Article extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »

Les droits du salarié employé illégalement : Un dispositif protecteur inutilisé

Fabienne Doroy

Juriste en droit social
Pendant longtemps, le code du travail n’a rien dit des droits des salariés employés illégalement. Les conséquences de l’emploi illégal étaient réglées uniquement par les tribunaux, s’ils étaient saisis, ce qui s’est produit assez rarement. Étranger en situation irrégulière, salarié français ou étranger autorisé à travailler, la personne employée illégalement est dans une situation de faiblesse sociale qui en fait la victime trop facile de l’employeur. Elle a pourtant des droits qu’elle ignore le plus souvent et que services de contrôle et syndicats ne se soucient pas particulièrement de faire appliquer.

La première catégorie de personnes employées illégalement dont on ait pris conscience sont celles dont l’emploi est illégal parce qu’elles sont étrangères et démunies de l’autorisation de travail qui permet à un employeur de les embaucher et de les employer légalement.

La question s’était alors posée de savoir si un étranger sans autorisation de travail, donc employé illégalement, avait la possibilité de réclamer ne serait-ce que le paiement de son salaire.

Juridiquement, dans cette situation, le contrat de travail ne peut légalement exister, puisque si celui qui a le rôle de salarié est étranger, l’existence légale du contrat n’est possible que si l’administration a délivré l’autorisation nécessaire. Cette autorisation, bien que couramment dénommée « autorisation de travail » est surtout, comme le dit parfois le Conseil d’État, une autorisation d’emploi, c’est-à-dire l’autorisation pour un employeur d’embaucher et d’employer.

Puisqu’il ne peut y avoir de contrat de travail, que se passe-t-il si, une des deux personnes, en l’occurrence celle qui est étrangère, ayant travaillé pour l’autre, un événement quelconque intervient qui révèle la situation ?

Cet événement peut être un contrôle, mais aussi un différend entre l’employeur et son salarié. Il n’est pas rare, et pas nouveau, que les employeurs des étrangers sans autorisation de travail, ou pire sans autorisation de séjour, abusent de la situation et ne paient pas le travail effectué au prix convenu, voire ne le paient pas du tout.

Dans le passé, la discussion juridique tournait autour de la nullité du contrat et du fait que le travail était pourtant exécuté. En principe, si un contrat est nul, on fait comme si rien n’avait existé et on remet les personnes concernées dans l’état où elles se trouvaient auparavant. Par exemple, lorsqu’une vente est nulle, on rend l’objet au vendeur et on restitue à l’acheteur le prix payé.

Mais pour un travail qui s’exécute jour après jour et est payé par la suite, par périodes (c’est ce qu’on appelle un contrat à exécutions successives), comment revenir à l’état antérieur ? Le travail fait ne peut pas être annulé : on ne peut pas récupérer les vêtements cousus et vendus, puis les découdre, ni reprendre à son propriétaire la maison construite et en défaire les parpaings, ni remettre sur la vigne le raisin vendangé ou supprimer d’un traitement informatique les données saisies, etc. Or ce travail a apporté quelque chose à l’employeur. Celui-ci s’est donc enrichi.

Le droit n’admet pas d’enrichissement sans cause, c’est-à-dire sans cause légale, car un tel enrichissement porte nécessairement préjudice à quelqu’un. Il faut donc réparer ce préjudice.

Les tribunaux, lorsqu’ils ont été saisis, ont donc considéré que l’étranger qui avait fourni son travail devait toucher une somme en compensation. Pas forcément un vrai salaire, puisqu’il n’avait pas droit à un vrai contrat de travail, mais une indemnisation.

En 1961, la Cour de cassation a décidé que les employeurs d’un étranger sans carte de travail étaient « tenus envers [cet étranger] à des obligations analogues à celles résultant d’un contrat de travail » [1].

L’indemnisation équitable était évaluée en fonction du prix normal du travail fourni, c’est-à-dire à la valeur des salaires, et comprenait « en sus, toutes autres indemnités découlant des rapports de travail afin de réparer le préjudice subi par lui [l’étranger employé] du fait de la nullité du contrat, nullité imputable à l’employeur » [2]. Dans cette affaire, le salarié avait une carte de travail qui n’autorisait son emploi que dans une activité autre que celle de l’entreprise qui l’employait, et celle-ci avait fait l’objet d’un contrôle à la suite duquel elle avait licencié le salarié sans préavis.

