Article extrait du Plein droit n° 10, mai 1990
« Le droit d’asile en question »

« La douzième » à Créteil

À intervalles si possible réguliers, il est intéressant de faire le point sur la « jurisprudence » d’un tribunal ayant à connaître un nombre substantiel d’infractions à la législation sur les étrangers. En région parisienne, compte tenu de l’importance de la population étrangère et des pratiques policières et administratives, il existe au sein de chaque TGI une chambre spécialisée dans le traitement de ces délits liés à l’entrée et au séjour des étrangers en France. À Créteil, c’est une des « spécialités » de la douzième chambre.

En nous livrant à une brève mais enrichissante étude des dossiers sur une période de huit mois (juin 1989 — février 1990), ce qui représente 159 dossiers, on constate que bien que la quasi-totalité des étrangers soient traduits par la voie de la comparution immédiate, un grand nombre font l’objet de renvois : de fait, la personne prise.en flagrant délit de défaut de titre de séjour ou de refus d’exécuter une mesure d’éloignement peut refuser d’être jugée immédiatement et demander un renvoi de l’affaire à une date ultérieure. Ce phénomène est dû, dans une certaine mesure, au chef d’inculpation : de plus en plus souvent, en effet, les ressortissants étrangers sont poursuivis non pour violation de l’article 19 (entrée ou séjour irrégulier) mais pour violation de l’article 27 correspondant à un refus d’embarquement ou à l’inexécution d’une mesure d’éloignement quelle que soit sa nature. Les affaires ont alors tendance à se prolonger puisqu’il n’est pas rare que la personne refuse trois ou quatre fois d’embarquer ; de plus, elle est généralement suivie par un avocat qui multiplie les recours et les demandes gracieuses. L’épaisseur du dossier finit donc par avoir raison des magistrats qui renvoient sans mise en détention.

Sur les 159 dossiers étudiés, 68 étaient fondés sur l’irrégularité de l’entrée ou du séjour, 92 sur la violation de l’article 27 et 2 personnes comparaissaient pour aide au séjour irrégulier. Si on regarde de plus près les 72 dossiers relatifs au refus d’exécuter une mesure d’éloignement — on parle aussi de récidive — on s’aperçoit que l’infraction majoritaire reste la « pénétration non autorisée après interdiction du territoire français » (54 dossiers), puis à égale importance les infractions à arrêtés d’expulsion (18) et à arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (20). Trois étrangers ont été poursuivis pour refus d’exécuter un arrêté ministériel d’expulsion et une interdiction du territoire.

Intraitable sur les procédures

Avant de se pencher sur les « tarifs » pratiqués par la douzième chambre, une remarque s’impose : cette juridiction se montre très vigilante sur la régularité de la procédure. C’est ainsi que sur la période étudiée, trois procédures ont été annulées pour contrôle d’identité illégal. Le tribunal a en effet estimé que les procès verbaux de police relatant les conditions dans lesquelles les agents avaient décidé l’interpellation, et qui étaient insuffisamment motivés, ne permettaient pas au tribunal d’assurer sa mission de gardien des libertés individuelles, mission qui lui est confiée par la Constitution elle-même.

Dans certains procès-verbaux, les agents de police judiciaire ne faisaient référence qu’à l’existence d’une opération de surveillance générale, sous-entendant que cette opération légitimait tous les contrôles d’identité et de séjour effectués. L’un des PV annulés comportait une motivation bien succincte : « nous décidons de procéder au contrôle d’un individu qui distribue des prospectus sur la voie publique ». Or, selon l’article 78-2 du code de procédure pénale, il est possible de procéder à un contrôle d’identité dit administratif (le contrôle n’est pas lié à la commission d’une infraction), uniquement pour prévenir une atteinte à l’ordre public. On voit mal comment « distribuer des prospectus » peut caractériser une menace de cet ordre.

Dans un autre procès-verbal, les policiers décrivaient le comportement de l’individu, mais leur interprétation paraissait bien pernicieuse. Ainsi pouvait-on lire que l’attention de deux motocyclistes, agents de police judiciaire, avait été « attirée par un groupe d’individus fumant des cigarettes alors qu’au-dessus de leur tête se trouvait apposé un panneau interdisant cette pratique ». Comment ces « comportements » pouvaient-ils laisser penser que les individus en question étaient sur le point de menacer l’ordre public ou de commettre une infraction ? C’est effectivement sur des hypothèses de ce type que se fondent les contrôles d’identité, mais ils subordonnent habituellement leur légalité à l’existence d’un indice apparent qui, dans le cas présent, fait totalement défaut. Et ce n’est pas la référence à « un polygone particulièrement sensible en raison de nombreuses plaintes des riverains et usagers » qui suffit à justifier ces pratiques. Il y a donc un nécessaire équilibre à trouver entre la sécurité et l’atteinte à la liberté individuelle de circulation.

