Article extrait du Plein droit n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés : le grand chantier de la « dés-intégration » »
Le droit au travail des demandeurs d’asile : l’expérience de l’Allemagne
Les entrepreneurs, jusqu’au début du XXème siècle, disposaient en Allemagne d’une entière liberté de recrutement. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que l’Etat a mis en place une organisation du marché de l’emploi étroitement liée aux intérêts des nationaux et réglementant par conséquent la main d’oeuvre étrangère.
Le principe de la « priorité aux nationaux », encore en vigueur aujourd’hui, est né dans les années 1918-19, suite à la demande des agriculteurs qui désiraient faire venir des Polonaises pour les moissons. Cette demande fut acceptée à la condition qu’il n’y ait pas de travailleurs allemands aptes à faire le même travail. Les décisions d’admissibilité étaient prises par un comité paritaire employeurs/salariés. La première réglementation, élaborée en 1922 et légèrement modifiée en 1926, subordonna toutes les décisions à l’accord du ministère du Travail. En 1933 fut prise une ordonnance relative aux travailleurs étrangers, dont les principes furent surtout l’opposabilité de la situation de l’emploi, le renforcement des pouvoirs au niveau local et la suppression des commissions paritaires, la décision n’émanant donc plus que du pouvoir étatique.
Permettant une certaine flexibilité et l’importation de main d’oeuvre étrangère en cas de besoin économique, cette disposition resta en vigueur longtemps après la guerre jusqu’en 1969.
Les besoins de l’après-guerre
Le besoin de main d’oeuvre étrangère après la deuxième guerre, lié au Plan Marshall de reconstruction du pays détruit, conduisit la RFA a conclure des accords, notamment avec l’Italie, la Turquie, l’Espagne et le Portugal, afin de faire venir, jusqu’à l’automne 1973, environ 2,6 millions de travailleurs immigrés : ainsi fut constituée une « armée de réserve » pour des travaux pénibles, sales, une armée que l’on pouvait diminuer en cas de baisse de l’activité économique.
Du fait de ce besoin constant de main d’oeuvre, la politique d’asile menée à l’époque fut une politique d’intégration des demandeurs d’asile comme travailleurs étrangers sur le marché de l’emploi ; l’autorisation de travail leur fut donc accordée sans limites.
Mais en novembre 1973, à la suite d’ une étude du ministre du Travail, M. Arendt, publiée l’année précédente et démontrant que les inconvénients liés à l’immigration étaient équivalents aux avantages pour la croissance, fut décidé l’« Anwerberstopp », l’arrêt total de tout recrutement de main d’oeuvre étrangère, décision qui suscita de vives critiques. A la même époque, on constata une explosion des demandes d’asile et, allant de pair, une tension sociale de plus en plus forte due à la polémique entre « vrais » et « faux » demandeurs d’asile. C’est alors qu’apparut l’expression de « réfugié économique ».
A partir du 1er avril 1979, la réglementation mise en place subordonna de façon générale la délivrance d’une autorisation de travail à une certaine durée de présence sur le territoire allemand. De ce fait, les demandeurs d’asile, directement touchés par cette nouvelle mesure, furent, dans leur grande majorité, exclus du marché légal du travail.
Néanmoins, étant donné la longueur de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié qui comprend l’examen de la demande par l’Office fédéral, la possibilité de faire un recours, puis de déposer éventuellement une nouvelle demande suite à une décision négative, les demandeurs d’asile finissaient par avoir une présence sur le territoire suffisante pour y exercer légalement un emploi.
Une très forte augmentation
Force est de constater que le nombre de demandes d’asile avait considérablement augmenté puisqu’il était passé de 4 100 en moyenne par an de 1953 à 1973, à 9 429 en 1974 et à 107 818 en 1980, dont 53,71% émanaient de ressortissants turcs.
Dans la campagne contre les faux demandeurs d’asile, ce fort pourcentage fut alors utilisé comme la preuve que le détournement du droit d’asile était « un problème turc » : la Turquie ayant été le pays le plus touché par l’arrêt de l’immigration, il paraissait évident pour tout le monde que ses ressortissants avaient utilisé la procédure de demande d’asile pour entrer en Allemagne. Il n’était tenu aucun compte de la situation dans laquelle se trouvait le pays depuis le début des années 70.
La campagne électorale de 1980 fut l’occasion de violentes polémiques à la suite desquelles le gouvernement, sous la pression des Länder et de l’opposition chrétienne-démocrate, adopta une mesure dite « d’urgence » dont le contenu fut, entre autres, l’interdiction de travailler pour les demandeurs d’asile pendant leur première année de séjour en Allemagne. Cette mesure, avait pour but de réduire l’attrait que pouvait représenter un pays riche pour des « demandeurs d’asile économiques ».