La jurisprudence s’est cependant un peu durcie par la suite, puisqu’elle a considéré qu’un étranger qui n’avait pas obtenu le renouvellement de son titre de travail et qui avait été congédié, n’avait pas droit aux indemnités de préavis et de licenciement : le refus de renouvellement du titre fondant la brusque rupture du contrat de travail était considéré comme non imputable à l’employeur [3].

L’indemnisation du travail par paiement de sommes égales au salaire dû n’était pas remise en cause par cet infléchissement de la jurisprudence, mais les choses devenaient moins claires quant aux indemnités de rupture.

Une avancée législative

Il valait mieux régler les choses dans la loi plutôt que d’osciller au gré d’une jurisprudence risquant de fluctuer.

La loi du 17 octobre 1981 a donc intégré, dans le code du travail, les idées fondées sur l’indemnisation de l’enrichissement de l’employeur par le travail exécuté par l’étranger dépourvu d’autorisation d’emploi. L’article L. 341-6-1 qui en est issu contient, en substance, les dispositions suivantes en faveur de l’étranger employé sans détenir de titre autorisant à l’employer :

  • la réglementation du travail (durée du travail, congés repos, conditions d’hygiène et de sécurité, médecine du travail) doit lui être appliquée ;
  • sur le plan pécuniaire, il a droit au paiement du salaire et des accessoires de salaires (primes, avantages en nature, etc.) conformément à la loi et à la convention collective applicable, voire à ce qui a été convenu par contrat avec son employeur ;
  • en cas de rupture de la relation de travail, l’étranger doit percevoir une indemnité forfaitaire égale à un mois de salaire, qui constitue un minimum. En effet, si l’application des règles légales ou contractuelles concernant les indemnités de rupture d’un contrat de travail aboutissent à un montant plus élevé, c’est ce montant qui doit être versé par l’employeur.

Comme le soulignait le rapporteur de la commission des affaires sociales au Sénat [4] : « Dans la pratique, le salarié étranger clandestin (sic) sera fréquemment dans l’impossibilité de prouver la date de son embauchage et donc d’établir l’ancienneté requise, faute de pouvoir fournir les documents nécessaires…. [Cette indemnité forfaitaire] constitue, en outre, un autre élément dissuasif pour l’employeur… [car elle est] accordée sans condition d’ancienneté dans l’entreprise ».

Cet exposé des droits de l’étranger employé sans autorisation mérite plusieurs remarques.

Tout d’abord on peut noter que la loi ne parle pas de contrat de travail, mais de relation de travail : il fallait bien trouver une façon de nommer ce qui ne pourrait être qu’un contrat nul.

Ensuite, la rupture de cette relation de travail est envisagée comme une éventualité. Il peut évidemment s’agir d’une rupture à l’initiative de l’un ou l’autre : l’équivalent d’un licenciement ou d’une démission. Mais surtout, un contrôle des services compétents (inspection du travail, police et gendarmerie dans certaines situations) aboutit logiquement à la rupture de la relation de travail : l’employeur en infraction est normalement invité à revenir à la loi et à se séparer de la personne qu’il n’a pas le droit d’employer.

On peut évidemment se dire que, lorsqu’une régularisation est en vue, les services de contrôle seront plus patients (voir encadré). Mais en général, les employeurs multiplient les procédures dilatoires et les voies de recours pour faire traîner l’affaire et retarder le paiement.

Néanmoins, lorsque le contrôle est effectué par des services de police et de gendarmerie, et que l’étranger, s’il n’a pas de titre de séjour, est par la même occasion l’objet d’une mesure d’éloignement, on peut douter de l’effectivité d’un tel droit !

Pour pallier cette difficulté, la loi du 17 octobre 1981 a inscrit dans l’article L. 341-6-2 du code du travail le droit, pour les organisations syndicales, d’exercer les actions en justice à la place et pour le compte de l’étranger, sans avoir à justifier d’un mandat de sa part, et sauf si l’étranger a déclaré s’y opposer.

L’étranger peut en effet, en théorie, demander aux prud’hommes de condamner l’employeur à lui verser toutes les sommes qu’il lui doit, en fonction de son travail, de la rupture de sa relation de travail, et même de tout autre préjudice.

