Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Histoires...

Un nouveau statut officiel : « sans papiers »

A. K. , de nationalité malienne, est entré en France en juillet 1989 pour y demander l’asile.

Débouté de sa demande, il a demandé la régularisation de sa situation en 1991 car il était devenu entre-temps père d’un enfant français, dont la mère, malienne également, est en situation régulière. La préfecture lui refuse le droit au séjour en 1992 parce qu’il ne peut justifier d’une entrée régulière en France. En 1993, il fait une nouvelle demande en se fondant sur un arrêt du Conseil d’État, prononcé en janvier, qui reconnaît que, pour les personnes qui ont demandé l’asile, la délivrance d’une autorisation de séjour « demandeur d’asile » valide les conditions d’entrée en France.

Réponse de la préfecture, qui ne conteste pas les conséquences de la décision du Conseil d’État : dommage pour M. K., le refus de séjour lui a été opposé avant cet arrêt ; il est désormais définitif, et des dispositions plus favorables ne peuvent jouer en sa faveur. Rappelons que M. K., qui a eu la mauvaise idée d’avoir un enfant trop tôt, est inexpulsable ; il rejoindra donc la cohorte des étrangers ni régularisables ni éloignables.


Un arrêté d’expulsion qui colle à la peau

M. H., Tunisien, a vécu plusieurs années en France avant de faire l’objet, à l’âge de 22 ans, en 1972, d’un arrêté d’expulsion à la suite de plusieurs infractions. Il est donc reparti en Tunisie. En 1988, il a épousé, dans son pays, une Française, avec qui il a eu deux enfants. En 1989, le couple décide de venir s’installer en France et M. S. se voit délivrer, par les autorités consulaires, un visa d’entrée au titre du regroupement familial. Ayant demandé un titre de séjour, il n’obtient que des autorisations provisoires de séjour renouvelées jusqu’en mars 1991.

À cette époque, cependant, la préfecture s’aperçoit qu’il est toujours sous le coup d’une expulsion, qui date de presque 20 ans : elle lui refuse donc le séjour et décide de le reconduire à la frontière. M. H. refuse d’embarquer : jugé pour ce motif, il est relaxé par le tribunal de Créteil qui estime qu’il ne peut plus être considéré comme faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion, puisqu’il a pu régulièrement rentrer en France.

Rassuré par ce jugement, M. H. fait une nouvelle demande de carte de séjour à la préfecture. Mal lui en prend : une nouvelle procédure d’éloignement est engagée contre lui, sur la base du même arrêté d’expulsion, qui aboutit, en octobre 1993, à sa mise en rétention. Il en est sorti, une nouvelle fois, libre. Libre de rester sans papiers en France.


Deux Haïtiennes interdites d’exil en France

Yvette (23 ans) et Marie-Laure (30 ans) sont deux haïtiennes qui vivent dans la même maison à Carrefour, le plus vaste quartier populaire de Port-au-Prince. La première est couturière et brodeuse ; la deuxième est commerçante dans une petite boutique à son domicile et possède aussi un étalage au grand marché Hippolyte situé au centre de la capitale. Ni l’une ni l’autre ne s’impliquent dans des activités politiques. Comme l’immense majorité de la population, elles sont simplement favorables au retour du président Jean-Bertrand Aristide parce que, de février à septembre 1991, au cours des huit mois de sa présidence, elles ont vécu une période de sécurité et ont expérimenté, pour la première fois, ce que pourrait être un État de droit.

L’époux de Marie-Laure - John - a, en revanche, des activités militantes. Conducteur d’un autocar entre Port-au-Prince et Les Cayes, il appartient au Syndicat des chauffeurs, l’une des seules forces sociales organisées à pouvoir paralyser le pays, qui ne cache pas son hostilité à la dictature ni ses sympathies aristidiennes.

Le 9 septembre 1993, les auxiliaires civils et armés de la police et des militaires - les « attachés » - investissent le marché Hippolyte, bastonnent les marchandes, brisent les étalages et annoncent qu’ils incendieront bientôt la halle, comme en avril 1991, pour les punir de leur « aristidisme » (le fait est établi).

Dans la soirée, sept ou huit « attachés » se présentent au domicile de Marie-Laure et d’Yvette. Ils pénètrent dans la maison qu’ils saccagent, brutalisent les habitants, exigent qu’on leur indique où se trouve John et volent l’argent. Ils avertissent qu’ils reviendront.

Comme 300 000 à 400 000 Haïtiens sur une population de moins de 7 millions d’âmes, John quitte immédiatement la capitale et interrompt ses activités professionnelles. Yvette et Marie-Laure se réfugient à Saint-Louis-du-Sud.

Dans ce pays où la violence ne cesse de s’intensifier depuis le coup d’État militaire du 30 septembre 1991, les deux jeunes femmes ne veulent pas vivre dans la clandestinité pour une durée indéterminée. John restera. Elles décident de partir.

