiciaires.

L’opération logique qui consiste à établir un lien direct entre emprisonnement et présomption de délinquance occulte les fonctions sociales de la prison et oublie que l’emprisonnement n’est que l’étape ultime d’un long parcours policier et judiciaire. L’amalgame entre détenu et délinquant peut faire l’objet de deux critiques : des innocents peuvent être emprisonnés et surtout seule une infime partie des individus mis en cause dans une affaire judiciaire connaît les affres de la prison.

Or, ce tri obéit à des logiques sociales : mettre à l’écart une partie de la population (pauvres, étrangers, minorités…) plutôt que de lui reconnaître des droits [1]. Cette analyse éclaire particulièrement la présence d’une forte population d’étrangers dans les prisons françaises. Elle doit cependant être complétée par une réflexion sur les pratiques professionnelles (tant au niveau de la police que de l’institution judiciaire) qui président à cette sélection carcérale.

L’analyse des crimes et délits commis par les étrangers permet de mettre en évidence à quel point ils sont liés à la précarité de leur statut économique et juridique. Ainsi, en 1998, plus d’un étranger incarcéré sur quatre l’était pour infraction à la police des étrangers. Si ce délit n’était pas sanctionné, la proportion d’étrangers dans les prisons françaises passerait ainsi de 24 à 18 % [2].

Même si les statistiques de l’administration pénitentiaire sont discrètes sur le statut juridique et les conditions de séjour des étrangers incarcérés (on ne connaît pas par exemple les taux d’incarcération des titulaires d’une carte de dix ans), certains indices laissent penser que les taux d’emprisonnement des étrangers varient en fonction inverse de la stabilité juridique de leurs conditions de séjour.

L’évolution de la proportion d’étrangers parmi les détenus montre ainsi que les différentes remises en cause du droit au séjour et les durcissements de la politique d’immigration ont eu des effets très nets sur la population carcérale : entre 1979 et 1993, la proportion d’étrangers parmi les détenus est passée de 18 à 31 %. Il semble aussi possible de mettre en évidence un lien entre ancienneté de l’immigration et taux d’emprisonnement par nationalité. Le nombre de détenus originaires de la zone « Afrique hors Maghreb » a ainsi été multiplié par dix entre 1975 et 1999. Or, ces nouvelles populations immigrées sont souvent celles dont la précarité du séjour est la plus forte.

La précarité économique est constitutive du statut d’une majorité des étrangers, une partie d’entre eux se voyant même dénier le droit au travail (demandeurs d’asile) ou à tout revenu légal (« sans-papiers »). On comprend mieux, dans ces conditions, que les infractions à la législation sur les stupéfiants et les atteintes aux biens constituent deux motifs importants d’incarcération des étrangers.

Cette surdélinquance apparente des étrangers (qui n’est pas vérifiée pour tous les délits) n’est pas sans lien avec le difficile voire l’impossible accès à des sources légales de revenus et peut être qualifiée « de subsistance » [3]. A ce sujet, il est possible de parler de véritable cercle vicieux : alors que des dénis de droits obligent les étrangers à adopter des comportements illégaux pour se maintenir sur le territoire français et subvenir à leurs besoins, cette délinquance est utilisée pour les stigmatiser et leur refuser tout nouveau droit.

L’influence de l’extranéité

Pour comprpendre l’incarcération massive d’étrangers, il faut également déconstruire la chaîne causale entre délinquance et incarcération (si les étrangers vont plus en prison, ce n’est pas forcément parce qu’ils commettent plus de délits), et s’intéresser à l’ensemble de la trajectoire policière et judiciaire qui mène de l’infraction à la prison.

La plupart des délits ne sont jamais sanctionnés parce qu’ils n’ont pas été portés à la connaissance de quelqu’un ayant la volonté de les réprimer. Du délit à la prison, le parcours du détenu potentiel est jalonné de multiples étapes (découverte du délit, négociation ou appel aux forces de l’ordre, poursuite ou non, jugement…) qui sont autant d’occasions de voir le délit relativisé voire excusé. Or, l’étranger est placé dans une situation telle que, beaucoup plus souvent que le national, il est victime de l’enchaînement de circonstances extrêmement défavorable qui mène du délit à la prison. Quand il s’agit de savoir « pourquoi on trouve plus d’un étranger pour quatre incarcérés alors qu’on en décompte un pour six mis en cause  » [4], la réponse a moins à voir avec les délits eux-mêmes qu’avec l’influence de l’extranéité dans cet enchaînement malheureux.