L’administration a diffusé, auprès des services de contrôle, une note d’information sur les droits des travailleurs étrangers en situation irrégulière, destinée à être distribuée à ces travailleurs lors des contrôles. Elle résume l’article L. 341-6-1 en français et en cinq autres langues.

Est-elle utilisée ? Des syndicats ont-ils été saisis de demandes par ces travailleurs ?

Difficile à dire précisément. Tout ce qu’on peut savoir, c’est que, globalement, les syndicats utilisent très peu, voire pas du tout, ce pouvoir – qu’ils détiennent dans ce cas précis, mais également dans d’autres situations – d’agir en justice pour le compte d’un travailleur.

Des salariés en situation régulière

L’emploi d’étrangers sans autorisation de travail n’est pas la seule illégalité, ni même la plus courante. Être employé « au noir », c’est-à-dire sans être déclaré et sans avoir les documents permettant de bénéficier de la couverture sociale accordée aux salariés, est une situation fréquemment rencontrée.

Ce cas de figure concerne aussi bien des salariés français que des salariés étrangers exemptés de l’autorisation de travail (principalement les communautaires), ou des étrangers en règle, avec autorisation de travail.

Certes, les étrangers sans autorisation de travail sont, la plupart du temps, et surtout depuis la loi du 24 août 1993 (loi Pasqua) employés sans être déclarés. Mais s’ils sont les plus fragiles devant cette exploitation, elle est aussi pour eux, en général, le seul moyen de survivre.

Et le chantage à l’emploi, compte tenu du niveau de chômage actuel, touche toutes les catégories de salariés, en commençant par les moins informés et les moins qualifiés, qui forment une partie importante des étrangers en situation tout à fait régulière.

Cette situation, où l’employeur (et non le salarié) commet le délit de travail clandestin, est assortie de droits particuliers pour le salarié depuis la loi du 31 décembre 1991.

La découverte, par un service de contrôle par exemple, du travail clandestin sous la forme d’emploi dissimulé, peut entraîner deux situations :

  • soit l’employeur régularise, effectue les déclarations nécessaires, inscrit le salarié dans son livre de paie et dans son registre du personnel, lui délivre des bulletins de paie, et continue à l’employer, mais légalement, et on en reste là ;
  • soit l’employeur ne régularise pas, et le contrat de travail illégal, parce que camouflé, est rompu. Dans ce cas, le salarié a droit, là aussi, à une indemnité forfaitaire minimum d’un mois de salaire (article L. 324-11-1 du code du travail), à moins que le calcul des indemnités légales et conventionnelles n’aboutisse à un montant plus élevé.

Cette fois, le salarié est en mesure de saisir, si besoin, le conseil des prud’hommes : puisqu’il est en situation régulière, il ne risque pas d’être l’objet d’une reconduite à la frontière.

L’employeur seul responsable

L’avantage de l’indemnité forfaitaire minimum, c’est qu’elle évite des discussions sans fin sur les preuves de la durée réelle de l’emploi illégal. En effet, l’employeur responsable du travail clandestin évite en général de garder des traces écrites de l’emploi illégal de personnel. Le salarié peut toujours essayer de réunir des témoignages, mais c’est en fait très difficile. Qu’il ait été employé trois heures à une soirée de plonge dans un restaurant, ou trois mois dans une cave équipée de machines à coudre – ce qu’il aura du mal a prouver – il peut bénéficier, en principe, d’une indemnité égale à un mois de salaire, en plus du salaire lui-même.

Et le fait qu’il ait su qu’il n’était pas déclaré n’y change rien : les formalités incombent à l’employeur, qui est le seul responsable s’il ne les accomplit pas. Ainsi, une personne, après avoir été employée légalement puis fictivement licenciée, a été employée pendant plus d’un an en étant payée manuellement sans bulletin de paie. Lorsqu’on l’a vraiment mise dehors, cette personne a demandé le versement d’une indemnité de licenciement et a obtenu gain de cause malgré l’argument invoqué par l’employeur que la salariée savait n’être pas déclarée (Cass. soc. n° 87-42.418, 4 avril 1990, Bull. civ. V n° 158).