Dans les deux exemples cités, le tribunal s’est saisi d’office de l’illégalité des contrôles d’identité, sans intervention de la défense (les trois exceptions de nullité soulevées par les avocats ont par ailleurs, été rejetées).

On a donc pu constater que la douzième chambre de Créteil se révèle particulièrement scrupuleuse, par comparaison à d’autres tribunaux dont nous avons eu connaissance des pratiques judiciaires. Citons pour finir cette affaire annulée pour atteinte aux droits de la défense : face à l’impossibilité de trouver un interprète le jour de l’audience, le tribunal avait conclu : « Le prévenu n’a pas pu être entendu en raison de problèmes d’expression ».

Les « tarifs » de la douzième

Sur les 68 étrangers poursuivis pour infraction à l’article 19 de l’ordonnance de 1945 (défaut de titre de séjour) la plupart étaient condamnés à deux ou trois mois de prison assortis d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire français allant jusqu’à trois ans (six dossiers ont atteint ce maximum).

Quant aux infractions visées à l’article 27 (refus d’embarquer ou d’exécuter une mesure d’éloignement) elles ont fait l’objet de condamnations moins régulières dans la mesure où la palette des situations personnelles des intéressés est davantage diversifiée : Le « tarif » le plus fréquent était cependant de trois mois. Par ailleurs, il est rare qu’une interdiction du territoire vienne s’ajouter à un arrêté d’expulsion, les deux Mesures ayant la même finalité : l’éloignement.

Plusieurs cas se sont présentés :

  • L’étranger refuse par exemple d’exécuter un arrête de reconduite à la frontière. Il risque un emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans et une interdiction du territoire français ne pouvant excéder dix ans. Les magistrats de la « douzième » ont alors tendance à limiter la prison au profit d’une interdiction du territoire.
  • Dans une autre affaire, le tribunal a annulé pour vice de forme un arrêté de reconduite à la frontière et par conséquent, prononcé la relaxe de l’étranger qui s’est retrouvé dans la nature, certes sans titre et sans beaucoup d’espoir de régularisation, mais libre.

Par rapport à ces types de situation, la mise en place de la nouvelle procédure de recours contre les reconduites préfectorales (loi du 10 janvier 1990) réduira peut-être le nombre de refus d’exécution, l’étranger pouvant faire valoir une situation familiale, humaine ou professionnelle spécifique. Le tribunal administratif se voit désormais érigé en gardien des libertés individuelles statuant selon une procédure d’urgence. En amont, l’effectivité de la procédure dépendra des moyens accordés aux étrangers, en instance de départ pour faire valoir leurs droits (information, mise à disposition d’un téléphone…).

Le renvoie ou la prison

– Concernant les refus d’exécuter un arrête d’expulsion, on constate qu’un nombre important de renvois sont dus principalement à des demandes d’abrogation en cours. La plupart sont des arrêtes d’expulsion pris sous le régime de la loi « Pasqua » et qui ont frappé soit des ressortissants étrangers ayant des durées de présence pouvant dépasser quinze ans, soit des jeunes arrivés avant l’âge de dix ans, pour peu qu’ils aient eu une condamnation supérieure à six mois ferme ou à un an avec sursis.

– Enfin, les infractions aux ITF temporaires ou définitives donnent lieu à moins de renvois. Les interdictions définitives (prévues seulement en matière d’infraction à la législation sur les stupéfiants) ne peuvent pas faire l’objet d’un recours : le relèvement de cette peine est devenu impossible. Quant aux interdictions temporaires, les requêtes en relèvement demeurent l’unique voie de recours ; or tout le monde sait, et les magistrats de la douzième chambre encore plus, que c’est un domaine où les incertitudes et les déconvenues sont légion.

L’emprisonnement varie ici entre trois et six mois.

Le tribunal de Créteil est l’un des « spécialistes » avec Bobigny des refus d’embarquer, une spécialité dont les juges se passeraient bien, la répression inhérente aux dispositifs législatifs étant fort mal adaptée à ce type de "délinquance".



Article extrait du n°10

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 14:46
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