Si l’on s’intéresse à la part des étrangers parmi les condamnés selon le délit, outre ceux déjà mentionnés, on observe qu’elle est également forte pour les coups et violences ou les viols (19 % d’étrangers parmi les condamnés en 1991). Aucun des éléments socio-économiques avancés jusqu’ici ne permet d’expliquer ces chiffres. Ils sont pourtant, eux aussi, liés à l’image, la visibilité ou l’intégration des étrangers dans la société française.

Ainsi, une forte proportion des cas de viol ou de violences ne sont pas portés à la connaissance de la police : les « enquêtes de victimation » montrent que seul un quart des agressions sexuelles donnent lieu à une plainte [5]. Or, plus la proximité entre la victime et son bourreau est forte et plus la probabilité que le crime soit porté à la connaissance de la police est faible. Les étrangers délinquants ou criminels ont donc toutes les chances de voir leurs actes dénoncés car ils sont souvent étrangers à la victime et se prêtent facilement à identification ou description.

D’ailleurs, c’est tout au long du processus policier et judiciaire que leur visibilité et leur manque de proximité sociale avec les personnes chargées du traitement du délit vont jouer en leur défaveur. L’autonomie dans le travail policier est grande et, des « yeux fermés » au placement en garde à vue, le choix des suites possibles à donner à une infraction est large.

Une population cible

La suspicion généralisée à l’égard des étrangers et le faible degré d’interconnaissance entre cette population et les forces de l’ordre n’incitent pas ces dernières à la mansuétude. Surtout que, pour elles, les étrangers forment une population cible. En effet, la police est très souvent jugée à l’aune de l’efficacité de son travail de résolution des crimes et délits. Elle doit donc s’employer à faire baisser au maximum la différence entre le nombre de faits constatés et le nombre de faits élucidés. Ce taux d’élucidation restant globalement faible (inférieur à 15 % pour les vols), l’accent mis par la police sur les procédures de flagrant délit permet d’améliorer ces statistiques.

Or, depuis les années 80, ces procédures de flagrant délit se sont de plus en plus concentrées autour de l’infraction au séjour [6]. Les incantations politiques ne suffisent pas à expliquer cette focalisation du travail policier qui a aussi sa logique propre : avec peu de moyens mis en œuvre, réussir à améliorer l’efficacité apparente du travail policier. D’une manière générale, plus les délits donnent lieu à un taux d’élucidation élevé, plus le pourcentage d’étrangers mis en cause est important [7]. La visibilité et la précarité des étrangers facilitent donc bien le travail policier. Une fois pris dans l’engrenage policier et judiciaire, les étrangers auront encore à ressentir plusieurs fois les effets de leur situation sociale.

Des sanctions plus lourdes

Si les étrangers sont si nombreux en prison c’est que, pour un même délit, ils y sont plus souvent, plus longtemps condamnés et qu’ils y restent. Le fait qu’ils représentent 14 % des condamnés [8] et 24 % des détenus ne peut en effet pas être expliqué par la gravité des délits commis.

A délit et mode de jugement égal, les étrangers sont plus lourdement sanctionnés que les nationaux. Ainsi, en 1998, pour un délit unique d’usage de stupéfiants examiné par jugement contradictoire, 15 % des étrangers présentés ont été sanctionnés par une peine de prison contre 9 % des Français (cet écart monte à 52 % contre 37 % pour les vols avec effraction) [9]. Surtout, ces peines de prison sont en moyenne plus longues que celles des Français, non seulement parce que les étrangers sont surreprésentés dans certaines catégories de délits lourdement sanctionnés (trafic de stupéfiants, vol avec violence…), mais aussi parce qu’à délit égal, ils bénéficient moins du sursis et sont condamnés à des peines de prison ferme plus longues que les nationaux.