Dans un premier temps, les statistiques semblèrent donner raison aux auteurs de cette décision : alors qu’en mai 1980, on comptait encore 10 932 nouvelles demandes, ce chiffre tombait, en avril 1981, à 2 338. Et surtout, le nombre de demandeurs d’asile turcs passait de 57 913 en 1980 à 6 302 en 1981.
Précisons cependant que l’interdiction de travail fut accompagnée de toute une série de mesures prises dans le cadre du programme d’urgence, parmi lesquelles l’instauration d’un visa pour les principaux pays de provenance des demandeurs d’asile, c’est-à-dire l’Alghanistan, le Pakistan, le Sri-Lanka, le Bangladesh, l’Inde, l’Iran et surtout... la Turquie.
L’interdiction de travailler alla de pair avec la suppression de l’allocation de chômage pour les demandeurs d’asile. Ceux-ci ne furent plus alors considérés comme chômeurs puisqu’ils n’étaient plus disponibles pour le placement par l’Office du travail. La plupart d’entre eux furent donc pris en charge par l’aide sociale, intitulée « aide au coût de la vie », qui leur fut versée en nourriture et prestations en nature et non en argent.
Des mesures d’assistance
Aussi, suite à cette mesure, le nombre d’étrangers dépendant de l’aide sociale augmenta de 50% et parfois davantage. En Bavière, par exemple, avant l’interdiction de travailler, 14,1% des demandeurs d’asile dépendaient entièrement de l’aide sociale ; ce chiffre passa à 41,3% en 1980.
Les critiques les plus nombreuses portèrent surtout sur l’excès de pouvoir commis par le ministre fédéral du Travail qui, en modifiant le statut des demandeurs d’asile, avait considérablement aggravé leurs conditions de vie, ce qui aurait dû faire l’objet d’une modification législative. Par contre, aucune discussion ne porta sur le fait de savoir si une telle mesure violait ou non les droits fondamentaux des demandeurs d’asile.
La loi du 3 août 1981, dite « loi du temps d’attente » disposait que « pour le premier emploi (...) l’autorisation nécessaire est directement liée au fait que l’étranger a séjourné, immédiatement avant la demande, pendant une période qui ne peut pas être inférieure à quatre ans, régulièrement sur le territoire ».
Pour les demandeurs d’asile, le délai d’attente obligatoire fut fixé, après une violente polémique entre le ministre de l’Intérieur et le ministre du Travail et des Affaires sociales, à deux ans. Pour les demandeurs d’asile « privilégiés », c’est-à-dire ceux susceptibles de ne pas être expulsés, malgré un rejet définitif de leur demande, pour des raisons dites humanitaires, ce délai d’attente fut réduit à un an.
En 1983, au vu de la diminution des demandes d’asile (19 737, dont 4 669 provenant du bloc oriental), l’attente d’un an fut abrogée pour ces « privilégiés » (y compris les ressortissants d’Afghanistan). Pourtant, la situation de l’emploi leur étant opposable (en vertu du principe de la priorité des nationaux), sur les 10 000 Polonais résidant à Berlin-Ouest, par exemple, seuls 5 à 8% avaient des contrats de travail conclus de manière légale.
Une contrepartie obligatoire
Suite à une nouvelle polémique concernant les coûts que représentait pour la société cet abus du droit d’asile — des gens ne venant que pour bénéficier de l’aide sociale — le gouvernement décida de mesures encore plus draconiennes, voire humiliantes. Les demandeurs d’asile, dans un premier temps, n’eurent droit qu’à l’aide sociale, minimum indispensable accordé sous forme de prestations en nature. Puis, après que des études eurent démontré les graves conséquences qu’une telle « condamnation au chômage » pouvait avoir sur les individus concernés (dépressions, dégradations sur le plan physique et psychologique, agressions, violence, ...), les demandeurs d’asile se virent dans l’obligation d’effectuer des travaux d’intérêt collectif (baptisés « aide au travail ») pour le compte de l’Office d’urbanisme, tels que le nettoyage des rues et des cimetières, pour un salaire dérisoire. En cas de refus, les sanctions prévues étaient sévères, la loi prévoyant que celui qui refusait d’effectuer un travail qu’on pouvait équitablement exiger de sa part, perdait son droit à l’« aide au coût de la vie ». Cette loi avait pour but de lutter contre le chômage de longue durée. On considérait en effet que les chômeurs vivaient si confortablement avec l’allocation de chômage et avec l’aide sociale qu’ils préfèraient ne pas accepter les offres faites par l’Office de l’emploi si elles ne correspondaient pas à leur formation et au salaire qu’ils percevaient auparavant.