La France verrouillée

Le consulat de France à Port-au-Prince est inaccessible derrière ses grilles de fer fermées, gardées par le personnel de l’ambassade, d’un côté, par la police haïtienne, de l’autre, puisqu’il se trouve au Champ de Mars, près du Palais présidentiel et de l’état-major de l’armée. Il n’est pas de site plus surveillé en Haïti.

Comme tout le monde, Yvette et Marie-Laure passent donc par l’intermédiaire d’une agence de voyage qui, d’un coup, fournit billet d’avion et visa (authentique ou faux, selon les cas). Le leur, d’une durée de 20 jours, sera authentique : nous l’avons vérifié. À la veille du départ de leur avion, elles reviennent à Port-au-Prince, cachées par des amis.

22 septembre 1993 : elles se présentent à l’aéroport de Port-au-Prince pour y prendre l’avion d’Air France qui va s’envoler vers Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, puis Paris. La police haïtienne leur interdit l’embarquement et leur ordonne d’aller au consulat de... France.

23 septembre 1993 : deux agents du consulat les reçoivent et les interrogent sur l’identité des intermédiaires qui ont demandé leurs visas. Elles apprennent alors qu’ils ont été délivrés pour un voyage en Martinique au bénéfice d’un groupe musical qui allait donner des concerts à Fort-de-France. Or leur billet d’avion indique la destination finale de Roissy.

Questions : comment la police des frontières d’une dictature le savait-elle ? Y a-t-il collaboration de la France avec elle, alors même que la France ne reconnaît pas un régime qui a le sang d’au moins 4 000 Haïtiens sur les mains ? Pourquoi un visa à destination de la France, une et indivisible, conduit-il dans les DOM sans conduire aussi en métropole, aucune restriction de ce type n’apparaissant évidemment sur le document, ce qui serait illégal ?

29 septembre 1993 : Yvette et Marie-Laure tentent à nouveau leur chance à l’aéroport. Cette fois, le consul de France contrôle en personne les candidats au voyage sur les lignes d’Air France, comme assez souvent. Il leur interdit l’embarquement.

30 septembre 1993 : l’agence de voyage leur propose un arrangement : billet pour Santo Domingo sur la compagnie locale Caribintair, puis, avec les billets Air France déjà délivrés, vol vers Paris via Madrid sur les lignes d’Iberia.

2 octobre 1993 : le voyage se déroule sans difficultés. A Saint-Domingue, où les candidats à l’exil vers la France sont rares, il n’y a pas de contrôle autre que commercial à l’embarquement.

3 octobre 1993 : arrivée à Roissy où, à la vue de visas français parfaitement réglementaires, la police de l’air et des frontières admet immédiatement Yvette et Marie-Laure sur le territoire.

Remarque : ce qui prouve qu’il n’existe pas de visa spécifique pour la Martinique.

4 octobre 1993 : appel téléphonique des deux Haïtiennes au Gisti (Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés) pour une aide à demande d’asile.

11 octobre 1993 : étude de leur dossier. Il serait étonnant que, compte tenu de la situation catastrophique actuelle en Haïti et compte tenu de la nature de leur histoire personnelle, elles n’obtiennent pas le statut de réfugiées. Affaire à suivre.

La « morale » de l’histoire

Le droit d’asile n’existe plus. En collaboration avec les polices les plus répressives de la planète, la France verrouille ses avions pour ne pas avoir à examiner, sur son territoire, les cas individuels des victimes de situations notoirement dangereuses. Elle n’est pas la seule : depuis mars 1992, les États-Unis ont refoulé 25 000 boat-people haïtiens arraisonnés en mer. La France fait de même à l’encontre des jet-people.

Il n’y a pas de droit d’asile sans liberté de circulation.

Quand la Convention de Schengen sera entrée en vigueur, Yvette et Marie-Laure seront refoulées de Roissy en Espagne, dont elles ne parlent pas la langue, où la situation d’Haïti n’est guère connue (on y a délivré, en tout et pour tout, 47 statuts de réfugié en 1992), où n’existe aucune communauté haïtienne.


De la toute puissance des consulats de France à l’étranger

Mme B. est française, elle travaille dans l’administration. Elle désire faire venir auprès d’elle sa mère, de nationalité zaïroise, qui est âgée, veuve et sans ressources. Elle a donc introduit pour elle une demande d’admission au séjour en France, qui a fait l’objet, après enquête, d’un accord de la préfecture (1er mars 1993). Cet accord a été transmis un mois plus tard par l’OMI (Office des Migrations Internationales) au poste consulaire de Kinshasa pour qu’un visa soit délivré à la mère de Mme B..

Sept mois après, rien ne s’est passé. À la vieille dame, les autorités françaises à Kinshasa, qui ont retenu son passeport, répondent, à chacune de ses visites, qu’elle doit attendre une convocation. Mme B. vient de saisir Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, pour lui demander pendant combien de temps les consulats peuvent retarder l’exécution des instructions de l’administration...



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Dernier ajout : samedi 20 septembre 2014, 19:54
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