Ainsi, dans le cas de recel simple, 30 % des condamnés à une peine d’emprisonnement le sont pour une durée inférieure à trois mois contre seulement 16 % des étrangers [10]. De plus, une fois incarcérés, les étrangers sont destinés à le rester. Ils bénéficient beaucoup moins que le reste de la population carcérale des différentes mesures d’aménagement ou de diminution de la peine (placement à l’extérieur, semi-liberté, libération conditionnelle) [11]. Ainsi, seuls 3 % des étrangers condamnés pour vol sans violence ont bénéficié d’une mesure de libération conditionnelle contre 8 % des Français [12]. Pourtant, il semblerait que les étrangers soient moins récidivistes que les Français. Il reste alors à expliquer pourquoi l’extranéité favorise le choix, par les juges, d’une peine de prison de longue durée.

Le mode de jugement n’est pas sans influence sur la peine et les étrangers ont très souvent à en subir les effets négatifs. Ainsi, ils sont souvent appelés à comparaître en audience immédiate (59 % des étrangers sont écroués principalement dans le cadre d’une comparution immédiate contre 45 % des Français). Or, ces juridictions font souvent preuve d’une grande sévérité liée aux priorités actuelles de la politique pénale et à la faiblesse de la défense des prévenus.

Quand ils ne comparaissent pas immédiatement, les étrangers sont, plus systématiquement que les Français, placés en détention provisoire (90 % des étrangers contre 73 % des Français) [13] et ont très souvent commencé leur carrière pénale par un placement en garde à vue. Ces deux facteurs influent aussi sur la sévérité de la peine : par exemple, les prévenus qui comparaissent libres sont, à délit égal, moins lourdement condamnés.

Cette absence d’égalité de traitement entre les prévenus tient donc, en grande partie, à leur trajectoire judiciaire. Celle-ci n’est pas directement liée à la nationalité des individus puisque le placement en garde à vue, et surtout la détention provisoire, dépendent essentiellement des indices présumés d’intégration sociale que le prévenu peut faire valoir auprès des juges. Or, ces « garanties de représentation » (vie familiale, domicile, travail, revenus…) sont très souvent des droits que la législation dénie à une partie de la population étrangère, l’offrant ainsi comme cible privilégiée aux institutions dont l’action peut conduire à l’emprisonnement.

La diminution actuelle du nombre et de la proportion d’étrangers [14] détenus ne permet pas de présager du futur. Il serait cependant hypocrite et vain d’attendre de changements internes aux institutions policières et judiciaires une égalisation du traitement entre étrangers et nationaux face au risque de détention. Si, comme semblent le montrer l’histoire carcérale américaine et française, la précarisation juridique et économique de certaines populations entraîne l’augmentation de ses taux d’enfermement, c’est en accordant les mêmes droits aux étrangers et aux nationaux qu’il sera possible de véritablement faire baisser la proportion d’étrangers incarcérés. ;




Notes

[1Cf pour l’exemple des Etats-Unis : Wacquant Loïc, Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999.

[2Kensey Annie, « Détenus étrangers », Cahiers de démographie pénitentiaire, n° 6, mars 1999.

[3Ce lien entre précarité économique, délinquance et incarcération peut être mis en évidence au-delà des seules populations étrangères. Cf Godefroy Thierry, Laffargue Bernard, Changement économique et répression pénale. Plus de chômage et plus d’emprisonnement, CESDIP, 1991, p.75).

[4Robert Philippe, Tournier Pierre, Etrangers et délinquances, les chiffres du débat, L’Harmattan, 1991.

[5Zauberman Renée, Robert Philippe, Du côté des victimes. Un autre regard sur la délinquance, L’Harmattan, 1995, p.65.

[6Levy René, Du suspect au coupable, le travail de police judiciaire, Genève, Médecine et hygiène, Klinsieck, 1987.

[7Ibid., pp. 53-54.

[8« Les condamnations en 1998 », Etudes et statistiques Justice, n° 16, ministère de la justice, 2000.

[9Couret Florence, Masson Marie-Françoise, « Français-étrangers : l’écart se resserre », La Croix, 27 décembre 2000.

[10Mary France-Line, Tournier Pierre, « Derrière les chiffres, réalités de la répression pénale de la délinquance des étrangers en France », Information-prison-justice, mars 1998.

[11Cf. dans ce même numéro l’entretien avec un juge d’application des peines, p. 14.

[12Kensey Annie, Tournier Pierre, Enquête nationale par sondage sur les modes d’exécution des peines privatives de liberté, ministère de la Justice, février 2000.

[13Kensey Annie, ibid.

[14Cf. l’article d’Annie Kensey dans ce même numéro, p. 3.


Article extrait du n°50

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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