Imaginons, pour finir, qu’un étranger sans autorisation de travail et sans être déclaré, voit sa relation de travail rompue. On pourrait se dire que l’employeur, qui a commis deux illégalités dans cette histoire et qui peut d’ailleurs, pénalement, être sanctionné sur le fondement des deux infractions, devrait payer chacune des deux indemnités forfaitaires, soit le montant de deux mois de salaire, et non pas d’un seul. Cette indemnité a un caractère de sanction civile, et ce raisonnement est, à certains égards, séduisant.

Ce n’est pas celui qu’a retenu l’administration. Considérant qu’il s’agit d’une réparation de la rupture et qu’il n’y a qu’une seule rupture, le ministre du travail indique, dans la circulaire commentant la loi du 31 décembre 1991, que l’indemnité n’est due qu’une seule fois. Il ne faut pas exagérer !

Les travailleurs employés illégalement ont donc des droits, au moins sur le papier. Dommage qu’il soit si difficile de les faire valoir, et que les services de contrôle et les syndicats s’occupent si peu de les faire appliquer.

Pour une protection des étrangers en cours de régularisation



La Cour de cassation vient de rendre une décision qui invite à plus de circonspection l’employeur et les services de l’inspection du travail confrontés à un salarié étranger démuni d’autorisation de travail [5].

La rupture du contrat de travail, une fois décelée l’absence d’autorisation de travail, n’est plus inéluctable si, dans le même temps, les services administratifs ont accueilli une demande de régularisation.

Les faits de l’espèce permettent de cerner les situations pour lesquelles le défaut d’autorisation de travail ne devrait plus se traduire automatiquement par une rupture du contrat de travail.

Madame X. est engagée, le 18 mars 1987, en qualité d’ouvrière nettoyeuse par la société Sani-entretien. À l’époque, sa demande d’asile lui permet d’accéder au marché du travail en attendant que la question de son statut soit éclaircie. Déboutée de sa demande d’asile, sa qualité de mère d’enfant français lui permet de fonder une demande de carte de résident. Démarche qu’elle entreprend. Peu patient, alors qu’il l’avait été jusque là, son employeur tenu régulièrement au courant de sa situation administrative, la licencie néanmoins le 10 décembre 1991. Madame X. obtiendra un titre de séjour un mois après, en janvier 1992. L’employeur retient comme motif de licenciement l’absence d’autorisation de travail et l’impossibilité que lui fait l’article L. 341-6 du code du travail de maintenir la relation de travail. Ce texte prévoit que « nul ne peut, directement ou par personnes interposées, engager, conserver à son service ou employer, pour quelque durée que ce soit, un étranger non muni du titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France ».

Les prud’hommes condamnent la société Sani-entretien à verser à la salariée une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Décision confirmée en appel puis par la Cour de cassation qui énonce que « Mme X. avait été autorisée à rester sur le territoire français en attendant que sa situation administrative soit définitivement réglée, la Cour d’appel ayant constaté que l’employeur avait été informé de la procédure ainsi engagée par la salariée et que la situation administrative de Mme X. sur le territoire français était régulière à la date du licenciement ; que le grief de violation de l’article L. 41-6 du code du travail ne saurait dont être accueilli ».

Cette décision – qui, dans la pratique, risque de soulever des difficultés – présente le grand intérêt d’obliger l’employeur et l’inspection du travail à prendre en compte les démarches effectuées par les salariés étrangers en vue de la régularisation de leur situation administrative, avant de décider d’une rupture du contrat de travail ou de l’établissement d’un procès-verbal.

Elle a le mérite de rendre à l’article L. 341-6 du code du travail sa finalité de contrôle de l’accès des étrangers au marché du travail, et d’éviter que les règles protectrices édictées en matière de licenciement ne soient vaines pour les salariés étrangers.




Notes

[1Cass. soc. n° 60-40.223 1er mars 1961, Bull. civ. IV, n° 268.

[2Cass. soc. n° 65-40.281, 9 février 1966, Bull. civ. IV n° 156.

[3Cass. soc. n° 77-41.091 4 juillet 1978, Bull. civ. V, n° 545.

[4JO Sénat, débats, séance du 23 septembre 1981, p. 1608.

[5Cour de cassation, 26 octobre 1995, n° 4102 inédit.


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Dernier ajout : lundi 1er septembre 2014, 15:07
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