Les tribunaux mirent fin à toute discussion avec un arrêt rendu le 13 octobre 1983 : « un demandeur d’asile qui désire l’aide sociale, peut être enrôlé pour des travaux d’intérêt commun, lorsque le permis de travail ne peut pas lui être accordé », ce travail d’intérêt commun étant la contrepartie de l’aide sociale accordée.
A l’encontre de nombreux avis rendus, y compris par l’organisation internationale du travail (OIT), les administrations se servirent alors des demandeurs d’asile en toute bonne conscience : à Berlin, par exemple, entre juillet 1983 et juin 1985, 44 706 personnes recevant l’aide sociale se virent ainsi « invitées » à effectuer ces travaux dits d’intérêt collectif.
Mais l’effet dissuasif tant attendu n’eut pas lieu ; les demandes d’asile, après avoir diminué jusqu’en 1983, recommencèrent à augmenter régulièrement :
1984 | 35 278 |
1985 | 73 832 |
1986 | 99 659 |
Aussi, sous la pression de l’opposition au sein du Bundesrat, le gouvernement adopta, le 14 janvier 1987, une loi relative à la procédure d’asile et au permis de travail, dont la constitutionnalité fut vivement contestée.
Cette loi prévoyait une interdiction de travail pendant cinq ans pour les demandeurs d’asile, et d’un an pour les « privilégiés » (voir plus haut).
Mais si, comme le prétendaient les porte-parole politiques de l’époque, le but recherché était la diminution de la durée de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, pourquoi une interdiction de travail aussi longue ?
L’échec d’une politique
L’idée sous-jacente était que le « vrai » demandeur d’asile ne pouvait qu’être d’accord avec cette interdiction étant donné qu’il venait pour être protégé et qu’en outre l’aide sociale lui garantissait un niveau de vie bien supérieur à celui qu’il avait dans son pays d’origine. Seuls les faux demandeurs d’asile pouvaient songer à porter plainte.
Les années suivantes ne vinrent pas vraiment confirmer cette thèse.
1987 | 57 379 nouvelles demandes |
1988 | 103 076 (8,6% acceptées) |
1989 | 121 318 (4,9% acceptées) |
1990 | entre 98 000 et 200 000 demandes selon les estimations. |
Au vu de ces chiffres, le gouvernement reconnut que l’interdiction de travailler n’était pas une mesure efficace pour séparer le bon grain de l’ivraie. Aussi, en janvier 1990, fut votée une nouvelle loi sur les étrangers, limitant l’interdiction de travailler à un an. Et le 16 janvier 1991, l’interdiction de travailler a été entièrement abrogé. C’est certainement sous la pression des employeurs face à un énorme besoin de main d’oeuvre bon marché dans les domaines de l’agriculture, de la viticulture et de l’alimentation, que le gouvernement a si rapidement inversé sa politique vis-à-vis des demandeurs d’asile.
Il faut préciser cependant que chaque fois qu’une baisse sensible des demandes d’asile s’est fait sentir, ce n’est pas exclusivement la réglementation du travail qui en a été la cause, mais également les mesures prises conjointement, c’est-à-dire l’instauration des visas en 1980, l’accord conclu pour éviter le flux des demandeurs d’asile venant sans visa par l’aéroport Schoenefeld (Berlin-Est), en 1986, enfin, en 1987, l’obligation, pour les entreprises de transport, de rapatrier dans les pays d’origine les personnes dépourvues de papiers.
Même si, pour quelques demandeurs d’asile, l’interdiction de travailler a été dissuasive, pour la grande majorité d’entre eux elle ne l’a pas été ; elle n’a fait que s’ajouter au long cortège de discriminations dont ils sont victimes, comme l’obligation de prendre un logement dans des zones déterminées (quotas par Land).
La dissuasion par l’adoption de dispositions telles que l’interdiction de travailler n’est conforme ni à la Convention de Genève (art. 17), ni à la Charte sociale européenne, ni à la résolution votée par le Parlement européen le 13 mars 1987 relative aux « pratiques abusives et contraires aux droits de l’homme en matière de droit d’asile dans quelques Etats membres ». Cette résolution qui n’a, il est vrai, aucune valeur juridique, déclare en effet que l’obligation de vivre dans des logements communs et l’interdiction de travailler ne peuvent pas dépasser six mois sans porter atteinte à la dignité humaine. Ce texte n’a malheureusement aucune valeur juridique au niveau européen.
Et n’est-il pas paradoxal que la France supprime l’autorisation de travail pour les demandeurs d’asile au moment où l’Allemagne, constatant l’inefficacité d’une telle mesure, décide de la rétablir ?
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